Hommage à Francis Chassel

Francis Chassel. D.R.
Francis Chassel. D.R.

Par une journée caniculaire de juillet dernier notre ancien collègue Francis Chassel nous a quittés.
Éloigné depuis quelques années déjà du ministère de la Culture, il laisse pour nombre d’entre nous le souvenir d’un regard acéré et intransigeant sur l’institution, ainsi que celui du courage et de l’intégrité nécessaires pour la servir sans complaisance.

Francis Chastel. D.R.

Formé à l’Ecole Nationale d’Administration, Francis Chassel eut une carrière qui aurait pu être toute autre si elle n’avait été guidée par son amour de l’architecture et des arts. Reconnu par ceux qui le côtoyèrent comme un homme de grande culture, il était l’ami des architectes des bâtiments de France dont il partageait les convictions et l’engagement quotidien : avant de créer et diriger l’Inspection Générale de l’Architecture et du Patrimoine, il fût à la tête pendant plusieurs années du Service Départemental de l’Architecture et du Patrimoine de Paris.
Hors normes, il ne laissait personne indifférent par ses prises de position qu’il savait exprimer dans les instances administratives et les tribunes qui s’offraient à lui. La reconnaissance des “grands ensembles” comme nouvelle frontière du Patrimoine, avait constitué son ultime combat. Quelques promotions d’architectes urbanistes de l’État de ces dernières années se souviennent de ses interventions hautes en couleur sur ce sujet à l’École de Chaillot. Par sa plume, il contribua également à la Pierre d’Angle et à la réflexion sur ce thème. Nous avons choisi, en sa mémoire, de publier à nouveau ce “Plaidoyer” dont il était fier, initialement paru dans le N°58 de novembre 2011 et toujours d’actualité.
Au-delà de l’homme, puisse cet ultime “coup de gueule” rappeler en ces temps incertains que la culture est un pilier vital de notre développement individuel et collectif et qu’un certain courage est nécessaire pour l’exprimer.

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PLAIDOYER POUR LES GRANDS ENSEMBLES

par Francis Chassel
L’habitat social est loin d’être reconnu unanimement comme objet patrimonial. Les divers regards qu’il a suscités depuis son apparition dans les années 50 peuvent encore être discernés dans la cacophonie des débats actuels. De façon générale il n’a pas bonne presse et une opinion commune semble le reléguer parmi les pires erreurs d’un passé proche. Cependant des opinions minoritaires professées par certains architectes et par une forte troupe de critiques et d’historiens de l’architecture ont toujours milité en sens inverse et la tendance semble être à notre époque de juger toute cette production avec un peu plus de sérénité et de curiosité. Pour rendre compte de ces regards si opposés il nous faut d’abord retranscrire l’histoire de la descente aux enfers des grands ensembles. Ce sera l’objet d’un premier chapitre. Un second chapitre tentera de décrire les nouveaux regards portés sur eux et de décrire les voies et moyens d’une intervention critique et raisonnée permettant de sauvegarder ce qui peut et doit l’être.

Le déni des grands ensembles

La longue critique de l’habitat social

Le sommet de la popularité des grands ensembles semble avoir été atteint vers 1958 lorsque le journal Elle dans son numéro d’août 1958 célèbre Sarcelles « une ville unique en Europe, quelque chose de grand, de neuf, de hardi ». Mais la Roche Tarpéienne est proche du Capitole et, dès 1961, Christiane Rochefort, dans son roman Les petits enfants du siècle, décrit l’ennui profond généré par la « sarcellite » : « le soir, les fenêtres s’allumaient et derrière il n’y avait que des familles heureuses, des familles heureuses, des familles heureuses. En passant, on pouvait voir sous les ampoules, à travers les larges baies, les bonheurs à la file, tous pareils comme des jumeaux, aucun cauchemar. Les bonheurs de la façade ouest pouvaient voir de chez eux les bonheurs de la façade est comme s’ils s’étaient regardés dans la glace… les bonheurs s’empilaient les uns sur les autres… » On notera qu’il ne s’agissait pas d’une critique de l’incivilité ou de l’insécurité, mais seulement d’une critique poétique de l’uniformité. Ce n’était pas non plus l’hétérogénéité et encore moins la prolifération du différent qui étaient visés mais au contraire la vertigineuse accumulation de l’identique dont les rangées uniformes de fenêtres donnaient une image frappante. C’est d’ailleurs cette critique là qui sera la première à être reprise en compte par certains architectes dont évidemment Émile Aillaud dont le projet des Courtillières à Pantin, datant de la fin des années 50, donnera dès le début des années 60 une image célèbre et qui fera longtemps référence. Dans les années 60 les réponses des architectes à la critique de l’uniformité seront variées. Aillaud continuera ses recherches formelles fondées sur l’ondulation des formes (critique du chemin de grue), la dissolution des formes dans la couleur et la recherche de micro-ambiances urbaines, comme à Chanteloup-les-Vignes. D’autres tableront sur la variété des matériaux (Bossard). D’autres enfin restés fidèles au parallélépipède le recouvriront de trames d’une grande élégance comme chez Dubuisson, pour dissoudre jusqu’à l’idée de percements répétitifs. Mais ces réponses pouvaient être taxées d’épidermiques et ne satisfaisaient pas un rejet croissant du collectif, de la machine à habiter, un peu abusivement référés à l’exemple de Le Corbusier. Vers les années 1968 l’idée s’impose de rétablir l’individu sinon même l’individualisme. Sa traduction administrative sera d’abord simpliste : revenir à la maison individuelle, comme on le verra à Villagexpo et surtout dans la production des chalandonnettes. Mais cette réponse n’était guère adaptée à l’esprit collectif qui continuait à animer la maîtrise d’ouvrage soutenue par un appareil productif industrialisé, qui avait rompu avec l’artisanat et la petite entreprise. La réponse sera donc le « proliférant » ou comment réintroduire des usages privatifs dans une production de masse industrialisée. Dans la lignée d’Expo 67 et des constructions de Moshe Safdie à Montréal, toute une phalange d’architectes essaiera de combiner l’habitat individuel et la forme collective en développant une architecture en nappe censée retrouver la rue et la ville. D’abord développées avec modestie mais non sans talent, dans les pyramides d’Andrault et Parat, les tentatives se développent chez Candilis (Le Mirail) et Renaudie, Gailhoustet et d’autres en véritables nappes urbaines d’une extrême sophistication. En vérité on est ici à l’exact opposé des tours et barres des années 1950 auxquelles avait mis fin une circulaire de 1973. La production proliférante a été le courant le plus marquant des années 70 et 80 et elle a été fortement encouragée par la pointe éclairée de l’appareil d’État en particulier le Plan-Construction lancé en 1971. C’était l’époque où l’État non seulement ciblait sur l’habitat social des crédits considérables mais où il était possible voire recommandé de s’affranchir de toute une série de réglementations. Les réalisations expérimentales (REX) du Plan-construction ont soutenu l’innovation architecturale : à côté de Renaudie déjà cité, notons par exemple, les réalisations de Kalouguine à Angers où la végétation investissait une architecture qui semblait issue de Gaudi. Mais cela n’avait été possible que par une véritable révolution administrative et qui n’était rien moins que la suspension des normes (suspension sous observation et bilan critique). On voit qu’un abîme sépare cette époque de la nôtre où nous révérons les normes les plus arbitraires, les plus contradictoires et les plus sottes ! Cette histoire très schématique de l’habitat social durant les 30 Glorieuses essaie de démontrer que la dimension critique, la tentative presque forcenée de nouvelles formes architecturales ont été quasiment consubstantielles à toute cette histoire. Les images stéréotypées des tours et barres, des HLM sans âme ne rendant absolument pas compte de la diversité et de la complexité de cette production qui pour être réhabilitée (à tous les sens du mot) doit d’abord être mieux connue. Il n’en reste pas moins que ce qui fonde l’unité de cette période est dans la centralisation générale de tous les processus. Centralisation administrative par la technique des modèles ; les REX eux-mêmes sont conçus comme des modèles, choisis à Paris, et dont on organise la diffusion sur le terrain. Centralisation de la commande, des financements, de la maîtrise d’ouvrage (quelques gros opérateurs HLM) de la fabrication (quelques grosses entreprises) et centralisation même du débat intellectuel qui est censé en être le moteur. Et c’est sans doute cette centralisation qui était rejetée et qui finit par entraîner l’essoufflement de tout le système. La réforme Barre de 1975 et qui visait à remplacer l’aide à la pierre par l’aide à la personne, censée être réalisée à financements constants, fut l’occasion plus que la cause du délabrement assez rapide du système ; ce fut la fin du logement social soutenu à bout de bras par l’État. Et ceci au moment même où son image dans l’opinion était plus calamiteuse que jamais. La critique de Christiane Rochefort était, on l’a vu, plutôt de nature intellectuelle. Mais c’est par la suite le soutien même de l’opinion progressiste et de gauche qui vient à manquer ; on se contentera de citer Jean Ferrat qui déplore combien « la campagne était belle » et qu’il faille « dans mon HLM / bouffer du poulet aux hormones » ou Renaud qui, un peu plus tard s’exclamera « putain ! c’qu’il est blême / mon HLM ». Lorsque le soutien populaire vient à manquer à l’habitat populaire, ce dernier a du souci à se faire.

