Revers de médaille pour Luang Prabang

Victime de son succès, l’ancienne capitale du royaume au million d’éléphants risque un traumatisme, sinon un péril pour son patrimoine. En effet, le nombre de visiteurs s’est considérablement développé. Ils se répartissent aujourd’hui dans deux cent cinquante établissements (hôtels, guest houses, etc.), dont la plupart sont concentrés dans le centre ancien, au détriment de l’identité des lieux primitifs. Cette nouvelle popularité génère un impact négatif difficile à maîtriser. Ainsi, la quête matinale des bonzes, tradition vivante au Laos, devient un rituel perturbé par des touristes ignorants et maladroits. La pression touristique, sur le patrimoine tant architectural qu’immatériel, fragilise l’équilibre instauré précédemment.

Un tourisme prédateur

Sous la pression économique et politique, le Laos s’est ouvert au public et aux visiteurs internationaux. Afin de ne pas subir mais de régir, un plan de sauvegarde et de mise en valeur a pour la première fois été couplé à un plan directeur de développement touristique en vue de maîtriser l’expansion et les effets pervers de l’économie touristique sur le tissu ancien et les mentalités d’une population non préparée. L’association de la culture et du tourisme ressort du mariage de la “carpe et du lapin”, significatif de l’enjeu qui consiste à trouver le juste équilibre entre une fréquentation adaptée et un tissu urbain sensible et emblématique. Comment développer et conserver, respectivement tourisme et patrimoine, en harmonie, sans qu’il y ait antinomie ? Il existe de curieux paradoxes entre la double action de l’inscription de Luang Prabang au Patrimoine mondial et sa protection en 1995 en termes de patrimoine sensible. En effet, d’un côté on prévoit de sauvegarder la fragilité d’un site d’intérêt digne de son inscription à la liste mondiale, de l’autre, on labellise un pôle d’intérêt touristique. Cette pratique engendre aussitôt un développement économique, dont l’un des nombreux effets induits par cette sacralisation consiste à faire fuir et/ou à déplacer les habitants et à modifier leur mode de vie.

Un diagnostic prospectif

L’objet de la méthodologie utilisée ne fut pas seulement d’inventorier le patrimoine ni de le classifier par typologie mais de saisir aussi ce qui fait son harmonie et, à terme, d’assurer sa pérennité. La mission confiée en 2000 par l’Agence française de développement a consisté à analyser et à diagnostiquer le vécu touristique dans le centre ancien afin d’en examiner les conséquences et d’établir des préconisations élémentaires en s’appuyant sur l’identité de chaque lieu.

Ce diagnostic s’est enrichi du travail effectué par la Maison du patrimoine, chargée de faire respecter un plan d’aménagement et de mise en valeur des quartiers historiques et soutenue par la ville de Chinon dans le cadre d’une coopération décentralisée. Cette réflexion prospective impliquait aussi de se projeter dans le futur pour appréhender les effets que génère un tourisme de plus en plus prégnant sur la ville de Luang Prabang. À cette occasion, nous avons élaboré le concept d‘“urbanisme culturel” qui permet aux villes dont le patrimoine est menacé par une surfréquentation de visiteurs de rétablir un équilibre entre l’espace urbain et l’espace touristique, en acclimatant le touriste à ses hôtes (et non le contraire comme c’est souvent le cas). Il ne s’agit pas en effet de “sanctuariser” la ville, mais, au contraire, d’impliquer la population locale dans un projet de revitalisation culturelle et touristique.

Luang Prabang, palimpseste urbain, mosaïque de quartiers où s’imbriquent temples, monuments et édifices vernaculaires, est un ensemble homogène grâce à la sédimentation et à la juxtaposition de son patrimoine qui lui donnent son épaisseur historique. Ce patrimoine doit être compris dans sa polysémie et appréhendé globalement.

Luang Prabang est aussi un vaste jardin sacré habité par deux mille bonzes qui se répandent dans la ville bien ordonnée autour du mont Phoussy. Quant au patrimoine, baigné par le Mékong, il est constitué de cent quatre-vingt marais et étangs arborés en cœur de ville, formant un écosystème à préserver et à valoriser. La culture locale est multiforme et mérite l’élaboration de produits touristiques diversifiés très qualifiés.

Des orientations mesurées

Inscrite dans le cercle fermé des sites classés Patrimoine de l’humanité par l’Unesco, la ville se doit de mettre en œuvre une politique de conservation et de valorisation de son centre historique, l’un des espaces urbains traditionnels parmi les mieux conservés de l’Asie du Sud-Est. L’enjeu consiste à préserver cet héritage dans toutes ses dimensions et à gérer le développement économique et touristique en plein essor. Cette ambition doit s’associer au concept de développement durable qui a pour objectif de concilier les intérêts divergents des domaines écologique, économique et social.

Face à une fragilisation des sites due à une surfréquentation, il faut réguler les flux en dispersant les visiteurs dans le temps (gestion des horaires, animations nocturnes) et dans l’espace (enrichissement du site et renvoi vers d’autres pôles d’intérêt). Afin d’empêcher la saturation touristique du cœur de Luang Prabang, le principe veille à enrayer l’instinct grégaire du touriste et à faire “respirer” le centre ancien selon les préconisations suivantes données à titre d’exemple :

  • irriguer l’ensemble du territoire urbain et périurbain sur de multiples lieux de visite ;
  • initier de nouveaux pôles d’intérêt et créer de nouveaux produits touristiques ;
  • requalifier les sites actuels par un enrichissement culturel afin d’augmenter le temps et l’intérêt de leur découverte.

Ces sites et édifices, compris en amont et en aval du Mékong une fois reconquis, réaffectés selon un thème où une fonction, puis intégrés au “Parc des sites à visiter”, permettront leur mise en réseau. Ce processus favorise une meilleure connaissance du territoire et draine les clientèles sur un contenu culturel et touristique élargi.

Chaque site géré individuellement participe à la découverte globale de Luang Prabang. La
multiplicité de l’offre culturelle proposée oblige les touristes à parcourir la ville et ses environs, évitant ainsi la concentration des magasins de souvenirs et des services autour des mêmes lieux. Cette solution permet de désenclaver les pôles touristiques, notamment les monuments, et d’éviter leur saturation. De plus, l’importance de nouveaux sites d’accueil favorise l’étalement de la fréquentation et des séjours, ce qui crée un essor économique incontestable et contribue à un tourisme de respect mutuel.

Bruno DONZET
Architecte urbaniste