Dans un secteur sensible de Paris, les démarches concomitantes et complémentaires de l’atelier parisien d’urbanisme, de l’Inventaire général et de l’architecte des bâtiments de France.
L’Inventaire général au faubourg Saint-Antoine : recherche finalisée
Le contexte : la construction de l’Opéra de Paris-Bastille
La Commission du Vieux Paris, en juin 1983, signale grâce à une communication de J.P. Babelon, l’imminente destruction d’un certain nombre de maisons rue de Charenton, de la gare et du cinéma, Le Paramount. On pressent qu’alentour les conditions de vie des habitants seront modifiées, que les rénovations et permis de construire iront bon train dans les années à venir. Dans ce contexte, l’Apur engage une première réflexion -Gilles Censini nous dit ici-même ce qu’il en était- la Direction du patrimoine de son côté, au sein de la mission “ patrimoine et villes ” que dirigeait alors Laurent Heulot, décide l’engagement de plusieurs actions. Ces actions devront permettre d’abord l’enregistrement de phénomènes architecturaux appelés à disparaître où à être profondément modifiés, à comprendre aussi les mécanismes de renouvellement et d’évolution du bâti mais surtout de donner les moyens à l’architecte des bâtiments de France, aux gestionnaires de la Ville de Paris et par là même aux aménageurs de contrôler et d’accompagner l’évolution, que l’on devine inéluctable, de ce secteur proche du quartier du Marais. Un dossier d’urgence des édifices situés à l’emplacement du chantier est donc décidé, il s’accompagne du sauvetage de deux escaliers à balustres en bois du XVIIe siècle, achetés pour un franc symbolique par l’EP0P. Puis il s’agit d’une fouille archéologique de sauvetage à l’emplacement de ce qui fut autrefois la cour de la Planchette. Le service régional de l’archéologie y voit également une occasion de préciser le tracé de la voie romaine qui empruntait à peu près l’actuelle rue de Charenton.
Enfin, une étude sur l’évolution architecturale du secteur est confiée au service régional de l’Inventaire général : des moyens financiers supplémentaires sont dégagés par la sous-direction des Monuments historiques et l’aire d’étude délimitée et avalidée par la sous-direction de l’Inventaire (elle ne correspond, en effet, ni à un canton ni à une commune). De façon concomitante, une étude sur les métiers du meuble dans l’ensemble du faubourg est demandée par la mission du patrimoine ethnologique à Hélène Delanöé.
Analyse du terrain et méthodes de travail
Pour l’inventaire général, il s’agit tout à la fois de saisir dès le début la complexité d’ensemble que présente le terrain et de prévoir des instruments de restitution adaptés aux besoins des différents partenaires. Au cours de cette étape préliminaire l’accompagnement méthodologique de Thierry Lochard ingénieur de recherches au service régional de l’inventaire général de Languedoc-Roussillon fut déterminante. À ce stade, les expériences acquises au cours des enquêtes conduites à Montpellier et à Tours furent précieuses.
La délimitation du secteur, volontairement restreint par rapport à l’ensemble du faubourg Saint-Antoine, fut choisie pour des raisons d’efficacité (nos moyens limités ne permettaient pas d’envisager une élude approfondie sur un trop vaste territoire) mais aussi, bien sûr, parce qu’il offre un échantillonnage tout à la fois dense et varié de phénomènes architecturaux et urbanistiques. L’histoire du faubourg donne les clefs pour repérer l’origine de certaines constructions encore en place, pour comprendre comment s’est formé le réseau dense et très hiérarchisé des rues, des passages et de ces fameuses cours artisanales qui constituent la célébrité du faubourg. Le travail a donc débuté par une analyse approfondie des sources historiques.
C’est en bordure du chemin qui conduit de Paris à Vincennes que le curé de Neuilly installe une petite communauté religieuse en 1198, rattachée à l’ordre de Citeaux par l’évêque de Paris Eudes ; elle devint. en 1204, l’abbaye des Dames de Saint-Antoine. On sait comment grâce aux faveurs royales les religieuses peuvent rapidement coloniser le territoire alentour et surtout comment, grâce à des privilèges octroyés en 1471 par Louis XI, elles accueillent et retiennent sur leurs terres des artisans qui ont le droit d’exercer leur métier en dehors des corporations. La rue du Faubourg-Saint-Antoine, emprunté par le roi pour aller du Louvre au château de Vincennes, constitue au Moyen-Âge un axe de circulation et d’échanges commerciaux qui fixe sur ses rives une urbanisation sur petit parcellaire laniéré habituelle le long des rues fortes. Après la construction de la Bastille, à la fin du XIVe siècle, l’ouverture de la porte Saint-Antoine en 1550 facilite les échanges avec la ville et favorise constructions et lotissements. Les fouilles archéologiques ont permis de retrouver à l’emplacement de l’ancienne cour de la Planchette du matériel de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle.
En 1643, Jean de Lappe lotit le début de la rue qui prend son nom. Les recherches d’Evelyne Saint-Paul ont permis de retrouver, à l’angle de la rue de la Roquette et de la rue de Lappe, une maison de la première moitié du XVIIe siècle. avec un escalier hors œuvre en vis. Les textes y signalaient un échaudoir dans la cour.