Architecture criminogène et architecte bouc émissaire

Le moment est venu de regrouper en un seul faisceau l’ensemble des critiques portées depuis presque le début de cette histoire – et a jusqu’à maintenant – contre l’habitat social de masse. Un mot peut les résumer : criminogène. L’habitat social de masse est criminogène ; il est responsable du malheur des cités, de la désespérance de ses habitants, des dérives qui s’y constatent ; les bandes, le racket, les trafics en tous genres, l’insécurité, tout cela est dû à cette architecture inhumaine, mal pensée, mal construite, sans lieux identifiables où la promiscuité remplace la proximité, où les relations de voisinage sont remplacées par la défiance et l’intimidation, où le trafic de drogue se substitue aux échanges de bons procédés. Cette architecture tout à la fois insignifiante et arrogante engendre le malheur de ses habitants ; tel est le propos, décelable dès le début et toujours inscrit au plus profond de l’inconscient des médias et des donneurs de bons conseils. L’auteur de ces lignes peut témoigner lors de ses premières missions d’inspection à partir de 2004, de la violence des propos entendus de la part des hauts responsables territoriaux. L’un d’eux – pourtant responsable du logement – ne craignait pas de m’assener « moi, Monsieur, l’Architecture, je m’en fous ! » Un autre de rang encore plus élevé, essayait d’éveiller en moi la conscience des barrières de classe : « mais enfin Monsieur l’inspecteur, on voit bien que vous n’y habitez pas… est ce que vous accepteriez d’y habiter, etc… » Et puisque l’architecture était responsable, il ne pouvait y avoir qu’un seul coupable : l’architecte. L’architecte, voilà l’ennemi, ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal… Ce thème de l’architecte bouc émissaire vient de trop loin pour qu’on ne s’y attarde pas un peu. Dans le Dictionnaire des idées reçues Flaubert parlait déjà de l’architecte distrait qui « oublie de construire l’escalier ». Au XXe siècle cela ne s’arrange pas, l’architecte français ayant de plus en plus tendance à se replier sur la phase de conception, déléguant aux ingénieurs et bureaux d’études le souci des réalités matérielles. Et les architectes, du moins certains d’entre eux, ne seront pas les derniers, lors de la grande débâcle idéologique des grands ensembles à battre leur coulpe, à se déclarer victimes de leur propre démesure et à s’accuser d’avoir voulu faire du « sublime ». Certains des grands prix nationaux de l’architecture s’exprimant dans le numéro édité en 2007 par le ministère de la Culture sur ce sujet, ne s’en privaient pas. Mais on ne les suivra pas dans cette repentance. Les formes architecturales n’ont rien à voir avec le désespoir ou la délinquance de ceux qui y habitent. Nombre d’habitants de « barres » s’y sentent très bien et ne les lâcheraient pour rien au monde. On peut citer non seulement les habitants actuels de l’Unité d’Habitation de Le Corbusier à Marseille, mais aussi les habitants actuels de Sarcelles, en dépit de leur extraordinaire diversité ethnique. Les bâtiments de Sarcelles, construits à R+4 et en belle pierre de taille – celle du calcaire de Montmorency, utilisé également au château d’Ecouen tout proche – ont très bien vieilli et l’on peut constater le long du grand mail arboré des citadins qui jouent aux boules ou devisent sur des bancs. La sarcellite n’est qu’un souvenir. Et quant au proliférant savant critiqué pour ses fuites d’eau, ses ponts thermiques, ses circulations labyrinthiques, on est obligé de faire des constats très différenciés selon les lieux. Lors de notre mission sur l’îlot I de Renaudie à Villetaneuse, nous avons été amené à visiter toutes les réalisations de Renaudie en France. S’il n’y a quasiment aucun problème à Ivry et si à Givors, les problèmes sont sous contrôle, par contre à Saint-Martin d’Hères il y a une vraie paupérisation et une vraie dégradation de l’habitat. Quant à Villetaneuse, c’est là où la dégradation a été la plus rapide (soit 10 ans seulement après la livraison) et la plus sensible ! Il y a une grande variété de destins pour des formes architecturales très similaires. À l’inverse, l’actualité ne cesse de nous rappeler qu’il y a aussi bien des problèmes derrière des façades et des formes architecturales habituellement référés à des bonheurs bourgeois ou petits bourgeois. Combien d’immeubles à loyer, bien antérieurs aux grands ensembles, sont en fait livrés aux marchands de sommeil et constituent ce que l’on appelle « l’habitat indigne ». On se souvient de l’incendie meurtrier qui, il y quelques années a dévasté ce banal immeuble parisien de l’avenue Vincent Auriol à Paris et a jeté à la rue nombre d’immigrés. Ce n’était pourtant pas l’architecture haussmannienne de cet immeuble qui était en cause. C’était à l’origine un brave immeuble parisien, identique à des milliers d’autres qui continuent de fonctionner à la grande satisfaction de leurs habitants. Il n’y a pas de malédiction architecturale. Par contre, il y a la malédiction de certaines populations qui n’ont pas la maîtrise de leur destin et qui sont gérées en vase clos. À Ivry ou à Givors les propositions de Renaudie fonctionnent car le maître d’ouvrage très lié aux municipalités a veillé par l’intermédiaire des commissions d’attributions de logements à tenir compte des désirs des individus et de leurs capacités financières. Il a veillé au maintien d’une certaine mixité. Il a aussi veillé à la permanence de l’entretien1 . Il s’est senti responsable de ces expériences, cependant parfois exceptionnelles, comme on peut se sentir attaché au fils prodigue, celui qui cause bien des soucis mais qui a du caractère et de qui l’on attend beaucoup. Une maîtrise d’ouvrage soit dit en passant qui tend à disparaître, remplacée par des commerciaux bardés des diplômes de gestion les plus ronflants. Par contre, là où les gestionnaires de parcs sociaux n’ont mis en place aucune politique de population, c’est la relégation qui est arrivée ; la démission des locataires a embrayé sur celle des propriétaires et l’on a eu le ghetto. L’habitat social se dégrade dans la mesure exacte où il est géré en vase clos, en dehors des enracinements territoriaux qui fondent la démocratie et que, dans ce vase clos sont venues se faire piéger comme dans une nasse des populations captives. Beaucoup de grands ensembles sont hors marché, hors territoire et finalement hors démocratie. Il ne sert à rien d’y voter ni avec ses pieds, car il n’y a pas d’habitat de rechange, ni avec un bulletin de vote, qui ne saurait sanctionner les vrais responsables. La malédiction des grands ensembles n’est pas à chercher dans leur forme, mais dans leur mode de gestion.

