« L’imaginaire est un champs de fleuves et de replis qui sans cesse bougent »
Edouard Glissant pourrait ouvrir tous les articles traitant des fleuves, son cadre géographique référentiel de prédilection où la mouvance de l’eau et la diversité des berges telles qu’elles nous sont obscures, répandent la démesure changeante et permanente de la construction métissée de ce « territoire fendu », le fleuve s’accommodant des levées et autres digues ramifiées dans une poétique de la relation au monde.
Le Val de Loire est inscrit sur la Liste du patrimoine mondial depuis 2000 pour trois critères qui ont permis sa reconnaissance : la qualité de son patrimoine architectural, le caractère exceptionnel du paysage culturel et l’illustration des idéaux de la Renaissance et du siècle des Lumières. L’inscription met en évidence les caractéristiques de ce « paysage né du fleuve »1
, dont la partie concernée correspond à un linéaire de 280 km de tronçon de la Loire moyenne. Elle met également en exergue l’aménagement du fleuve (levées, ouvrages de navigation et de franchissement…) comme l’une des valeurs communes de sa reconnaissance.2
Si l’appellation de « fleuve sauvage » concernant la Loire mérite d’être réfutée tant son anthropisation est importante, elle met en évidence la singularité des aménagements associés au réseau hydrographique et leur ancrage dans une histoire longue qui tend à les assimiler aux paysages naturels. L’action continue des hommes et du fleuve a permis l’édification de nombreux aménagements qui se sont sédimentés dans les paysages du quotidien. Les levées, digues et structures associées forment un « système technique » érigé pas à pas pour accompagner le fleuve, protéger les cultures contre l’épandage des sables et graviers par les crues, puis fixer un chenal navigable et enfin porter une route nouvelle3
qui sinue au-dessus du lit majeur. Cette suite de levées d’âges variés (la grande levée d’Anjou est antérieure au XIIIe siècle et l’édification des levées se poursuivra jusqu’au XIXe siècle) constitue le système technique le plus important d’Europe pour protéger des inondations fluviales. Ce sont des éléments artificiels qui s’inscrivent dans les trois catégories de critères d’inscription du bien : comme prolongement des dispositifs urbains, matérialisation de la relation entre les implantations humaines et le milieu et symbole de la maîtrise politique du territoire.
Dans une certaine mesure, la levée est au territoire ce que le bocage est à la forêt, une structure artificielle complexe, composite, organisée de façon linéaire et dont l’histoire témoigne de la pertinence sur le plan environnemental et technique. C’est un espace de médiation en même temps qu’un vecteur de déplacement en balcon sur le val, qui s’affranchit des belvédères ponctuels pour dérouler sa posture et sa singularité topographique. Il révèle autant qu’il protège.
Gestion du fleuve et maîtrise du territoire
Les levées de la Loire moyenne, qui s’étendent sur environ 700 km, ont connu des fluctuations qui reflètent à la fois la difficulté de leur édification mais peut-être davantage encore, la complexité de leur gestion et de leur entretien. Pour maîtriser, accompagner et assurer le maintien de ces digues, il faut un pouvoir fort et une puissante administration, accompagnée d’un réel savoir-faire technique. La levée synthétise, à son échelle, ce que fut le territoire à partir du XIIe siècle et l’installation d’une cour royale.
L’histoire du Val de Loire nous éclaire sur les incidences des transferts de gestion des ouvrages de protection contre les crues et d’amélioration de la navigabilité du fleuve. Roger Dion rappelle que la question de la gestion de la levée de la Loire n’est pas nouvelle4
. Elle est passée, au cours du XVIIe siècle, d’une gestion locale à une administration royale pour limiter les désordres importants liés à la protection des structures urbaines au mépris des campagnes. Le pouvoir royal imposa alors l’édification d’ouvrages insubmersibles, distinguant physiquement et symboliquement les territoires dévolus à l’agriculture de ceux associés au fleuve et au commerce. Seuls les ports constituaient des points de contact dynamiques et vivants entre les deux milieux.
