Patrimoine architectural algérois, une histoire incertaine

Il y a peu de semaines au cours desquelles la presse quotidienne algérienne francophone ne publie un article sur le patrimoine architectural du pays, et celui d’Alger en particulier. Certains auteurs se félicitent de quelques restaurations nouvelles ou plus souvent annoncent des plans de sauvegarde d’édifices ou de secteurs, mais sans que les moyens techniques et financiers soient à la hauteur des objectifs et des calendriers avancés. D’autres, à l’opposé, se désolent des dommages, voire de la destruction, que le temps et les hommes apportent aux bâtiments, et souvent dénoncent l’absence de plans généraux et l’incurie des pouvoirs publics pour enrayer les dégradations en cours. Tous entraînent un abondant courrier des lecteurs.

Cette effervescence témoigne de l’intérêt pour les questions patrimoniales, alors que leurs formulations ambiguës témoignent des difficultés à les envisager dans une perspective historique et collective. Quelques réussites récentes ou en cours doivent être soulignées dans la restauration où la rénovation du patrimoine ailgérois : le Jardin d’Essai du Hamma, rouvert en mai 2009, après une rénovation menée avec la coopération de la Ville de Paris ; l’ouverture du musée d’Art moderne d’Alger (MaMa), en décembre 2007, dans les anciennes Galeries algériennes, antérieurement Galeries de France, qui avaient pourtant été vendues dans un premier temps au groupe privé Khalifa ; la réhabilitation des fontaines publiques et de plusieurs demeures et palais au sein de la Casbah : Dar Essouf, Dar El Hamra, le palais Mustapha Pacho, Dar ElKadi, Dar Aziza, Dar Hassan… ; l’accord passé cette année entre l’INRAP français et le ministère algérien de la Culture pour un diagnostic archéologique et des premières fouilles place des Martyrs, dans la basse Casbah, à l’occasion des travaux du métro. Mais, a contrario, il faut observer que nombre de ces opérations ont avancé à pas comptés et que beaucoup d’autres sont en attente, bien que des études préalables aient été initiées. Le cas de la Citadelle est à cet égard exemplaire : l’examen du bâti et les études qui ont été faites avec l’assistance d’un bureau d’études polonais n’ont pas été suivis d’effets, et il a donc fallu engager quelques années plus tard un nouveau train d’études et d’examens, les dégradations s’étant poursuivies et les mesures d’urgence qui avaient été prises ainsi que les travaux de confortement réalisés s’avérant finalement plus néfastes que profitables. Dans le même sens, Mme Nabila Seffadj, architecte chargée des travaux de confortation de la mosquée Ketchaoua qui ont été lancés en mai 2009 dans la basse Casbah dit « craindre le syndrome Ali Betchin », du nom de la mosquée dont les travaux ont duré treize années, sans qu’ils soient aujourd’hui achevés.

Une situation contradictoire

Au-delà des problèmes récurrents de financement et de crédits publics consacrés au patrimoine architectural, dont la faiblesse désigne le peu d’intérêt pour ce domaine culturel de la part des autorités nationales où locales, plusieurs facteurs peuvent être avancés pour expliquer cette situation et ce sentiment d’urgence permanente, mais sans qu’ils se traduisent concrètement par des mesures ou des travaux appropriés.

Tout d’abord, le faible nombre d’architectes, de conservateurs et d’historiens de l’architecture formés aux questions de la conservation, de la restauration et de l’entretien des bâtis historiques anciens où plus récents peut être souligné. Récemment, le ministère de la Culture algérien s’est soucié de la qualification des architectes susceptibles d’être chargés du patrimoine, et encore s’est-il plus engagé vers des listes d’agrément plutôt que dans la formation. Doit-on souligner que cette faible qualification se retrouve dans les entreprises chargées des travaux. Plus largement, malgré les recherches et travaux récents de N. Oulebsir, Y. Kanoun, A. Zekagh… où ceux antérieurs d’A. Ravereau et de P. Cuneo, le patrimoine architectural algérois est faiblement reconnu comme constitutif de « repères culturels et identitaires », pour reprendre une formule énoncée lors de journées d’études organisées par l’Ordre des architectes à Béjaïa, en avril dernier. Dit autrement, le petit nombre d’architectes compétents et la faiblesse des formations correspondantes s’inscriraient dans les difficultés à “positionner” clairement ce patrimoine dans des repères communs.

