Villarceaux ou l’éveil de la Belle au Bois Dormant

Au creux d’un vallon, ouvert dans le plateau du Vexin, à l’extrémité nord-ouest du Val-d’Oise, s’étend le domaine de Villarceaux. Près de huit cent soixante-dix hectares, dont environ trois cents sont occupés par un golf, cinq cents par une exploitation agricole (la Bergerie) et soixante-trois, clos de murs, sont classés Monument historique depuis 1941, autour de deux bâtiments prestigieux : le manoir de Ninon de Lenclos et le “château du haut”. Un site historique s’il en est : au XIIIe siècle, la seigneurie de Villarceaux élève une maison forte à côté d’un prieuré datant du siècle précédent. Le manoir, construit au XVIe siècle au fond du vallon, abrita au siècle suivant les amours de Ninon de Lenclos et de Louis de Mornay, propriétaire des lieux et grand louvetier de Louis XIV. Entre 1755 et 1759, le marquis de la Bussière, qui hérite du domaine, fait construire un nouveau château sur le plateau, par Jean-Baptiste Courtonne. Situé en hauteur, il jouit de perspectives étonnantes : au nord, des allées en rayon créent des trouées entre les arbres vers la campagne environnante, au sud, un jeu de talus de gazon successifs (le vertugadin), dont les couleurs varient subtilement en fonction de la pente, descend jusqu’au vallon. Des statues, en provenance d’Italie, ponctuent la promenade.

L’ugence d’une intervention

Une situation de propriété complexe, à la fin des années soixante, est en partie responsable de négligences dans l’entretien du domaine. Les bâtiments, déjà en fort mauvais état, se dégradaient rapidement, les murs qui entourent le domaine s’effondraient, des statues avaient été volées dans le parc. L’architecte des bâtiments de France, Charles Maj, suggéra alors au préfet de mettre en œuvre la procédure de restauration d’office. Pierre-André Lablaude, architecte en chef des Monuments historiques est chargé des travaux. Première tranche, urgente : la mise hors d’eau des communs du “haut”, datant du XIXe siècle.

Les questions de propriété une fois réglées, les pouvoirs publics trouvent en face d’eux un interlocuteur fiable : en 1989, le CRIF signe un bail emphitéotique de quantre-vingt-dix-neuf ans avec la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, dernier propriétaire en date. La voie est libre pour lancer un vaste programme de restauration du domaine, des jardins et bâtiments.

Pierre-André Lablaude poursuit la restauration des bâtiments et assiste la maîtrise d’ouvrage pour la réhabilitation des jardins, dont la maîtrise d’œuvre, à la suite d’un concours international ouvert en 1991, est confiée aux paysagistes Alain Cousseran et Alain Provost, sous la conduite de l’Agence des espaces verts de la Région Île-de-France. Aude Devinovy, architecte et paysagiste chargée de mission au sein de l’agence, raconte : « Quand je suis arrivée à Villarceaux il y a dix ans, c’était le château de la Belle au Bois Dormant. Plein de nostalgie, certes, mais tout était à faire. » Il ne restait rien, sinon de vagues traces, des jardins qui s’étaient succédés dans le temps.

Recréer plutôt que restituer

Dix ans plus tard, les étangs sont curés -on a évacué quatre-vingt mille m3 de boue !, les berges redressées, les ouvrages hydrauliques -biefs, vannes, bondes à boulet- remis en état. Les arbres malades ont été abattus ; le long des étangs, deux cent trente-sept tilleuls de huit mètres de haut ont été replantés et taillés en rideau ; dans l’allée d’entrée du manoir, ce sont deux cent quatre charmes, taillés en marquise. Et au cœur de l’espace du bas, entouré de bassins et surplombé par les terrasses, est recréé, avec un vocabulaire contemporain, le “jardin sur l’eau” de la Renaissance : des allées d’ardoise où court l’eau, entre des parcelles plantées en broderies. Recréé, plus que restitué, comme tient à l’affirmer Aude Devinoy : « Il n’a jamais été question de musée des jardins, mais d’un lieu vivant, qui reste axé sur l’art et l’histoire. C’est pour cette raison que nous nous attachons à restaurer les jardins historiques avec grand soin, sans faire de restitution passéiste, mais en évoquant les tracés passés de manière contemporaine. » Il faut dire que le projet a été attaqué sur tous les fronts : d’un côté, au nom de la restitution pure et dure, de l’autre (surtout les écologistes), au nom du respect de la nature, qu’il ne fallait pas “muséifier”. La montée en vertugadin, vers le château, a été débroussaillée et les pentes ont retrouvé leur aspect moiré. Sont encore prévus des parterres de broderie devant la façade sud du château et un jardin “classique” sur les terrasses du bas.

La plupart des bâtiments sont aujourd’hui restaurés : une reprise en sous-œuvre du manoir de Ninon a été nécessaire, les fondations de bois étant détériorées par l’eau : les murs sont désormais assis sur des pilotis de micro-pieux en béton, injectés dans l’eau sous le bâtiment tous les un mètre vingt. Les voûtes effondrées ont été relevées, œils-de-bœuf, corniches et frontons ont été recréés. Le château du XVIIIe a été ravalé, et son décor intérieur (peinture et lambris) entièrement restauré. Mais les salles servent aujourd’hui à accueillir des master-class de musique organisées chaque année, le mobilier d’époque en dépôt dans les locaux du CRIF n’a pas été réinstallé et le public ne peut visiter. En projet : la reprise de la restauration interrompue des communs (qui pourraient accueillir les stagiaires des master-class ou des artistes en résidence) et de la partie du manoir intitulée “tour de Ninon” (dont l’intérieur est riche d’un décor XVIIe et d’une galerie de portraits, auxquels il faudra rendre tout leur éclat, avant une éventuelle ouverture au public).