Les dispositifs réalisés entre le XIIe siècle et nos jours sont encore en grande partie lisibles. Ils constituent un système technique remarquable qui accompagne et prolonge les éléments bâtis associés à l’architecture et à l’urbanisme, et méritent une approche spécifique. L’archéologie fluviale nous montre une voie possible pour lire les paysages et les identifier comme des « lieux de mémoire »5
Demain, une gestion qui devra intégrer les usages et les enjeux
La connaissance et la gestion des différentes strates historiques associées au contrôle du fleuve doivent s’inscrire dans un dispositif intégrant également les incidences, à court et moyen terme, du changement climatique et l’évolution des pratiques agricoles dans le val. La modification du régime des pluies, l’incision du lit du fleuve, le développement des ripisylves (dynamiques naturelles), l’augmentation de la fréquentation des berges par les riverains et la déprise des surfaces prairiales concourent à envisager une approche globale pour mieux appréhender les interactions du système ligérien.
La prise en compte récente de la GEMAPI (loi MAPTAM6 ), demande à court terme un renforcement des compétences techniques des collectivités du territoire ligérien pour assurer la mise en œuvre des politiques locales intégrées prioritairement à la prévention des inondations. En 2024, l’Etat, gestionnaire du domaine public fluvial, sera contraint de se désengager de la compétence actuellement concédée : il s’agit d’une occasion unique de reposer la question des fondements de la connaissance du lit majeur mais également de l’ensemble des ouvrages hydrauliques associés et des cours d’eau affluents – et donc un « territoire de l’eau »7 plus large, intégralement contenu dans le périmètre du Bien inscrit.
En prônant l’exceptionnalité de l’espace ligérien et la singularité de sa gestion collective, nous proposons une nouvelle forme d’approche de la préservation des paysages et de l’accompagnement du développement des territoires qui consiste à ménager le fleuve qui les a façonnés et leur a conféré la valeur pour laquelle ils sont reconnus. En reprenant les propositions qui figurent dans l’article de Nacima Baron-Yelles8 , le label « patrimoine mondial » pourrait être idéalement un outil de coordination des politiques qui impliquent le fleuve : « Il marquerait une nouvelle approche de la gestion territoriale issue de l’écologie urbaine, visant non plus uniquement à protéger certains types de paysages mais à réarticuler ensemble les lieux, les milieux et les fonctions : urbanisation, agriculture, industrie, et mobilités, en termes de flux et de dynamiques » en assurant la connaissance et la valorisation d’un paysage culturel évolutif vivant.
- Selon la formule de Louis Marie Coyaud, géographe, rédacteur du dossier d’inscription du Val de Loire au patrimoine mondial. ↩
- La valeur universelle exceptionnelle (V.U.E.) du Val de Loire patrimoine mondial intègre des valeurs communes et des valeurs spécifiques. ↩
- Louis Marie Coyaud, Val de Loire patrimoine mondial et aménagement du territoire, Guide pratique. ↩
- Roger Dion, Histoire des levées de la Loire, Ed. Flammarion. ↩
- Voir l’article de V. Serna, « Le paysage fluvial de la Loire à Orléans, archéologie, composition urbaine et conception contemporaine » dans Villes et fleuves en Europe, journée d’étude des musées Gadiane, sous la direction de Jacques Rossiaud. ↩
- La compétence GEMAPI est définie par les 4 alinéas suivants de l’article L.211-7 du code de l’environnement : 1°) L’aménagement d’un bassin ou d’une fraction de bassin hydrographique ; 2°) L’entretien et l’aménagement d’un cours d’eau, canal, lac ou plan d’eau, y compris les accès à ce cours d’eau, à ce canal, à ce lac ou à ce plan d’eau ; 5°) La défense contre les inondations et contre la mer ; 8°) La protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides ainsi que des formations boisées riveraines. ↩
- La notion de territoire de l’eau est une proposition de Virginie Serna, archéologue, conservateur en chef du patrimoine, Direction générale des patrimoines, ministère de la culture et de la communication, pour qualifier l’ensemble des composantes du milieu ligérien et la prise en compte de la dimension sédimentaire dans la fabrication du paysage. ↩
- Nacima Baron-Yelles, « L’inscription du Val de Loire au Patrimoine Mondial UNESCO, réflexions sur les implications institutionnelles d’un nouveau type de protection de la nature », BAGF – Géographies – 2006-3. ↩