Les contradictions non résolues entre les politiques de préservation et les politiques du logement constituent un second facteur. Par exemple, il aura fallu plus de quatre années pour que les familles squattant les bâtiments du Jardin d’Essai puissent être expulsées, faute de relogement. On sait également comment les promesses non tenues de relogement ont accru et accéléré la détérioration de la Casbah. De mille huit cents maisons en 1980, on est passé à huit cents ou neuf cents seulement aujourd’hui : les habitants ont cessé d’entretenir leurs demeures dans la perspective d’être relogés, mais l’État n’a pu tenir ses promesses, et les immeubles tombent comme des dominos. On peut encore citer l’exemple de l’Aérohabitat, ensemble de deux cent quatre-vingt-quatre logements inauguré en 1955 et œuvre de Louis Miquel, Pierre Bourlier et José Ferra-Laloë. La loi de 1981, dite de cession des biens de l’État, par laquelle les locataires accèdent à la propriété, a entraîné une transformation radicale des parties communes : celles-ci ont été vendues à des particuliers qui y ont installé leur logement, ou des activités diverses (atelier de confection, commerces…). La salle des fêtes, la laverie collective, la buanderie en terrasse ont disparu, provoquant la dénaturation concomitante d’une construction exemplaire du laboratoire d’architecture moderne que fut Alger. Bien évidemment, les effets de cette loi qui est venue régulariser la plupart des attributions de logement opérées dès l’indépendance touchent presque tout le patrimoine architectural de la fin du XIX et du début du XXe siècle, en particulier celui dédié au logement : parties communes appropriées où non entretenues, constructions nouvelles en hauteur où en excroissance, entretien général faible où inexistant.

Une reconnaissance patrimoniale irrésolue

Ainsi, des ensembles immobiliers aux qualités architecturales et urbaines évidentes connaissent des délaissements, qui ne pourraient être combattus qu’avec des mesures réglementaires et techniques drastiques qui iraient presque toutes contre les situations des occupants actuels. À l’exception des réalisations de F. Pouillon, cet état des choses freine la reconnaissance d’un patrimoine ordinaire important sur le plan architectural, celui de la période coloniale, puisque ses conditions actuelles d’occupation comme les mesures qui pourraient être prises ne favorisent pas l’émergence d’une légitimité à intervenir. De plus, les conséquences des secousses sismiques contribuent à la déqualification d’immeubles déjà fortement transformés, sinon endommagés, par leurs conditions d’utilisation.

Par extension ou par contamination, cette réticence à considérer comme patrimonial le domaine construit durant la période française conduit certains à vouloir où à laisser démolir quelques réalisations plus exemplaires : tel est le cas, par exemple, de l’immeuble de la Parisienne, dans le centre d’Alger, qui voit s’affronter aujourd’hui les tenants de sa conservation et de sa réhabilitation, et d’autres qui souhaitent récupérer son emprise « pour des besoins plus actuels et plus urgents ».

Ces démarches patrimoniales, finalement assez désordonnées, illustrent les nombreuses difficultés que les autorités publiques, les professionnels de l’architecture et du patrimoine et les populations rencontrent pour se situer vis-à-vis d’édifices qui rendent compte d’une histoire très complexe. Les diverses strates architecturales et urbaines ne participent que difficilement à la consolidation d’une identité nationale partagée, ce qui explique d’ailleurs que ses points forts restent constitués par la guerre nationale d’indépendance et par des rapports à la religion, même s’ils sont diversifiés. Les ruines puniques ou romaines, les ksours, les constructions ottomanes, les réalisations françaises autant de genres et de styles qui se succèdent et se juxtaposent dans le temps et l’espace, mais qui sous-tendent des divergences et des affrontements lorsqu’il s’agit de développer des politiques nationales de conservation et de restauration.

Bernard Haumont
Directeur de Louest - CNRS