Démolition et dénaturation des grands ensembles

S’étant focalisées sur une explication principalement formelle, les réponses de la politique de la ville seront également purement formelles et s’attaqueront à la forme architecturale pour la dénaturer de toutes les façons possibles. La première de ces réponses est la peine de mort, c’est-à-dire la démolition. Cette solution a tout pour plaire. Vécue comme un rite collectif d’exorcisme et de purgation, elle est célébrée en grand pompe avant d’être retransmise au journal télévisé du soir dont elle satisfait le sens du spectaculaire ; il est cependant certain qu’à la joie de commande se mêle beaucoup de nostalgie de la part des principaux intéressés qui perdent brutalement et sans retour tout un pan de leur propre histoire. C’est en 1974 que le journaliste Peter Blake fit paraître son livre pamphlet : « l’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 25 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près) » qui montre en couverture le dynamitage de la barre du quartier de Pruitt-lgoe. Ce livre alerte et partial, toujours agréable à lire, est l’un des premiers témoignages du thème de la démolition, les USA ayant précédé la France d’une dizaine d’années dans la pratique et la théorie. Le thème de la démolition ne devait plus quitter le débat et fut même vigoureusement relancé avec l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine) au début des années 2000. La démolition est une solution facile qui ne devrait guère être avancée que dans le cas d’insignifiance architecturale doublée d’une réelle décrépitude de l’état du bâti. Car enfin depuis plusieurs décennies, la construction de logements sociaux est notoirement insuffisante et il apparaît contradictoire de continuer à démolir à grands frais des logements qui sont souvent en bon état. Les financiers rappellent qu’au bout de 30 ans – durée théorique prévue pour leur obsolescence –, ces logements sont financièrement amortis et techniquement en bout de course. Mais ce n’est précisément qu’une vue financière des choses : dans le logement social comme dans la construction tout court, beaucoup d’immeubles sont encore viables après 30 ans et c’est justement parce qu’ils sont encore là après leur amortissement qu’on peut les analyser comme un actif net, disponible sans autres frais que ceux de l’entretien. La destruction systématique de logement est non seulement une aberration au regard des besoins collectifs, mais aussi une aberration économique puisque l’on se prive de biens disponibles sans nouveaux investissements. Mais ce raisonnement économique global, valable dans une économie qui tiendrait compte du collectif et du durable est battu en brèche par les logiques actuelles des bilans comptables, sectoriels et à court terme. La démolition coûte cher. D’abord humainement et socialement puisqu’on prive les individus d’une part de leur histoire intime et familiale. Mais qui s’en soucie, puisque le bonheur n’est pas encore pris en compte dans les bilans ! La démolition coûte également cher, non seulement parce qu’elle coûte directement en argent mais surtout parce qu’elle allonge les délais des réalisations et oblige à de complexes opérations tiroirs. Enfin elle est écologiquement contre-productive, nécessitant des norias de camions dont le bilan carbone est oublié. Et puis surtout elle pèse doublement sur la nature. En effet, la construction neuve, généralement en béton, oblige à des prélèvements dans les lits des rivières ou les sables des estuaires, dont l’impact est de plus en plus agressif. Ensuite parce que les matériaux issus de la démolition sont de plus en plus difficilement utilisables : la filière de recyclage du béton de démolition n’est pas encore au point et on ne trouvera pas éternellement de nouveaux chantiers autoroutiers ou de lignes de TGV pour l’utiliser en ballast. Bref, le bilan écologique de la démolition n’est pas neutre. Mais comme aucun des coûts collectifs n’est pour le moment pris en compte, la démolition a encore de beaux jours devant elle. Au début des années 2000, la démolition a été l’une des caractéristiques essentielles des opérations de requalification urbaine subventionnées par l’ANRU. La démolition a été largement financée à un point tel que le nombre de logements à démolir devenait une des conditions de l’équilibre financier de l’opération ; plus on démolirait, plus on recevrait de subventions ; l’effet pervers de cette procédure était encore accru par l’absence totale de prise en compte des qualités architecturales et urbaines du bâti concerné. Il a d’ailleurs fallu au ministère de la Culture, alerté par des architectes et historiens passionnés, une longue ténacité pour réintroduire un regard architectural dans l’instruction des dossiers ANRU. Nous en parlerons un peu plus bas. Si la pratique de la démolition n’est pas condamnable et peut être envisagée dans le cadre de projets architecturaux et urbains affirmés et intégrant la préoccupation mémorielle, par contre l’idéologie de la démolition est pernicieuse et contre-productive. On peut même avancer que l’idéologie du on-va-tout-détruire-et-on-va-reconstruire-une-ville-humaine ressemble étrangement à celle là même qui avait cours dans les années 50-60 et qui avait précisément donné naissance aux grands ensembles. Il s’agit bien dans les deux cas de la même idée de la tabula rasa et du même fantasme selon lesquels on peut fabriquer une forme parfaite. En stigmatisant sans nuances la forme grand ensemble, on ne fait que reprendre le raisonnement qui les a rendus possible. Vertiges de la rationalité à la française. Illusion de la toute puissance d’une décision despotique et éclairée. Fantasme de la création absolue.

Les dénaturations brouillonnes

À côté de la forme absolue du déni qu’est la démolition, se constatent toute une série de raisonnements partiels induisant des interventions brouillonnes dont le résultat final est une dénaturation profonde de la forme et de l’esprit des grands ensembles. Ces interventions brouillonnes se conjuguent d’ailleurs toujours avec des démolitions partielles. On va s’attacher à analyser trois de ces thèmes que l’on retrouve peu ou prou dans la plupart des dossiers de rénovation urbaine : la décoration en façade, le désenclavement, le retour à une typologie d’habitat individuel. Le relookage (nous employons volontairement cet affreux vocable) des façades a été fort à la mode dans les années 80 et a trouvé son support opérationnel dans les primes à l’amélioration des logements à usage locatif et d’occupation sociale (PALULOS), créées en 1977. L’idée principale était de lutter contre le sentiment d’uniformité donnée par les façades répétitives dont on casse l’image par des bardages variés et multicolores transformant les façades en tapisseries multicolores, ou mieux (ou pis) encore en substituant à l’image de la barre uniforme celle d’une succession de villas folkloriques régionalistes ou médiévalisantes. Divers ajouts de type décoratif tels de faux frontons ou des porches saillants tentaient de mettre en scène l’illusion d’un retour à la ville traditionnelle. Ces bariolages épidermiques étaient aussi l’occasion de procéder à des ravalements que l’on n’avait pas réalisé depuis 20 ans, ainsi que des isolations par l’extérieur que la crise de l’énergie commençait à rendre nécessaires. Certains architectes auteurs des réalisations originelles, ont parfois même, faute de pouvoir s’y opposer, prêté la main à ces ajouts en tentant d’en minorer l’effet. C’est ainsi qu’Émile Aillaud, à la fin de sa vie, a signé les revêtements en bardages des tours tripodes de la cité des Courtillières à Pantin. Ce n’est pas sa meilleure intervention, mais on doit quand même noter qu’elle a été faite avec soin et sans remettre en cause l’appréhension de la forme globale. Tel n’est pas le cas de la plupart des PALULOS que l’on peut encore contempler en masse lors d’un bref voyage dans n’importe quelle banlieue. Le résultat global est celui d’une cacophonie stridente d’effets, de couleurs et de matériaux, bien différente de la naturelle, je dirais presque biologique, diversité de la ville ancienne, sans réussir évidemment à masquer la planéité réelle du bâti primitif. C’est pourquoi une variante sophistiquée a vite été inventée. Elle consiste à tendre devant l’ancienne façade une nouvelle façade plus ou moins pleine, intégrant balcons, loggias, extensions de surfaces et même nouvelles circulations. L’idée d’une nouvelle façade intégrant de nouvelles prestations n’est pas critiquable en soi. Ce qui l’est, c’est son systématisme, ainsi que sa réalisation souvent à l’économie (financement oblige). L’effet est souvent celui d’un fragile échafaudage dressé devant l’ancienne façade encore bien perceptible. Au total les relookages des années 80 apparaissent comme une solution peu sérieuse, une phase infantile de la politique de la rénovation urbaine. À partir des années 90, se développe la pratique des trouées et des ouvertures par laquelle les démolitions partielles prétendent lutter contre le désenclavement des cités. On ne lutte pas contre l’uniformité, mais contre l’isolement des grands ensembles. On veut les ouvrir sur l’extérieur, sur un autre pôle urbain existant ou à créer. On veut rompre le sentiment d’enfermement et créer dans la cité des mouvements centrifuges. C’est un raisonnement qui donne bonne conscience et auquel aucun élu de bonne foi ne saurait résister. Hélas il ne s’agit le plus souvent que d’un raisonnement assez platement sécuritaire visant à casser l’image de la « citadelle ouvrière »2 et à faciliter l’intervention rapide et groupée des forces de l’ordre. L’auteur de ces lignes, alors chef du SDAP de Paris en eut une bonne illustration lors des travaux entrepris du début des années 90 sur la cité Bonnier, exceptionnel ensemble HLM des années 1920 construit par Henri Bonnier, architecte voyer de la ville de Paris, au 140 rue de Ménilmontant. Outre la démolition de quelques plots d’immeubles, le projet se singularisait par la démolition d’une partie du bâti pour donner une sortie arrière à la cité. Sensible aux impératifs de sécurité, je proposai, plutôt qu’une démolition, un haut porche donnant aux forces de police l’issue souhaitée et sauvegardant l’intégralité du skyline médiéval de cette cité. Mais la démolition fut préférée car elle avait l’avantage psychologique et symbolique de casser l’image de la citadelle ouvrière. On peut d’ailleurs subodorer que l’avantage sécuritaire est souvent plus symbolique que réel. Car enfin toute ouverture créée peut fonctionner dans les deux sens et les fuyards peuvent s’échapper dans l’exacte mesure où les forces de sécurité peuvent entrer, l’ouverture bénéficiant aux uns comme aux autres. J’ai d’ailleurs pu constater que les techniciens de la sécurité étaient plus réservés que les politiques sur les solutions d’ouverture, mais ce n’était pas eux qui décidaient. Si la sécurité, incontestable demande sociale, doit bien être prise en compte dans les stratégies de rénovation du bâti – et j’en donnerai plus bas un autre exemple à propos des politiques de résidentialisation – il ne faut pas être dupe de son instrumentalisation possible à des fins qui ne sont plus vraiment urbanistiques. Après les bariolages cosmétiques, puis les démolitions sécuritaires, viennent enfin les tentatives de retour à l’habitat individuel. Beaucoup de projets ANRU présentent actuellement une insertion, à travers la trame ancienne plus ou moins conservée des grands blocs caractéristiques, d’une micro-trame de petits collectifs et de petit habitat individuel en bande, éventuellement dotés de petits jardins privatifs réactualisant ainsi l’abbé Lemire et sa Ligue française du coin de terre et du foyer de la fin du XIXe siècle. On se gardera pourtant de critiquer a priori toutes ces initiatives. Il est hors de doute en effet que les grands ensembles ne souffrent pas d’un excès, mais d’un déficit de densité. Les espaces verts abusivement présentés à l’origine comme nature, mais non vécus comme tels, sont effectivement au sein des cités, une réserve pour de nouveaux équipements, de nouvelles constructions, de nouveaux usages, pour peu qu’on veuille bien y investir de la réflexion, y compris avec les habitants. Et même la privatisation sous forme de jardins ouvriers nouvelle manière, y est envisageable si elle doit bénéficier à tous. Mais glisser du pseudo ou du quasi-pavillonnaire dans la trame grands ensembles élargie par quelques démolitions, paraît une démarche sans issue, sinon même dangereuse. Telle est pourtant l’impression que donnent encore nombre de projets ANRU qui présentent des petites lignes ondulantes de quasi-pavillonnaires enserrées ou encagées dans ce qui reste de la sévère trame d’origine. Oui à une densification et à de nouvelles constructions pensées dans l’esprit et la continuation de la trame d’origine dont elles offriraient comme une modulation sur le mode mineur. Non au brouillage des typologies urbaines. Nous avons achevé cette lecture à vue cavalière de la longue descente aux enfers de l’habitat social, des critiques récurrentes qui ont jalonné son histoire jusqu’à la stigmatisation totale qui l’a affecté et dont l’idéologie de la démolition est le signe majeur, donnant lieu à toute une série de dénaturations et de défigurations. Mais avant d’entamer le chemin inverse, celui d’une redécouverte et d’une protection raisonnée, nous allons nous offrir un interlude, celui du compte-rendu d’une visite à Chanteloup-les-Vignes.

