L’intervention des architectes urbanistes de l’État trouve un terrain d’expression un peu particulier lorsque l’exercice de ce métier se fait hors de nos frontières. Il faut alors se dépouiller de la plupart de ses habitudes de travail pour inventer les formes d’interventions adaptées aux problématiques soulevées par le pays et ses habitants. Et l’exercice relève parfois du grand écart!
Un paysage blessé
La principauté d’Andorre est boostée par l’arrivée massive de devises depuis plus de quarante ans. Elle est gagnée par une frénésie constructive particulièrement développée, liée tant au tourisme hivernal qu’à l’attrait fiscal du pays. Elle a tellement laissé son paysage se modifier, qu’il est parfois difficile d’y lire les traces multiséculaires de l’agropastoralité qui faisait la vie et la fierté de ses habitants.
Expansion explosive de la population et multi-nationalité
En moins de cinquante ans, l’Andorre est passée de l’ostracisme le plus absolu et d’une économie agropastorale, teintée d’une douce contrebande, à un commerce international et moderne qui a entraîné une véritable explosion démographique.
La population andorrane est passée de cinq mille âmes à un peu plus de quatre-vingt-trois mille habitants de quatre-vingt-cinq nationalités différentes, entraînant alors les Andorrans dits “de souche” dans une situation étonnante : ce déferlement d’étrangers contribue à la prospérité économique de la principauté, mais il crée aussi un véritable traumatisme identitaire pour le pays.
Ainsi, par exemple, l’Andorre est le seul pays dont le catalan reste la langue officielle. Mais il ne représente que la troisième langue après l’espagnol et le portugais, au milieu de dizaines de langues différentes. Quand on sait que la transmission des traditions culturelles s’appuie, certes, sur les témoignages matériels hérités du passé, mais surtout sur l’éducation et la langue dite “maternelle”, on peut comprendre les inquiétudes des dirigeants andorrans.
Pas de cadastre écrit
Autre particularité : la principauté ne dispose pas de cadastre écrit et dessiné ! Un droit coutumier aux racines ancestrales régit encore les pratiques en matière de droit des sols. Dans ce contexte, on imagine aisément les difficultés liées à l’organisation de l’occupation de l’espace et la multitude de procès pour la moindre parcelle de terre, dont la valeur est passée en quelques années de un à trois mille !
Un passé rejeté
Dans ce contexte, la population reste très attachée à ses traditions. Cependant, passer de façon fulgurante d’une société pauvre et laborieuse issue des profondeurs du Moyen-Âge, aux rêves les plus fous de Silicone Valley et à la plus large opulence, laisse des traces. Certains Andorrans de souche qui ont connu ce passage en une génération expriment des réticences sur le sens de leur passé dans leur vie présente et leurs projets. Ils s’emploient à distinguer soigneusement ce qui relève d’un passé qu’ils rejettent, parce qu’il exprime encore des souvenirs très vifs de pauvreté et de conditions de vie très rudes, et ce qui traduit “l’héritage de valeurs immatérielles” dont ils tirent une fierté légitime : le courage, l’altruisme, l’entraide, la détermination dans l’action ou encore l’endurance.
Un présent menaçant
La spéculation immobilière constitue une menace permanente. Certes, les grands édifices romans demeurent intouchables. Mais il n’est pas rare que l’on vienne y accoler un immeuble de cinq étages en ayant pris soin de raser la maison ancestrale pour la reconstruire à neuf. Et que dire de l’urbanisation incontrôlée dans un paysage de vallées étroites, ou de la suppression des espaces agricoles en terrasses qui jouxtent les petites églises rurales, leur ôtant ainsi toute signification première ?
