Naissance des monuments historiques

Olivier Poisson, architecte des bâtiments de France à Nîmes, a été nommé pensionnaire de la villa Médicis à Rome pour un an, en 1985. Son projet d’études portera sur les mentalités à l’égard des monuments et les pratiques de restauration en Italie aux XVIII et XIXe siècles. Poisson s’est en effet spécialisé dans “l’histoire des restaurations”, et nous présentons ici l’introduction de son projet de recherche, où il résume “l’invention” des monuments historiques en France au XIXe siècle.

Si la création architecturale s’est toujours fondée sur des références à l’architecture du passé, elle l’a fait, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle de manière non objective, médiatisée et ne se préoccupant pas de la conservation des monuments anciens, sauf quelques exceptions. C’est à partir du siècle suivant que le mouvement de conservation d’un patrimoine monumental apparaît, parallèlement à la valorisation des architectures du passé, en tant que source de style.

La conservation et la restauration des monuments est, en France, une entreprise et un enjeu qui se sont manifestés et organisés dans les premières décennies du XIXe siècle, dans des conditions qui commencent à être bien connues désormais. La nationalisation des biens du clergé et les ventes et démolitions diverses qui avaient suivi, ajoutées aux destructions volontaires de l’époque révolutionnaire, sont à l’origine du problème, dans son aspect purement matériel. Comment maintenir, comment consolider ou sauver de la ruine une foule d’édifices vacants, qui n’ont plus de gestionnaires ni de revenus patrimoniaux pour les entretenir, et qui sont tombés soit aux mains de spéculateurs, soit à celles de communes sans ressources à leur mesure ? Cette question édilitaire n’aurait pas retenu l’attention si ces débuts de siècle ne voyaient pas l’émergence d’une révolution dans la sensibilité collective, qui permettra la désignation de nouvelles valeurs, de nouvelles références pour l’imaginaire et la création, dans lesquelles les monuments du moyen-âge ont une bonne place. Plusieurs “lignes” de faits et de situations convergent vers l’apparition de la question des monuments, et dont certaines ont des origines qu’il faut chercher bien au-delà de 1789.

En premier lieu, nous trouvons la sensibilité à l’histoire qui s’élargit depuis le début des Lumières et les méthodes de cette discipline qui se modernisent et élargissent leur champ d’action. Il y a au XVIIIe siècle d’importantes découvertes archéologiques et de grandes entreprises de rédaction et de compilation historiques ; il y a même des monuments que l’on se propose de surveiller et de restaurer, comme les édifices romains de Nîmes. Il s’y relie le débat sur le classicisme et le retour à l’antique, dans la recherche des références pour une bonne architecture en soi. Les monuments anciens, dans leur vérité révélée par l’archéologie, doivent-ils être à la source de tout ? Tranchant ce débat par avance, s’annonce bien avant 1830, un certain retour au gothique.

En deuxième lieu, il est certain que les circonstances politiques de la Restauration accélèrent singulièrement l’émergence du thème des monuments dans la sphère de l’administration et de l’État. Il y a une réaction, politique, idéologique, évidente et certaines valeurs voudraient renaître des cendres de l’ancien régime, certains souvenirs, certains monuments ne peuvent être abandonnés à leur profanation. Alors que sous l’Empire, on avait mené une action de faible envergure, limitée à certains moments antiques comme l’Arc d’Orange, le gouvernement de Louis XVIII établit une ligne budgétaire pour les monuments, essentiellement destinée à relayer les efforts des collectivités locales. La Monarchie de Juillet avec son propos de réconciliation nationale donnera à cette entreprise une toute autre dimension : ce sera, de 1830 à 1837, l’organisation progressive du Service des Monuments historiques.