Une visite à Chanteloup-les-Vignes

Pour se rendre compte des dégâts, malheureusement irréversibles, causés à une réalisation exemplaire des années 60 par une série d’interventions brouillonnes et mal pensées, il faut se rendre à Chanteloup-les-Vignes, d’Émile Aillaud. Celui qui se souviendrait de la réception enthousiaste de cette œuvre en son temps, ou qui aurait encore devant les yeux le témoignage éblouissant du livre paru chez Fayard en 1978 risque un infarctus, un coup de sang ou un coup de colère au choix. Permanentes depuis la fin des années 1970, les interventions conjuguent avec une belle allégresse, une rare constance à s’acharner sur cette oeuvre, et à la défigurer, et une volonté sans faille d’en rendre impossible toute lisibilité. On se souvient que la composition d’Aillaud se caractérisait par une série de petites ambiances urbaines reliées par des articulations très subtiles et unifiées par une vision artistique s’exprimant par un traitement de sol sophistiqué, des oeuvres d’art poétiques et des pignons monumentaux dus à Fabio Rieti et célébrant Nerval, Baudelaire, Hugo, Rimbaud et Valéry. Tout cela est saccagé. Plusieurs de ces pièces urbaines ont été purement et simplement détruites, le traitement de sol en pierres appareillées et constituant en lui-même une oeuvre d’art a été remplacé par un nouveau nivellement totalement banal et macadamisé. Les oeuvres d’art non entretenues émergent encore mais font pitié au milieu de leur nouvel environnement. L’hippopotame semble vivre les derniers spasmes d’une espèce condamnée. L’un des portraits de poètes a disparu avec le bâtiment qui en était le support et les 4 autres pignons sont défigurés par d’obscènes adjonctions : faux frontons triangulaires juchés en équilibre instable au dessus des pignons cubiques et dont une vue latérale fait apparaître les tirants destinés à les maintenir, et surtout faux pilastres classiques préfabriqués scotchés sur les compositions de Rieti et encadrant le visage de Rimbaud… À la place de l’acrotère filant uniformément sur tous les bâtiments prolifèrent maintenant toute une gamme de faux pignons, faux frontons issus du délire décoratif post-moderne que les politiques de PALULOS avaient favorisé dans les années 80. Toutes les gammes de l’outrage semblent avoir été essayées en cumulant leurs effets : destruction de la forme urbaine, effacement du traitement de sol, travestissement caricatural des œuvres d’art. Comment peut-on expliquer un tel acharnement ? Chanteloup-les-Vignes peut-être vu comme un musée des erreurs, des tics, des modes et des faux semblants de la politique des quartiers sensibles depuis 30 ans. La seule politique menée avec constance c’est la volonté de défigurer le lieu. Et si seulement de tout cela pouvait émerger une promesse, un espoir d’un nouveau quartier de ville ! En fait on a brisé la forme urbaine d’Aillaud, mais celle qui s’élabore sous nos yeux est chaotique, sans idée-force, sans aménité. Les quelques traces d’Aillaud que l’on peut encore repérer apparaissent comme flottant à la dérive, incompréhensibles et pour le coup vaines et inutiles. C’est maintenant que l’on peut reprendre la critique avancée par certains à l’époque, mais alors non fondée, de la vacuité de ces figures de poètes égarés dans un non lieu. Oui, par respect pour Aillaud et son souvenir, il vaudrait mieux qu’il ne reste rien à Chanteloup les-Vignes de son œuvre ; il vaudrait mieux effacer le blasphème et, pour une fois, tout reprendre à la base.

La redécouverte de l’habitat social

Cette redécouverte passe par de nouveaux regards : celui de l’histoire économique et sociale, celui de l’historien de l’architecture et de la ville, celui de l’institution culturelle et enfin celui la culture architecturale réinjectée dans le projet de réhabilitation.

Le regard de l’histoire sociale et économique

On l’a déjà dit mais on ne le répètera jamais assez : la saga du logement social est une grande page de l’histoire de France dont il n’y a pas lieu de rougir et il fut un temps où ce logement était associé au bonheur. Reportons nous à 1945 : la France avait été largement dévastée par deux guerres mondiales et les reconstructions d’après 1918 et de Vichy étaient bien loin d’avoir reconstitué le stock. D’autant que la politique du blocage des loyers (et même de la suspension en 1914 de tous les loyers dus à leur propriétaire par les soldats mobilisés) avait totalement asséché l’initiative privée. À partir des années 50, la politique de modernisation agricole chassait de leurs exploitations une masse croissante de petits fermiers et de journaliers agricoles. Enfin, à partir de 1957-58, et massivement à partir de 1962, des millions de français rapatriés des colonies et ayant en général tout perdu, se présentaient sans moyens sur un marché du logement totalement débordé. Sans compter une relance massive de l’immigration étrangère organisée par le patronat dès les années 50 pour pallier le déficit de main d’œuvre (et aussi pour peser sur les salaires). Bref, une situation catastrophique, potentiellement explosive, qui requérait une intervention urgente et massive de l’État. L’État fut à la hauteur et pendant 30 ans l’augmentation annuelle des logements livrés fut l’un des indicateurs les plus sacrés de l’« ardente obligation » planificatrice. On a vu plus haut, que ce fut essentiellement par des moyens très technocratiques et très centralisés, mais le moyen de faire autrement ? Il a fallu combler en trente ans un immense retard. Une des pages les plus glorieuses de toute l’histoire économique française et la meilleure contribution à la paix sociale retrouvée, se sont ainsi écrites sur le terrain. Les nouveaux logements ont été au début reçus avec enthousiasme. Comment en aurait-il été autrement pour ces millions de gens qui n’avaient jamais connu que l’absence de point d’eau ou de toilettes, la cohabitation forcée de plusieurs générations, la privation de tout confort, et même pour beaucoup d’entre eux le sol en terre battue, la cahute, la zone, le gourbi, le bidonville. Le HLM a été un progrès, mieux une libération, une accession à la dignité de l’être humain. Le bonheur d’y vivre est attesté par tous les témoignages et toutes les enquêtes rétrospectives. D’autant que la mixité y était à l’époque bien réelle, comme le rappelle Gérard Monnier. Au début des années 60, les Courtillières à Pantin se présentaient comme un habitat plutôt petit-bourgeois, pacifié, et où fonctionnaient parfaitement les dispositifs spatiaux inventés en rez-de-chaussée par Émile Aillaud, à savoir les lieux de bricolage mi publics mi-privés, ouverts sur l’extérieur et sur le parc central, en fait de vrais lieux de convivialité. Les petits employés en quête d’un logement décent, les victimes de l’exode rural ou les premiers rescapés de la débâcle coloniale, s’y retrouvaient en bonne harmonie, communiant dans l’espérance d’un progrès promis et largement déjà constatable. Le pari semblait tenu. La mémoire de ce bonheur initial doit être rappelée car elle montre que ces lieux n’ont pas été créés pour être des lieux de malheur et de désespérance. Ils ont été des lieux de promotion sociale et ne sont devenus lieux de relégation que parce que l’intendance n’a pas suivi et a été remplacée par une gestion à courte vue. Ils peuvent redevenir ce qu’ils furent si tous le veulent.