Le paysage andorran est l’une des richesses identifiées par l’opération And 2020, qui cherche à définir les grandes orientations du pays pour les quinze années à venir. Mais quel paysage ? Celui des sommets, des pistes de skis et des randonnées, ou celui du cadre de vie quotidien de ses habitants dans la vallée ? Peut-on encore, en ce début de XXIe siècle, poser les termes d’un urbanisme qui se passerait de l’avis de ses habitants et ferait fi du passé ? Les techniques modernes permettent de bâtir à peu près n’importe où et l’Andorre en est une vive illustration. Mais n’est-ce pas un devoir d’autant plus pressant pour les décideurs de penser l’organisation de l’espace en d’autres termes que ceux dictés par la spéculation et la technique ?
Dans ce paysage troublé, que faire pour répondre à l’appel lancé par les responsables andorrans du patrimoine auprès du gouvernement français pour agir rapidement, sauver ce qui peut l’être et réintroduire le patrimoine dans le processus de création ? Plusieurs axes de travail ont été identifiés.
Une loi en faveur du patrimoine
Une loi, inspirée des recommandations de l’Unesco et calquée par de nombreux aspects sur notre modèle français, affirme depuis 2003 avec autorité que « le patrimoine culturel constitue l’un des principaux témoignages de l’histoire, de l’identité et de la créativité d’un pays. C’est un devoir essentiel de la société et des pouvoirs publics de préserver cette richesse collective et de la transmettre dans les meilleures conditions aux générations futures ». Elle établit ainsi les bases de travail d’un Service du patrimoine à vocation transversale.
Historique
Située au coeur des Pyrénées méridionales et catalanes, la principauté d’Andorre est souvent désignée, avec ses 468 km2, comme « le plus grand des petits pays européens »1
. Habité depuis la Préhistoire, l’une des originalités de ce petit pays est de demeurer depuis 1278, année du paréage signé entre le comte de Foix et l’évêque d’Urgell, une co-seigneurie (ou co-principauté) qui en fait toujours le vivant témoin des institutions médiévales qui lui ont permis de durer dans la paix depuis plus de sept siècles… ce dont peu de pays peuvent s’enorgueillir. Il fallut attendre 1960 pour que le statut juridique de l’Andorre s’achemine vers une réelle autonomie, et le 14 mars 1993 pour que la première Constitution écrite soit adoptée par référendum. Elle prévoyait l’élection d’un Parlement au suffrage universel direct. L’évêque d’Urgell et le président de la République française conservent leurs statuts de co-princes assurant une fonction conjointe de chef d’État, mais c’est désormais au chef du gouvernement qu’échoit le rôle de mener la politique intérieure et extérieure de cette co-principauté parlementaire. Aujourd’hui, vingt-huit députés siègent au sein du Consell General, hérité du Consell de la terra créé en 1419, dont la moitié est constituée de représentants nationaux et l’autre moitié de représentants “paroissiaux” (nos communes françaises). L’Andorre compte sept paroisses : Canillo, Encorna, Ordino, La Massana, Andorra-la-Vella, Sant-Julià-de-Lària, Escaldes-Engordany. La souveraineté d’Andorre lui a permis de consolider sa présence sur la scène géo-politique en adhérant à des organismes internationaux, tels que l’ONU, le Conseil de l’Europe, ou encore l’OMS. Les fameux “pariatjes”2
ont contribué à ce que le petit pays ne soit jamais annexé à la France ou à l’Espagne. contrairement au reste des territoires pyrénéens (l’Occitanie, le Pays basque, l’Aragon, la Navarre ou la Catalogne). Mais il s’avère bien difficile aujourd’hui de maintenir cette “insularité”.
Mettre en place les moyens de réponse à l’application de la loi
La loi de 2003 institue un rayon de cent mètres autour de chacun des cinquante-cinq « biens d’intérêt culturel » répertoriés. Il faut agir vite et rationnellement. Un guide méthodologique a aussitôt été formulé et une quinzaine d’abords de monuments mis en chantier. Disposer d’une liste de biens identifiés et mettre en place leurs abords est une nécessité en termes de protection. Mais sans contraintes acceptées par le plus grand nombre, sans personnels et sans artisans formés pour appliquer la loi et ses déclinaisons, il est vain de vouloir participer à une gestion cohérente du territoire.