Par ailleurs, la proximité de la Seine par où arrive le bois de chauffage pour la provision de Paris et dans une mesure moindre le bois d’œuvre. constitue un facteur déterminant pour l’évolution architecturale et urbanistique du secteur. En effet, ces tas de bois, parfois hauts de six à huit mètres, que les plans de Paris reproduisent d’ailleurs avec une précision pittoresque, ont permis jusqu’au milieu du XIXe siècle à des terrains souvent très étendus de demeurer vacants de toute construction. Tout naturellement, ces réserves foncières ont servi l’extension des ateliers dans la seconde moitié du siècle comme en témoigne l’évolution du passage du Cheval Blanc, occupé sur le plan de Vasserot en 1836 par des tas de bois, presque entièrement bordé de cours à partir des années 1860.
La présence d’une abbaye importante, reliée à Paris par une chaussée fréquentée, l’activité des négociants de bois de chauffage qui font rapidement fortune constituent donc deux facteurs d’importance pour comprendre l’évolution architecturale du secteur.
La méthode de repérage et l’étude
Un premier repérage rapide sur le terrain avait fait apparaître un corpus de cinq cent trente-cinq constructions réparties sur trois cent quinze parcelles : il s’agissait de maisons (un à deux étages), d’immeubles (à fonctions diverses et souvent mixtes et enfin d’ateliers. On pouvait ajouter l’usine Mager et une dizaine d’immeubles -magasins tous situés rue du Faubourg Saint-Antoine. Cette première approche a laissé pressentir les difficultés de lecture habituelle à l’architecture vernaculaire, véritable palimpseste en milieu urbain et qui, de surcroît ici, a abrité pendant trois siècles les fonctions imbriquées d’habitat, d’artisanat et de commerce. Difficiles à dater en raison de l’extrême modestie de leur mise en œuvre, ces constructions se répartissaient en outre de façon très diverse selon les îlots, la hiérarchie des voies, des passages et des cours. Tous ces caractères devinés mais non encore explicités ni mis en corrélation nous ont alors incité à concevoir un repérage informatisé à deux niveaux.
Dans un premier bordereau, toutes les composantes bâties d’une même parcelle sont considérées comme formant un ensemble appelé par convention “édifice” : c’est l’individu dont on a sommairement décrit les caractéristiques ainsi que les rapports des différentes composantes avec l’espace urbain. Dans le second bordereau, chacune des composantes de l’individu, appelée “partie constituante”, a fait l’objet d’une fiche descriptive. Dans ce système de travail les “édifices” sont décrits à l’aide de trente-quatre paramètres (qui se déclinent en soixante-dix-sept modalités) et les “parties constituantes” à l’aide de soixante-quatorze paramètres (deux cent vingt-quatre modalités).
Ce menu assez lourd a été rendu nécessaire par la complexité des phénomènes et la volonté de mettre au point un outil pour une gestion ultérieure du secteur. C’est la raison pour laquelle il a paru utile d’enregistrer une description des constructions considérées comme dénaturées, c’est à dire où les partis d’origine ou successifs ne sont plus lisibles. Nous avons par ailleurs engagé des recherches approfondies sur une quarantaine d’édifices, particulièrement bien conservés, représentatifs de l’imbrication des fonctions d’habitat, de fabrication, de stockage et de vente.
Ces édifices sélectionnés appartiennent aussi bien au XVIIe siècle qu’aux époques suivantes. c’est précisément l’évolution des fonctions et des modes de travail que nous avons pu mettre en lumière par l’analyse architecturale diachronique.
Le croisement des données statistiques obtenues par le repérage systématique de l’ensemble du bâti avec les chronologies fines établies sur les édifices sélectionnés (unicas et typicas) nous a permis d’établir la répartition des constructions liées au métiers du métal et à ceux du bois.
Les caractères architecturaux d’un faubourg artisanal
Pour la plupart des parisiens, le caractère marquant de l’urbanisme du faubourg est la présence de vastes cours bordées de longues façades aux percements réguliers et rapprochés, hauts lieux des métiers de l’ameublement. Cette impression mérite cependant d’être nuancée. En fait, deux catégories d’activités sont installées au début du faubourg Saint-Antoine à la veille de la Révolution de 1789 : les unes relèvent des métiers du métal, les autres des métiers du bois. C’est ainsi que dans les îlots situés entre le boulevard Richard-Lenoir et la rue de la Roquette, les rues de Lappe et Keller, les artisans du métal -fondeurs, zingueurs, fabricants de comptoirs en étain, d’outillage de toutes sortes, de boutons, bronziers- et plus tard, vers 1935, l’usine de métaux Mager (détruite en 1990) se sont installés dans des locaux d’un à deux étages où les espaces à l’air libre sont rares : seules trois grandes cours y ont été repérées : les cours Damoye et Badoil, détruite en 1938, et celle du 56, rue de la Roquette. La densité d’ateliers et de boutiques y est plus élevée qu’ailleurs. Par contre, dans les îlots situés le long des deux rives de la rue du Faubourg Saint-Antoine et les rues de Charenton, Lappe et de Charonne, les ébénistes et les artisans dont les activités leurs sont complémentaires (doreurs, passementiers, miroitiers) se sont installés dans des bâtiments élevés de trois à quatre étages qui se répartissent autour de cours moyennes ou grandes auxquelles on accède de la rue par de hautes portes cochères.