Le regard de l’historien de l’architecture et de la ville

Dans son plaidoyer pour le logement social, l’historien de l’architecture et de la ville peut tenir deux discours complémentaires. Le premier discours – le discours positif – est de montrer la place éminente du logement social dans l’histoire de l’architecture tout court. Le second discours, plutôt tenu par des historiens de la ville et que j’appellerai discours a contrario, est de montrer que la disgrâce actuelle de l’habitat social n’est pas un cas isolé ou unique et que d’autres configurations urbaines sont elles aussi passées par une phase infamante avant d’être triomphalement réhabilitées devant le tribunal de l’opinion. Le logement social, de 1950 à 1980, a été le laboratoire et le lieu d’excellence de l’architecture française. Certes il ne résume pas à lui tout seul toute l’architecture. Il y eut des artistes indépendants : Chaneac, Bruyère par exemple. Il y eut dans le domaine des loisirs des réalisations remarquables à la Grande Motte ou à Avoriaz. Il y eut le dernier Le Corbusier ou Claude Parent. Mais c’est dans le logement social qu’ont eu lieu les grandes recherches (et trouvailles) sur la cellule logement – alors que l’habitat bourgeois restait désespérément standardisé –, ainsi que les grandes recherches du type pyramides ou proliférant qui essayaient d’embrasser en un même geste l’architecture et la ville. On en a dressé plus haut un tableau succinct qui suffit à montrer que ce moment historique a été celui d’une folle inventivité. Honegger, Aillaud, Candilis et Renaudie ont mis le meilleur d’eux-mêmes dans l’habitat social dont ils formulent les propositions les plus variées. Les historiens de l’architecture comme Monnier ou Lucan l’ont bien montré et cette production fut fort admirée à l’étranger comme en attestent les pèlerinages internationaux aux Courtillières ou le salut adressé par Bruno Zevi à Renaudie. Il y a un esprit de cette période qui est celui d’une expérimentation parfois intrépide et même déchaînée. Qui est aussi celui d’une commande d’État : ce fut à mon sens le dernier chapitre d’une histoire bien française et qui remonte à l’Ancien Régime, celle de l’architecte du Prince, directement branché sur la commande publique. Le chapitre qui s’ouvre après 1974 (disons : après le concours de la Roquette qui vit émerger Portzamparc) sera celui de l’architecture urbaine fondée sur les études historiques de typo-morphologie à l’italienne. Ce sera aussi, après la décentralisation en 1982 une explosion de la commande auprès de nouveaux acteurs locaux. Ce sera enfin une période où la créativité aura quitté le logement social pour investir les musées, les médiathèques et finalement les sièges sociaux des grandes entreprises internationales. On a donc, entre 1950 et 1980 un chapitre bien particulier de l’histoire de l’architecture française, énorme en quantité de m2 de produits et tout à fait impressionnant en termes de réalisations remarquables, et qui à l’inverse des périodes qui l’ont précédé et suivi, se sera concentré sur un seul produit : l’habitat social, et accroché à un acteur principal : l’État. C’est ce chapitre bien particulier de l’histoire de l’architecture qui doit être revisité et dont il importe, comme pour toutes les grandes époques, de garder les témoignages les plus significatifs. Cette production a un immense intérêt, soit, et c’est une raison pour ne pas tirer un trait dessus. Mais il en est une autre : si l’on regarde un peu en arrière ou à côté, on s’aperçoit que d’autres formes architecturales et urbaines avaient en leur temps fait l’objet de critiques tout aussi vives que la postérité n’a pas confirmé. Revenons un siècle en arrière, à l’époque de la création en 1907 du fichier sanitaire et de la définition des premiers îlots insalubres. À l’époque il paraissait évident que certains quartiers historiques en centre-ville devaient être démolis. La maladie, la pauvreté, la crasse, la vétusté, tout condamnait ces îlots et ces démolitions souhaitées par l’ensemble des édiles, architectes, urbanistes et hygiénistes, commençaient à se réaliser. Or une génération après, changement complet de décor. Les mêmes quartiers deviennent le nec plus ultra de la civilisation urbaine. Aux opérations de démolition succèdent les opérations de restauration. Les bourgeois éclairés, l’avant-garde de l’élite et des prescripteurs de mode chassent les pauvres. De stigmatisés, ces mêmes quartiers redeviennent désirés. Du statut juridique d’îlots à détruire, ils deviennent secteurs sauvegardés. Qui se souvient encore que jusque vers 1970, le vieux quartier Galande-Montebello face à Notre-Dame, était voué à la démolition. Il fut sauvé, grâce aux amoureux des vieilles pierres et aujourd’hui (fin 2010) le m2 s’y vend 15 000 euros. Les causes de cette mutation rapide et spectaculaire sont complexes. Elles tiennent sans doute à une nouvelle manière de penser l’hygiène sociale et la politique urbaine. Mais on doit la constater et constater dans le même moment qu’il y a déjà eu, dans un passé pas si lointain une forme architecturale et urbaine totalement stigmatisée dont on se réjouit aujourd’hui que son éradication n’ait pas eu lieu. Les leçons de l’histoire doivent nous amener à y regarder à deux fois devant les prétendus consensus et les prétendues évidences.