Redéfinir la notion même de patrimoine
Pour faire émerger une conscience collective en faveur du respect quotidien du patrimoine architectural, urbain et paysager, il fallait amener les Andorrans à réfléchir ensemble sur la notion même de patrimoine et l’avenir de leur pays. Des parcours de réflexion ont donc été proposés à toutes les couches de la population avec l’aide de pro-fessionnels compétents.
Adapter les structures aux besoins
Parallèlement à cette démarche, il fallait trouver les moyens d’action adaptés à la principauté. Petit pays pauvre, mais rempli de gens riches, il fallait mettre en relation ceux qui peuvent faire avec ceux qui savent faire. C’est pourquoi nous montons un Institut du Patrimoine qui sera une structure para-publique et permettra de renforcer les moyens d’action en termes de connaissance, de diffusion du patrimoine et de formation des acteurs locaux. Ainsi, les actions conjuguées de l’ensemble des acteurs œuvrant en faveur du développement économique et touristique ainsi que de la préservation du patrimoine, trouvent l’amorce d’une culture commune partagée au sein des services, des entreprises, des élus, des associations et de la population.
Vers un Musée national Andorran ?
Comme l’indique le récent rapport mondial de l’Unesco sur la culture3 par la voix de son directeur général, KoYchiro Matsuura « (…) Chacun s’aperçoit que la mondialisation n’a pas que des dimensions économiques et techniques. (…) Les problèmes de l’identité et de l’expression culturelles, de la diversité et du pluralisme culturels, du développement et du patrimoine culturels (…) sont au coeur des préoccupations du monde contemporain. » La mondialisation des échanges et, plus particulièrement, de la culture nécessite que chaque pays, chaque région se recentre autour de ce qui le caractérise profondément, tout en s’ouvrant aux échanges mondiaux. Le futur Musée national andorran repose sur une recherche sur la notion d’identité culturelle et n’a pas de “collections”. Il renvoie au patrimoine tangible et intangible, rural et urbain, et à l’ensemble des musées existants, dont il évoque les plus beaux éléments. La traduction de ce concept fait actuellement l’objet d’un concours international.
Un projet de développement culturellement durable…
Il apparaît clairement que le patrimoine joue un rôle fondamental dans la définition du développement urbain des territoires, parce qu’il permet, ici comme ailleurs, la mise en perspective d’un « projet de développement culturellement durable », essentiel à l’épanouissement d’une nation. Deux points doivent être affirmés :
- Le patrimoine est un paramètre comme les autres de composition de l’espace dans lequel nous vivons. Il n’est pas “la cerise sur le gâteau” que l’on rajoute à un projet d’aménagement et que seuls les pays riches peuvent se payer. L’architecture n’est pas un luxe, elle est une nécessité pour tous les peuples, parce qu’elle compose un espace en rapport avec les besoins fondamentaux de la vie humaine.
- Travailler sur le patrimoine et la qualité du cadre de vie, c’est aussi poser les bases de la cohésion du groupe, de ce que l’on appelle la “souveraineté nationale”. La réflexion menée par l’Andorre tourne autour des valeurs partagées, dans lesquelles les Andorrans vont pouvoir puiser pour bâtir un avenir durable. Patrimoine matériel et immatériel se confondent alors en une seule notion pour envisager un monde que nous espérons tous meilleur.
Benoît Melon
AUCE, conseiller auprès du ministre de la Culture
- Avec Monaco, le Lichtenstein, San Marin, etc… ↩
- Pariatjes - ou paréages en français : accords qui assuraient, dans le cas présent, une co-souveraineté indivisible des vallées andorranes et avaient valeur de pacte de non-agression en cas de guerre impliquant les pays limitrophes. ↩
- 2000, diversité culturelle, conflit et pluralisme, édition de l’Unesco. Cette expression est empruntée aux conclusions d’un rapport d’Alain Marinas daté de février 2008 sur la coopération culturelle internationale. ↩