L’extrême atomisation des tâches au sein d’un même domaine -l’ameublement met en relation plus de vingt-cinq métiers- est liée à la pratique du travail à façon exécuté à domicile. Les artisans vont ainsi s’installer dans de petites unités constituées d’une chambre, d’une cuisine et d’une pièce pour travailler ; on vit et on travaille au même endroit, les pièces sont ensuite livrées à domicile à des marchands-fabricants. Au XVIIe siècle, les artisans sont installés dans des maisons ordinaires qui subsistent d’ailleurs encore, comme celles des 3. 4 et 6 rue de Lappe, mais, par la suite, ils s’organisent dans des immeubles artisanaux construits à dessein pour répondre au regroupement des spécialités. Ces bâtiments d’une grande austérité sont desservis par d’amples escaliers dont les larges cages facilitent une intensive circulation de bois à travailler et de meubles à livrer. Ils sont abondamment éclairés par des fenêtres rapprochées dont le module évolue au cours du XIXe siècle pour finir par envahir toute la surface murale se rapprochant ainsi de la baie d’atelier.
Plusieurs de ces métiers nécessitent de disposer de hangars pour faire sécher les bois et d’une manière générale d’espace à l’air libre. Tout naturellement, les anciens maraîchages en coeur d’îlots, l’emplacement des chantiers de bois permettent de s’organiser dés le début du XVIIe siècle, comme le montre bien le plan de Turgot, autour de vastes espaces demeurés libres et qui forment ainsi les cours. À l’instar de ce qui se passe dans de nombreux villages des environs de Paris, où de petites maisons se regroupent autour d’une cour commune, phénomène que l’on peut observer à Mandres-les-Roses par exemple, les immeubles artisanaux sont construits sur des cours qui s’enfoncent dans la profondeur des îlots et dont les occupants se partagent l’usage.
Cette forme d’organisation du bâti offre une remarquable permanence au faubourg. Ainsi, en 1876, lors de la percée du deuxième tronçon de l’avenue Ledru-Rollin qui entraîne la suppression d’un petit parcellaire bâti se développant jusqu’à la rue Saint-Nicolas, les promoteurs reconstruisent trois grandes cours artisanales qui s’étendent d’une rue à l’autre. La cour Hennel est d’une architecture en brique et pierre particulièrement soignée.
Inventaire général, mode d’emploi
Ce rapide survol, qui ne peut bien évidemment présenter toutes les nuances architecturales encore visibles dans les différents îlots, devrait cependant nous faire prendre conscience de l’extrême fragilité de ce tissu urbain déjà bien entamé au nord de l’avenue Ledru-Rollin, déjà bien dénaturé dans son épiderme par la suite de ravalements destinés à “faire propre”. Le faubourg Saint-Antoine mérite un traitement adapté à ses spécificités. Dès 1989, la CRMH et l’Inventaire ont préparé une COREPHAE1 pour permettre l’inscription à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques d’une dizaine de constructions : ces protections trop peu nombreuses mais aussi mal adaptées à ce type de constructions vernaculaires, devraient à l’évidence être complétées par l’instauration d’une ZPPAUP. À cet égard, il faut souhaiter que les recommandations de l’atelier parisien d’urbanisme permettent d’aller dans le bon sens. L’enquête de l’inventaire général est mise à disposition sous plusieurs formes. D’abord, le rapport d’étude, rédigé en 1991. consultable à la DRAC et à la bibliothèque du Patrimoine contient l’essentiel des observations générales : ensuite, les dossiers d’inventaire établis sur le secteur sont microfichés et accessibles au centre de documentation du Patrimoine de la DRAC un fichier informatisé de toutes les parties constituantes bâties a été remis à l’ABF : malheureusement, soulignons-le, l’agence n’est pas équipée de matériel informatique.
Enfin, l’ouvrage actuellement sous presse dans la collection des Cahiers du Patrimoine, devrait inciter les Parisiens mais surtout les responsables municipaux à tout mettre en œuvre pour préserver la spécificité de cette portion de la ville, naguère encore faubourg.
Dominique Hervier
Conservateur général du patrimoine, conservateur régional de l’Inventaire général en Île-de-France.
- Edit 2022 : Les CO.RE.P.H.A.E ou COmmissions RÉgionale du Patrimoine Historique, Archéologique et Ethnologique font partie des services publics français de la Ve République. Elles ont été créées par le décret no 84-1007 en 1984 pour donner un avis au Préfet de région sur les mesures de protection des édifices sur les monuments historiques et sur toute question relevant du patrimoine, elles furent remplacées en 1997, par les commissions régionales du patrimoine et des sites (C.R.P.S.). (source Wikipédia. ↩