Le regard institutionnel : la longue histoire de la patrimonialisation

La protection monument historique
Parmi les institutions d’État à l’origine lointaine du ministère de la Culture, celle des Monuments historiques est la plus ancienne. Spécifiquement créée en 1831 pour protéger un patrimoine médiéval fort menacé depuis la vente des biens nationaux, elle eut longtemps cette particularité doctrinale. La protection monuments historiques s’élargit ensuite à l’architecture classique puis vers 1960 à l’art 1900, vers 1970 à l’architecture du XXe siècle en tant que telle, vers 1980, à l’architecture industrielle, puis à des patrimoines thématiques : balnéaire, maritime, etc. Rien ne s’opposait donc en théorie à ce que le patrimoine du logement social fût progressivement concerné par la demande de protection. Chaque fois qu’un patrimoine bâti émerge du rejet, c’est le ministre de la Culture que l’on interpelle comme on le vit après 2004, notamment dans le cas des logements de Jean Renaudie à Villetaneuse ou à la cité des Courtillières à Pantin d’Émile Aillaud. Mais le bilan de la protection MH appliquée au logement social est actuellement (en 2011) des plus maigres. On peut évidemment citer les cités radieuses de Le Corbusier, d’abord Marseille, puis progressivement l’ensemble des autres cités, Briey, Nantes, Firminy. Mais ces cités ont une histoire particulière, qui n’est pas exactement celle du logement social mais plutôt celle de la commande d’exception, confiée à un architecte prestigieux et c’est comme telle qu’elles sont entrées dans la grande famille des monuments historiques. On peut aussi citer la cité de la Muette construite dans les années 1930 à Drancy par Beaudoin et Lods et qui, après destruction des tours en 1976, fut protégée pendant les années 2000 comme lieu de mémoire de la déportation des juifs de France, mais aussi comme remarquable réalisation architecturale de son temps. Françoise Choay avait d’ailleurs à l’époque relevé les apories d’une telle protection et il est de fait que pour utile qu’elle ait été la protection fut difficile à mettre en oeuvre et les travaux, menés sous maîtrise M.H. ne purent empêcher une large utilisation de fenêtres en PVC en lieu et place des menuiseries métalliques d’origine. On peut également citer la protection M.H. accordée à la tour Perret à Amiens dans le même esprit grand oeuvre d’un grand architecte dont avait bénéficié Le Corbusier puis dans les années 1990 à la tour Croulebarbe construite par Édouard Albert à Paris. Les protections ne furent pas inutiles, non pas pour éviter une destruction qui ne fut jamais réellement envisagée mais pour garantir, grâce à l’intervention de spécialistes et à la procédure de débats en commission un traitement architectural digne de la réputation de l’oeuvre et de l’auteur – et notamment pour Albert à sauvegarder cette délicate structure métallique que l’on ne pourrait plus construire à notre époque. Quant à la protection M.H. accordée à la Grand’Mare à Rouen (Beaudoin et Lods), elle apparaît comme un unicum. Finalement il a fallu attendre 2010 pour que le ministère de la Culture, sans doute effrayé de sa propre audace, prenne une instance de protection concernant la cité de l’Étoile construite en 1955 par Georges Candilis à Bobigny pour le compte de l’abbé Pierre et la société Emmaüs. Première réalisation construite suite au célèbre appel de 1954, la cité, quoique construite en urgence, ne fut pas une cité « d’urgence » et Candilis y mit beaucoup de soin. Cette valeur historique et architecturale ne fut pas reconnue par les responsables actuels d’Emmaüs, on peut le déplorer mais le cas n’est pas rare de propriétaires peu soucieux de la valeur historique de leur bien et c’est bien ce qui légitime une instance de protection prononcée par les pouvoirs publics. Il n’est pas certain qu’au bout d’un an cette instance se dénoue par une protection définitive, mais ce délai aura au moins permis de mettre en place une procédure de débat contradictoire permettant d’enrichir le projet dans un sens patrimonial. On voit donc que les diverses applications ci-dessus décrites de la loi du 31 décembre 1913 ne touchent le logement social que marginalement. Soit il ne s’agit guère de logement social stricto sensu : cas de Perret, de Le Corbusier ou d’Albert, soit la protection MH est en fait commandée par un motif extérieur autrement plus puissant que la qualité architecturale comme ce fut le cas à Drancy. Et quant à la protection de la Grand’mare, elle restait unique et exceptionnelle. En fait c’est seulement en 2010 que dans le cas de la cité de l’Étoile à Bobigny, le ministère de la culture s’attaqua frontalement au problème de la protection d’un habitat social menacé. Et encore ce ne fut, comme on l’a vu, que sous la forme de l’instance de classement, ce qui ne garantit pas que la mesure de protection soit réellement prise au terme du délai. Ainsi, alors que depuis un siècle le ministère de la Culture n’a jamais hésité à appliquer la loi de 1913 à de nouveaux champs patrimoniaux et qu’il n’a jamais hésité dans sa pratique à utiliser la manière forte contre l’avis des propriétaires, on le voit réticent à s’attaquer à l’énorme massif architectural du logement social qui est pourtant une grande réserve pour le XXIe siècle et pour tout dire une « nouvelle frontière ». Qu’est ce qui explique cette réticence ? Faut-il l’imputer uniquement à la crainte de perturber la délicate gestion des offices d’HLM ? À la crainte de l’État protecteur de s’engager inconsidérément dans un tonneau des Danaides de subventionnement et de faire exploser un budget qui ne suffit déjà pas pour ses responsabilités actuelles ? À un divorce entre les professionnels et une opinion publique plus rétive ? À une relative inadéquation d’une loi conçue pour une protection maximale alors qu’il faudrait souvent accepter des ajouts significatifs et parfois lourds ? Ou finalement au manque de noblesse et de considération attaché à un habitat vu comme pauvre et réservé aux pauvres. Il y a sans doute un peu de tout cela et l’on pourrait d’ailleurs développer les deux derniers points. La loi de 1913 n’est évidemment pas le meilleur outil si l’on doit, dans le projet de réhabilitation, accepter des démolitions, des mises aux normes, une remise en cause des circulations et des distributions de logements ou une nouvelle façade (fût-ce une façade arrière), bien que, comme on l’a vu plus haut, l’intervention de spécialistes compétents et la procédure de débat donnent toujours de bons résultats. C’est pourquoi la loi de 1913 doit être réservée aux cas les plus indiscutables et les plus emblématiques. Je continue à regretter par exemple qu’on ne l’ait pas retenue pour les Courtillières. Cette réalisation avec son parc merveilleux et sa crèche si inventive le méritait amplement. Mais in fine c’est bien la dernière raison qui me semble subsumer toutes les autres. Tant que le logement social ne sera pas vu, y compris par ses habitants actuels, comme un habitat noble à ranger aux côtés du château de Versailles ou de la cathédrale de Chartres, la loi de 1913 aura du mal à s’y appliquer. C’est que, si la loi de 1913 est un mécanisme légitimant, elle a aussi besoin d’une légitimité pré-existante pour pouvoir être envisagée. Or si une église, une demeure aristocratique ou bourgeoise disposent bien a priori d’une légitimité sociale permettant de déclencher la légitimation institutionnelle, il n’en est pas de même pour le logement social dont l’appréciation positive n’est encore le fait que de segments bien définis de l’opinion, architectes, historiens, qui ne tiennent pas vraiment les leviers de commande. Les sociologues Pinçon-Charlot ont bien montré comment la haute bourgeoisie savait protéger ses propres lieux en tenant les discours esthétiques et maintenant environnementaux les plus désintéressés en apparence. Et même si les services de la Culture ne sont pas dupes, il leur est difficile de toujours résister. On voit bien qu’un tel mécanisme d’auto-légitimation tenu par des couches sociales influentes est à des années-lumière de ce qui se passe dans l’habitat social. Dans ce secteur dont la légitimité culturelle est encore imprécise, balbutiante et conflictuelle et dont la demande de légitimation ne vient pas des intéressés eux mêmes mais de l’extérieur, l’application de la loi de 1913 est tout sauf évidente. Ce qui n’interdit pas bien évidemment de continuer le débat en essayant de faire basculer l’opinion des couches sociales éclairées et proches du pouvoir comme de celles qui habitent sur place et qui n’ont même pas le début du commencement de l’idée qu’elles pourraient bien habiter un monument historique.

La protection Label XXe siècle
Ces difficultés expliquent a contrario le succès d’une procédure beaucoup plus souple, le label XXe siècle, créé par circulaire en 1999. Le Label XXe est une distinction sans aucune conséquence juridique et financière, accordée cependant au terme d’une procédure d’instruction absolument identique à celle utilisée pour les immeubles inscrits au titre des M.H. La DRAC instruit les demandes, en faisant notamment procéder par ses services aux études historiques nécessaires, c’est-à-dire en faisant vérifier la pertinence du label au regard de la population d’objets envisagée (représentativité, exemplarité). Puis les propositions sont débattues devant la commission régionale du patrimoine et des sites (CRPS). Enfin, la liste définitive est promulguée par arrêté du préfet de région. Les immeubles labellisés reçoivent une plaque apposée à la façade, laquelle d’ailleurs bénéficie de mesures dérogatoires aux travaux d’isolation par l’extérieur envisagés sur le bâtiment, seule mesure concrète entraînée par l’obtention du label. L’absence d’effets juridiques ne veut pas dire absence d’effets réels. Les services instructeurs ont coutume d’insister sur l’effet pédagogique du label. Les bâtiments ainsi distingués accèdent à un club rendu prestigieux par sa relative difficulté d’accès (on voit que l’Administration sait copier les mécanismes du Rotary quand il le faut !) et la notoriété ainsi acquise officiellement est censée freiner les velléités de destruction ou de mutation lourde, soit que le propriétaire des lieux rendu fier de la distinction acquise préfère s’abstenir, soit que la notoriété ainsi reconnue mette les bâtiments sous la protection de l’opinion publique. Et je vois quant à moi un autre effet bénéfique de cette assimilation procédurale aux MH inscrits, celle d’habituer progressivement les services régionaux compétents : DRAC, CRPS, Préfet de région, à l’examen de cette nouvelle classe d’objets dans les mêmes formes que pour les MH habituels. Les mêmes services qui protégeaient la chapelle romane ou le délicieux château rococo verront peu à peu défiler sans surprise les chefs d’oeuvre prolétariens du hard-french3 banlieusard. D’ailleurs, au delà même des effets propres de la distinction procurée par le label XXe, la simple et humble connaissance préalable déployée par les chercheurs universitaires ou de l’inventaire décentralisé et qui a nourri en amont la réflexion des services instructeurs possède en elle-même des effets bénéfiques. Le premier effet de cette connaissance est de constituer un objet de savoir, de l’inventer au sens profond du terme (comme on parle de l’« invention » d’un trésor). En le donnant à voir par l’opération d’inventorier, l’inventaire crée en fait du patrimoine. En le nommant et en le dégageant du diffus qui l’englue, il le fait passer à l’existence. Et cette existence, désormais visible est déjà une protection. Car si l’on peut démolir ce qui n’est pas « vu », il est beaucoup plus difficile de démolir ce qui est vu et identifié comme partie signifiante d’un corpus. Cela demande une décision expresse qui peut soumettre le décideur à l’accusation de vandalisme, voire à la censure du juge administratif pour erreur manifeste d’appréciation. On voit donc que ces procédures de connaissance, d’inventaire et de label, ne développant pas d’effets juridiques, peuvent néanmoins développer de considérables effets dans le seul ordre qui nous occupe et qui est celui de la protection réelle. Cette facilité d’instruction et cette apparente innocuité expliquent le succès de la procédure label XXe appliquée au logement social. Dès 2003 les Étoiles de Renaudie à Givors en bénéficiaient, de nombreux exemples ont suivi dans toute la France. Après avoir semblé être en retard, la région Île-de- France a frappé un coup de maître en inscrivant au label XXe, en 2008, 40 réalisations majeures dont la cité de l’Étoile à Bobigny, les bâtiments de Lurçat à Saint-Denis, celles de Renaudie à Ivry, de Dubuisson à Rocquencourt, de Chemetov à Vigneux et globalement les réalisations de Pouillon et d’Aillaud (sauf bien évidemment l’opération de la Noé à Chanteloup-les-Vignes)4 . Les autres instruments de protection ne semblent pas adaptés. La ZPPAUP, appelée maintenant AVAP, peut rendre ponctuellement des services comme à Villeurbanne où la cité des gratte-ciel construite par Môrice Leroux dans les années 30 a pu être réhabilitée très soigneusement grâce à cette procédure. Mais son élaboration est extrêmement lente, ce qui laisse tout loisir aux partenaires de se désengager dès qu’une difficulté survient. On peut cependant la préconiser là où les grands ensembles forment un quartier complexe et où une volonté des responsables est déjà solidement établie. Elle offre alors un cadre souple à des évolutions négociées.