Mais il n’y a pas eu, à l’évidence, que le goût de l’histoire, le débat sur l’architecture, ou les motivations politiques pour déclencher ce qui fut un véritable mouvement d’opinion : il y fallut aussi une prise de conscience générale de l’étendue, de la diversité et de la qualité du patrimoine national, ainsi que de l’état déplorable dans lequel il se trouvait. À cela ont concouru deux phénomènes. Le premier fut la diffusion des images, rendue possible à grande échelle par la lithographie, introduite en France après la fin du blocus continental. Auparavant, on ne disposait que des capacités limitées de la gravure, comme instrument de diffusion. On peut imaginer que le nombre des images de toutes sortes en circulation a cru alors en quelques années dans un rapport de un à cent au moins. Dans le pays tout entier, on eut sous les yeux les représentations de dizaines d’édifices, le concept même de monument put devenir un pluriel significatif et concerner une large fraction de l’élite cultivée de la nation. Le deuxième est l’éclosion des sociétés savantes, dont le principe est lui aussi issu de l’ancien régime. Mais, dès 1810, on avait, par l’intermédiaire de la toile d’araignée d’une administration toute neuve, lancé des recherches des antiquités et des documents dans tous les départements. Émulation, distinctions, correspondance. C’est dans les enquêtes suscitées par les préfets pour répondre aux demandes, dans l’affirmation de l’intérêt porté par l’État à ce type de travaux et de préoccupations que se sont formées ou consolidées tant de ces sociétés, chaîne active presque concurrente bientôt de l’État et qui n’a pas cessé depuis lors d’être son premier interlocuteur en matière de patrimoine.

Les méthodes et doctrines utilisées en matière de conservation et de restauration au XIXe siècle en France sont, elles aussi, bien connues, au moins pour les monuments majeurs, bien qu’elles n’aient rien perdu, parfois, de leur actualité polémique qui en fausse peut-être la perceptibilité. Le théoricien majeur que fut Eugène Viollet-le-Duc a donné à l’ensemble une impulsion déterminante bien qu’en fait peu d’édifices aient été véritablement complétés selon la doctrine du Dictionnaire « dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Si l’on examine la masse des interventions, on sera amené à faire bien souvent la part du pragmatisme et de la prudence. D’ailleurs, c’est Viollet-le-Duc qui dit (lettre à Courmont, 1846): « ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de toucher le moins possible à ces pauvres monuments ; depuis qu’on les restaure, on les éreinte encore plus que lorsqu’on avait la prétention de les arranger à la moderne ». Le paradoxe n’est qu’apparent, car ce que Viollet-le-Duc semble opposer comme des manières de faire différentes, sont en fait des démarches tout à fait semblables, symétriques, à un siècle de distance. La volonté d’un état complet, l’exigence de rationalité et de logique dans la configuration d’un édifice n’est pas autre chose que “l’arrangement à la moderne” que les classiques avaient effectué sur bien des édifices. Seules les références, stylistiques et théoriques, ont changé. Et Viollet-le-Duc en est lucide, qui dénonce « l’éreintement » que le monument subit de toutes façons. Toute restauration n’implique-t-elle pas forcément et dans tous les cas l’époque qui la pratique ? Tout comme en peinture, le regard jeté sur l’architecture n’est-il pas autant, voire plus, et dans le cas d’une restauration, la vision qu’une époque a du passé ? Ne tend-elle pas à modifier à son tour les formes et les espaces dont elle s’est nourrie ? On est frappé de voir comme, avant cette émergence du concept de monument historique, et avant qu’une architecture morte puisse être considérée comme une valeur en soi, tout édifice qui ne s’accordait pas aux valeurs esthétiques et spatiales d’une époque n’était au fond pas vu par elle. Que d’édifices détruits et remplacés, bien sûr, mais aussi marginalisés, détournés, transformés ! Avant les théories du XIXe siècle, quand elle n’avait que le but d’actualiser la valeur d’usage d’un édifice, la restauration se contentait d’habiller d’une sorte de manteau d’espaces les structures d’un édifice préexistant, dont elle ignorait délibérément l’architecture.

C’est parce qu’au fond l’histoire des monuments historiques est celle des architectures ballottées d’époques en époques au gré des significations, qu’elle permet de s’interroger sur la nature profonde de l’architecture en recherchant et décrivant tous ces glissements de sens qui se produisent quand un édifice, survivant à lui-même, traverse les cultures. C’est pour élargir le champ de cette interrogation, si claire dans le contexte français, que je me propose d’étudier les attitudes culturelles qui se sont manifestées, aux XVIIIe et au XIXe siècle, à l’égard du patrimoine italien.

Olivier POISSON

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