Par ailleurs, les murs d’enceinte ont été réparés mais, conformément au plan-terrier de 1745, une partie en est supprimée, rétablissant la continuité visuelle depuis les terrasses ou le château. Les fossés (“aha” ou “sauts-de-loup”) en défense sont recreusés là où les murs n’existent plus. Mais c’est autour de l’eau, génie des lieux de Villarceaux, que se révèle la cohérence de toute l’entreprise, quand les paysages recréés, constructions et végétation, se redoublent dans le miroir des bassins et canaux !

L’architecte des bâtiments de France actuel, Michel Tron, émet quelques réserves sur ces réalisations, qui, selon lui, “ne respectent pas toujours les critères traditionnels” de la restauration. Question récurrente : qu’est-ce que “restaurer” ? S’agit-il seulement de remettre en état un patrimoine en perdition ? Ou de le faire revivre aujourd’hui, en jouant la carte de la recréation ? Le choix, à Villarceaux, est manifeste. En témoigne, dès l’arrivée sur le domaine, une réalisation qui révèle à la fois une grande inventivité et une réelle intelligence du site et de son rythme : le parking paysagé qui, à des nécessités et des contraintes de notre temps, répond -par le jeu des charmilles qui en font un véritable labyrinthe- avec un grand respect de l’environnement et une imagination nourrie de références historiques.

La magie de l’eau
Point fort de Villarceaux : l’eau. Trente-deux sources alimentent le domaine, où coule le ru de Chaussy qui fournit en eau bassins et étangs. Dès le Moyen-Age, un réseau hydraulique très élaboré permet pisciculture et jardins potagers. À la Renaissance, l’eau devient un élément de décor : fontaines, vasques, cascades, miroirs en demi-lune et surtout le “jardin sur l’eau”, subtil agencement de canaux et de parterres en broderie, évoquant les plus belles images du Songe de Polyphile. Plus tard, le château du haut bénéficiera -luxe rare à l’époque de sa construction- de dix-huit salles de bain, où l’eau sera montée par bélier depuis les étangs du bas !

Faire vivre le charme des lieux

Depuis l’été 1994, entre le ler mai et le 31 octobre, certains jours et à certaines heures, le public peut déjà participer à des visites accompagnées, très encadrées (difficile de s’attarder sur les terrasses, de rêver dans les allées ombreuses où se découpent les silhouettes des statues, impossible d’explorer les salles du manoir, du château ou des communs). Certes, la confidentialité de l’accès permet au visiteur d’aujourd’hui de percevoir la magie du lieu. Mais de façon tangentielle, avec un léger sentiment de frustration mêlé d’une intense curiosité : comment va-t-on, tout en préservant le charme de l’endroit, développer en direction d’un vaste public ses potentialités de lieu de mémoire et d’espace naturel exceptionnel ? Car si, actuellement, on ne compte que quatorze mille visiteurs par an à Villarceaux, l’importance du budget déjà engagé (cent millions en huit ans, pour les travaux, l’entretien et les frais de fonctionnement) et l’ampleur des travaux en cours ou prévus, laissent entendre qu’un vaste projet culturel et touristique se prépare pour le siècle à venir. « L’aspect restrictif de l’ouverture actuelle au public, explique Aude Devinoy, est simplement dû au fait que Villarceaux est pour l’instant encore en travaux et que le Conseil régional n’a fait aucune communication active. Il a souhaité cependant que le public puisse participer à cette transformation du site, assez spectaculaire, car il est rare de pouvoir consacrer un tel budget pour des jardins historiques. »

Du projet culturel lui-même, qui sera défini par le Conseil régional d’Ile-de-France, on ne sait encore rien. « On aborde là, dit Pierre-André Lablaude, une question politique. Avec le changemént de majorité au sein du Conseil régional d’Ile de France, la destination du domaine est toujours en débat : les bâtiments seront-ils ouverts au grand public ou réservés à des activités plus élitistes, autour des master-classes de musique et des résidences d’artistes ? »

Les travaux, en tout cas, avancent, même si la ligne budgétaire doit être débattue chaque année. Des perspectives touristiques précises ayant forcément une incidence, qu’on le veuille ou non, sur le type de restauration et d’aménagement -des bâtiments comme des jardins-, on aurait pu en effet penser qu’un programme préalable eût servi de cadre à l’ensemble de l’entreprise. Il ne semble pas que ce soit le cas. « Les bâtiments sont actuellement en sécurité, il n’y a plus de péril de conservation, précise Pierre- André Lablaude. Et, tout ce qui a été réalisé, laisse une grande souplesse pour l’utilisation à venir. » Mais peut-être faut-il se réjouir de cette absence d’objectifs définis, l’architecte en chef des Monuments historiques, l’Agence des espaces verts et ses deux paysagistes pouvant ainsi œuvrer plus librement et peser à leur tour sur les décisions finales par des réalisations dont le public, pour peu qu’il veuille s’en donner la peine, peut suivre les lents -mais prometteurs- développements. Et dont tout laisse à penser aujourd’hui qu’il pourra découvrir, une fois les travaux achevés, un lieu fidèle à son histoire, où, à la générosité de la nature, sut toujours répondre l’imagination créatrice des hommes.

Odile GANDON

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