Le regard architectural

Le projet de réhabilitation doit être pleinement un projet d’architecture qui nécessite certains impératifs. Il faut d’abord le nourrir d’expertise et d’un débat tout au long de son élaboration, c’est ce que j’appellerai un « projet collectif continu » ; il faut aussi veiller à ce qu’il soit fondé sur une compréhension et une sympathie profonde envers le parti d’origine, c’est ce que j’appellerai un « projet respectueux » ; il faut enfin également veiller à oser traiter les problèmes qui fâchent (ainsi la résidentialisation), c’est ce que j’appellerai un « projet courageux ».

Un projet collectif et continu
On ne répètera jamais avec assez de force qu’il ne suffit pas qu’un projet de réhabilitation de grands ensembles soit signé par un architecte pour que l’on soit assuré qu’il fasse le tour des problématiques architecturales. C’est se satisfaire à bon compte d’une simple obligation légale. Or depuis le lancement il y a 30 ans de la politique de la Ville tel semble bien être le cas : on prend tel quel le contenu architectural réel ou supposé du projet et on ne le discute plus. On peut supposer que le contenu strictement architectural joue un certain rôle dans le choix du maître d’ouvrage mais c’est tout. Il n’y a pas de réel volet architectural dans le lancement des consultations. Et il n’y a plus ensuite d’intervention d’experts et quand il y en a (ABF, missions d’inspection), elles sont ressenties comme des coups de force. Et lors de l’intervention ultime et définitive qui est celle du comité d’engagement de l’ANRU, le critère financier domine de façon écrasante à un point tel que tout contenu architectural, voire même simplement spatial (localisation des démolitions par exemple) est tout bonnement absent des dossiers. Dans sa solitude, sans le cadrage du débat, sans l’appui de l’expertise, l’architecte peut se laisser dominer par les pulsions de la création et de l’originalité. Il peut aussi, fût-ce inconsciemment, privilégier des solutions coûteuses, bénéfiques pour ses honoraires, sur des solutions plus simples qui seraient préférables, et le maître d’ouvrage théoriquement avare de ses deniers, mais aussi et contradictoirement soucieux de montrer qu’il « a fait quelque chose » peut tout à fait entrer dans ces vues. C’est ainsi que l’on voit parfois notamment pour les réhabilitations d’Aillaud, privilégier des revêtements de pâte de verre – qui ne déplaisaient certes pas à Aillaud – même là où à l’origine il avait conçu et longuement médité des revêtements en enduit peint. Et puis enfin et surtout n’oublions pas que le projet d’architecture a le plus souvent été sélectionné précisément en raison directe des démolitions et mutations imposées à la forme initiale. Qu’il y ait projet d’architecture ne suffit donc pas à traiter correctement ces grands ensembles. Dans le fond, ce que l’on souhaite à l’habitat social, c’est d’être l’objet d’un processus collectif d’élaboration architecturale comme cela se pratique en Allemagne pour tout projet urbain d’importance, et de bénéficier d’un apport continu d’expertise extérieure comme cela se pratique en France pour les a bords de MH, les secteurs sauvegardés ou même pour certains projets urbains comme Euralille où le maître d’ouvrage Baïetto a oeuvré pour un processus d’élaboration pluriel et continu. Le ministère de la Culture avec détermination et constance, et sans se laisser déstabiliser par les nombreuses rebuffades qu’il a essuyées au début, essaie depuis dix ans d’insuffler ce souci du débat et de l’expertise à tous les niveaux de l’instruction des projets de réhabilitation. Et ce ministère ce sont d’abord et en premier, les ABF qui tirent les sonnettes d’alarme, harcèlent les DDT (anciennes DDE) pour avoir les dossiers, importunent les préfets de leurs avis réservés ou négatifs, tentent de s’immiscer dans des procédures là où l’architecture n’est pas la bienvenue. Les ABF, surtout dans leurs nouvelles générations (comme on le voit bien dans leur école de formation, à Chaillot, où les thèmes ANRU sont très prisés) constituent donc la première population d’experts que l’on rencontre sur cette question. Mais il en est d’autres, historiens de l’art notamment que la Culture peut mobiliser quand il le faut. Entre 2004 et 2008, le ministère de la Culture, allié à celui de l’Écologie a lancé deux missions d’inspection sur Villetaneuse (Vieux Pays de Renaudie) et Pantin (le Serpentin d’Émile Aillaud aux Courtillières) qui ont permis de rebattre les cartes et grosso modo de sauver les bâtiments en cause. Enfin en 2006, le ministère a écrit avec l’ANRU une circulaire commune qui légitime l’intervention des ABF, même en dehors de toutes les protections patrimoniales classiques, et leur permet – il leur faut encore sur le terrain conquérir ce droit ! – de donner des avis architecturaux sur les dossiers de réhabilitation. Et quant au ministère de la Culture lui-même, il essaie de faire porter sa voix au Conseil d’Administration de l’ANRU. L’ANRU elle même a beaucoup assoupli ses positions depuis plusieurs années et l’idéologie du tout démolition y a nettement reculé, mais ses services instructeurs sont les DDT qui ont perdu toute expertise architecturale depuis les années 80. La bataille de l’architecture n’est pas encore gagnée, mais elle n’est déjà plus perdue. Et il va de soi qu’au delà-même de la présence des troupes du ministère chargé de l’architecture dans l’instruction des dossiers, la bataille ne sera réellement gagnée que lorsque le débat architectural sur les grands ensembles aura su mobiliser l’ensemble des experts et des relais d’opinion.

Un projet respectueux
L’architecte qui a le bonheur de se colleter avec un projet de réhabilitation d’un grand ensemble doit d’abord être pénétré de l’idée qu’il s’agit là d’un des exercices architecturaux les plus stimulants. En effet il doit, ou devrait, commencer par se pénétrer de l’esprit du lieu, comprendre les intentions de l’architecte, sa vision de la ville. Car il y avait, du moins dans les meilleures réalisations, une certaine idée de l’habiter, qui pour n’être plus à la mode n’en était pas moins réelle. Retrouver sous la gangue de l’usure, mais toujours présentes en puissance les intentions urbaines d’Aillaud, de Labourdette et consorts, est un exercice intellectuel nécessaire et passionnant. Confronté à la nécessité d’adopter et de mettre aux normes, il doit être capable de dire : si je peux toucher à ceci, par contre je m’interdis de toucher à cela sous peine de porter atteinte à une qualité essentielle du lieu. La compréhension, l’amitié, l’empathie sont nécessaires à la réussite comme nous le montre péremptoirement par l’absurde ce qui a été commis à Chanteloup-les-Vignes. Confrontée au projet de démolition d’un quartier de Renaudie à Villetaneuse, la mission d’inspection avait identifié la volumétrie extérieure, le jeu puissant et contrasté des bétons à utiliser en structure ainsi que les galeries au rez-de-chaussée avec leurs portiques en V comme le minimum de ce qui devait être conservé. L’architecte d’opération est allé plus loin : il a conservé les terrasses plantées et trouvé le moyen de refaire des appartements fidèles à la typologie si reconnaissable de Renaudie. Le résultat est exceptionnel et le promoteur a vendu sur plans la totalité des appartements y compris à des anciens locataires tout heureux de revenir sur place. La fidélité s’est révélée payante, infirmant ainsi tous les discours catastrophiques auparavant tenus sur cette réalisation. Sur les Courtillières, la mission d’inspection a tenu bon pour réduire les démolitions projetées à des dimensions comparables à l’ouverture déjà réalisée par Aillaud sur l’avenue des Courtillières et surtout pour maintenir à l’ensemble du serpentin un aspect parfaitement lisse, échappant ainsi aux lourds bardages projetés qui auraient transformé cette réalisation aérienne en une muraille maçonnée. Elle a également refusé tout bariolage arbitraire et proposé une stratégie de coloration inspirée des principes de Rieti et d’Aillaud. Il est possible d’intervenir sur un grand ensemble si on en respecte le parti architectural d’origine et les caractéristiques ou éléments constitutifs les plus forts, ceux qui en constituent l’image.

Un projet courageux
Mais le projet doit avoir également le courage de traiter les points qui fâchent, car sous peine d’en arrêter l’évolution, on condamne le plus sûrement les grands ensembles à devenir des lieux indignes et donc voués à la démolition. Le premier des problèmes à devoir être impérativement traité est celui de la sécurité des personnes et des biens. La réponse est dite souvent « résidentialisation » : elle consiste à sécuriser les entrées de bâtiments souvent en les agrandissant, en les ouvrant au jour naturel ou en les dotant de sas. Dans l’habitat proliférant la résidentialisation consiste à condamner les circulations mi-publiques mi-privées telles qu’on les trouve chez Renaudie et qui peuvent amener le « visiteur extérieur » venant de la rue jusqu’à la porte du logement sans aucun sas intermédiaire. Il est exact qu’un des points essentiels de l’utopie sociale des années 70 est ainsi remis en cause et que la résidentialisation d’un bâtiment de Renaudie telle celle menée par l’AOTEP sur un de ces bâtiments à Villetaneuse est une atteinte sérieuse au parti architectural. Il faut en accepter le principe, quitte à en négocier au mieux l’aspect architectural voire la réversibilité. C’est ainsi également qu’à propos du projet de mise en sécurité des Courtilllières et de remise en cause des espaces semi-publics du rez-de chaussée, la mission d’expertise en avait à contre-coeur accepté le principe, mais avait refusé la solution proposée trop pesante pour proposer une solution qui gardait quelque chose de la légèreté initiale. Claude Parent, qui n’est pas vraiment amateur de grands ensembles a proposé en 2007, dans la brochure déjà citée éditée par le ministère de la Culture, quelques recettes pour la mise en sécurité, et notamment que le système de communication soit obligatoirement transparent et dégagé des façades ou même ouvert à l’air libre. On notera d’ailleurs que ce système conjugué avec une hauteur limitée à R+3 est précisément appliqué dans les HLM construits à Montpellier depuis trente ans qui font l’économie des ascenseurs. Il propose également la mise en place d’impasses pour « dérouter » les fuyards, ce qui renforce mon propos sur l’inutilité des ouvertures sécuritaires, voire leur nocivité comme exposé plus haut. Mais ces idées ne sont pas toujours applicables aux grands ensembles existants. Un autre problème à traiter sans tabou est celui du respect des partitionnements intérieurs. Il faut savoir les abandonner car les F3 ne font plus 35m2, et les modes de vie ne sont plus les mêmes qu’en 1960. D’autant que les plans sont souvent largement répétitifs et qu’il vaut mieux, lors d’une réfection générale isoler par l’intérieur que par l’extérieur. La mission d’inspection l’avait admis sans détours pour les Courtillières ce qui n’empêche pas de faire du « à la manière de » comme on l’a réussi à Villetaneuse où les nouveaux appartements reprennent les principes distributifs de Renaudie. Il serait souhaitable enfin qu’une sensibilité paysagère aiguë vienne enrichir les projets de réhabilitation. Les espaces verts des grands ensembles ne sont pas toujours aussi nuls que l’on veut bien le dire et il en est même de remarquables comme les parcs et les jardins d’Émile Aillaud à Pantin ou à la Grande Borne, qui doivent être préservés comme des chefs d’oeuvre paysagers du XXe siècle. De façon générale, si les bâtiments des grands ensembles ont parfois bien mal vieilli, il n’en est pas de même pour les arbres qui ont atteint eux en quarante ou cinquante ans une belle allure. On souhaiterait finalement qu’à côté du programme de réhabilitation, il y ait un véritable plan de paysage, un « urbanisme paysager » pour reprendre l’expression de Caroline Stefulesco dans son livre de 1988, qui unifierait des espaces parfois disjoints, et saurait redonner des repères visuels et surtout de la dignité. C’est un aspect des rénovations qui est souvent traité à l’économie, malheureusement, et qui d’ailleurs ne peut donner son plein effet que des décennies plus tard, hors des échéances électorales. S’il faut absolument une conclusion à ce sujet en permanente et rapide évolution, ce sera la suivante : le logement social des Trente Glorieuses sera sauvé dans l’exacte mesure où le développement durable et la nécessité écologique seront pris en compte dans les décisions. Apparemment il est paradoxal de l’affirmer pour un habitat qui a été construit dans l’urgence et souvent hors de toute planification urbaine préalable. Mais il serait bien plus coûteux de le démolir que de l’adapter. Il est déjà-là et sa simple existence est une économie d’investissement pour l’avenir. Construit il y a cinquante ans aux limites de la périphérie, il est maintenant au coeur de la zone agglomérée. Il est une réserve foncière pour de densifications futures. Il est devenu en un demi-siècle un lieu d’histoire(s) et de patrimoine. En Seine Saint-Denis, le patrimoine et l’histoire du lieu, c’est la basilique Saint-Denis, les Courtillières à Pantin, la cité de l’Étoile à Bobigny, les réalisations de Lods à Drancy et cette légitimité, qui n’existait pas il y a un demi-siècle, est le meilleur point d’accroche qui soit pour un nouveau développement économique ancré dans son territoire. Ce patrimoine est une chance, il faut la saisir.

  1. Il faut d’ailleurs constater que l’entretien est le plus grand absent de la politique de l’habitat social. Tout se passe en fait comme si les nécessaires et permanentes dépenses d’entretien étaient sans cesse remises à un avenir lointain jusqu’à ce qu’un délabrement pathologique amène les bailleurs à « présenter la note » aux pouvoirs publics, environ tous les 20 ans : les campagnes de PALULOS dans les années 80, les rénovations ANRU dans les années 2000 ont, entre autres objectifs, servi aussi à pallier le manque d’entretien récurrent et cumulé. À quoi ont été utilisées les provisions pour charges d’entretien et grosses réparations prélevées dans les loyers ? On a même le sentiment que certains projets de rénovation de l’ANRU sont conçus pour faire l’économie de tout entretien à venir, comme si l’entretien n’était pas une dimension normale de toute politique « patrimoniale » et comme si le summum du développement durable était de faire l’impasse sur cette catégorie de dépense.
  2. J’emploie l’expression citadelle ouvrière en détournant le sens donné par certaines municipalités marxistes en France, comme en Autriche (cf. la Karl Marx Hof à Vienne) pour caractériser certaines réalisations d’habitat collectif souvent majestueuses et soignées dans leur réalisation, où s’exprimait à côté d’un souci d’auto-défense et de techniques de contrôle social non niables, une réelle fierté d’être ensemble qui donnait à ces réalisations force et dignité. Tout l’enjeu de la réhabilitation est de garder cette force et cette dignité en neutralisant les dispositifs d’auto-contrôle et d’auto-défense. Tout compte fait, beaucoup de châteaux-forts ont su, eux aussi, s’ouvrir et s’humaniser en gardant leur caractère !
  3. Je reprends à Bruno Vayssière cette expression par laquelle dans son livre fondateur paru en 1988, “Reconstruction, déconstruction, le Hard French ou l’architecture française des 30 Glorieuses”, il qualifie cette spécificité française du logement social construit avec les méthodes de l’industrialisation lourde.
  4. Bien médiatisée (édition d’une brochure remarquable, organisation le 28 novembre 2010 d’un colloque spécialisé), l’opération peut inspirer les régions encore réticentes et peut provoquer des suites spectaculaires. Une grande exposition dans un lieu majeur comme Beaubourg ou la Cité de l’architecture et du patrimoine pourrait constituer un point d’orgue et l’occasion d’une relance généralisée de cette politique.