« Le passé n’est jamais mort. Ce n’est même pas passé. Nous travaillons tous dans des toiles tissées bien avant notre naissance, des toiles d’hérédité et d’environnement, de désir et de conséquence, d’histoire et d’éternité. »
William Faulkner (in Le bruit et la fureur – 1929)
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Un art de la lisière : les maîtres d’œuvre arméniens, entre Grecs, Musulmans et Croisés
À rebours d’une idée reçue, l’obstination spirituelle et politique des arméniens médiévaux d’affirmer leur identité au travers d’une expression artistique autonome (également dans l’enluminure), ne se concevra nullement en opposition aux divers envahisseurs.
Tout d’abord, l’Arménie est occupée pour partie par les Arabes du VIIe au IXe siècle. Cette domination ne se traduit pas par l’arrivée massive de populations nouvelles en dehors de quelques tribus, mais par la mainmise sur des seigneuries. Près d’un siècle de stagnation suit, à partir de la fin du VIIe, où aucun chantier d’envergure n’est entrepris. Puis, à la faveur d’un relâchement de l’emprise du Califat Abbasside et le développement du réseau commercial, au milieu du IXe, une renaissance architecturale se fait jour. La première conséquence est la rupture avec la tradition picturale d’influence Byzantine. À dire vrai, elle était déjà consommée par le renforcement du schisme chrétien majoritaire en Arménie le monophysisme (dit dogme d’Ephèse : unique nature divine du verbe incarné en Christ) et de fait une certaine iconoclastie voit le jour qui va parcourir presque trois siècles du VIIIe au Xe siècle.
Les stèles en croix, dites Khatchkar, encore assez frustres au IXe siècle, qui représentent des crucifix sous la forme d’arbre de vie avec des extrémités bourgeonnantes (jamais donc l’instrument des souffrances humaines du Christ), vont s’orner d’une profusion d’entrelacs. L’art du portail s’enrichit, les contours vont s’affiner et présenter des arcatures à lobes et des encadrements rectangulaires bordés de bandes ornementées. Ils prennent même la forme d’un double chambranle : un premier cadre cintré surmonté d’un second cadre rectangulaire comme dans le monde musulman. La tradition des arcatures outrepassées est également réactivée.
L’invasion du sultanat Seldjoukide (prise de Manzinkert 1071), si elle ne se solde pas par une mainmise définitive (les armées arméno-géorgiennes libèrent pour une courte période l’ancien royaume arménien en 1199), aboutit à l’installation effective à partir du XIe de dizaines de milliers de turcs, accompagnée d’une islamisation plus ou moins contrainte des populations locales.
Très vite, l’état seldjoukide se morcelle et les nouveaux arrivants en se sédentarisant imposent leur pouvoir. Les Seldjoukides d’Anatolie s’appuient alors sur les communautés chrétiennes locales pour fonder leurs canons artistiques. Il s’agit principalement des Syriens du Nord, habiles tailleurs de pierre, et des Arméniens, maîtres en stéréotomie. Ces bâtisseurs chrétiens, à la tête de véritables équipes d’entrepreneurs, travaillent à la demande des sultans. Une brillante architecture cosmopolite civile et religieuse, se développe notamment par l’échange de savoir-faire entre le début du XIIIe et les premières décennies du XIVe siècle.
Les preuves de cette contribution ne manquent pas : car l’on retrouve souvent inscrits, sur le nu des murs, des séries de marques de tâcherons ou des dédicaces épigraphiques qui dérivent de l’alphabet grec ou arménien (si elles ne sont pas effacées intentionnellement). L’on sait ainsi formellement, pour n’en mentionner que quelques uns, que le mausolée de Mama Hatun Kumbet (1182) à Tercan est construit par l’arménien Muffadel, la mosquée de Divriği (1229) par l’arménien Kuramshah, le Hékim Han (caravansérail) de Malatya (1218) par le chrétien syrien Abdul Hasan qui “signe” en alphabet arménien, la Medrese, c’est-à-dire une école coranique de Konya, par l’arménien Caloust en 1264, celle de Gok de Sivas (1271) par le gréco-arménien Kalouyan, etc. Les architectes autochtones apportent aux conquérants leur précieuse expérience des matériaux volcaniques de la région et des dispositifs parasismiques. Ils transcrivent également leur grammaire des formes : tour lanterne surmontée d’une toiture pyramidale toujours en partie médiane du bâtiment, salle à plusieurs nefs avec un vaisseau central contrebuté par des bas-côtés, paires d’escaliers en encorbellement d’accès aux chapelles intérieures qui s’extériorisent dans l’architecture Seldjoukide.
Qui plus est, la consolidation à la même époque (XIIe–XIVe siècle) d’un nouveau royaume arménien en Cilicie (appelé également « Petite Arménie ») en contact avec les croisés permet aux maçons arméniens de systématiser dans la construction d’édifices civils et religieux, chrétiens ou musulmans, les formules techniques à voûtes en carènes, arcs en tiers point et contreforts, plus usitées en occident1 . Sous cette influence, la mosquée seldjoukide anatolienne adopte le particularisme de la nef centrale plus large et en partie exhaussée et élimine la cour qui revient uniquement dans la nef centrale comme travée primitivement hypèthre (sans toit).
La pénétration du XIIe au XIVe de l’iconographie sculptée occidentale en Arménie métropolitaine s’effectue par l’intermédiaire des contacts étroits noués entre le royaume de Cilicie (Petite Arménie) et les Croisés.
De leur côté, les dynastes Seldjoukides exportèrent sur ces nouvelles terres, l’héritage architectural de l’est iranien de l’époque Ghaznévide. Les artisans autochtones non seulement épousent ces principes architectoniques, mais les appliquent dans leurs édifices cultuels et civils. Le principe de l’Iwan (demi-salle à coupole ouverte sur cour), est décliné sous forme de porches monumentaux d’entrée des édifices dont le tympan est travaillé selon le procédé du répertoire islamisant de la muquarna (stalactites cloisonnant des alvéoles). Le Mihrab (alcôve ornementée creusée dans la muraille d’une mosquée orientée vers la Mecque), se retrouve décliné aux angles de clochers ou de réfectoires quadrangulaires des édifices chrétiens.
Vers des formes régionales ? le royaume arménien de Cilicie, la « Persarménie », etc.
La politique de Byzance a consisté constamment à conquérir les provinces des confins et d’en ruiner les forces militaires. Elle contribua à des dispersions et regroupements de populations. Ainsi, à la faveur de reculs et d’extensions, les byzantins installèrent les populations chrétiennes de Syrie et d’Arménie dans des régions plus à l’intérieur de l’empire : Macédoine, Cappadoce et Cilicie. Cette stratégie s’est avérée désastreuse puisque le solide bouclier de royaumes vassaux à l’orient de l’Empire finira par être détruit et Byzance subira l’installation des Turcs seldjoukides en Anatolie en 1071. Dans ce chaos, une nouvelle situation se créée en Asie antérieure. Si Byzance perd le contrôle, la domination seldjoukide ne s’y consolide pas partout. Des seigneuries arméniennes installées autrefois par Constantinople s’émancipent, un prince local, Roupen, les réunit et fonde en 1080 en Cilicie une principauté indépendante au bord de la Méditerranée, qui deviendra royaume en 1198 et durera jusqu’en 1375. Cette fondation d’un état “politico-militaire” précède de peu l’arrivée de la Première croisade venue d’Occident, en 1098.
Sur ces terres, les byzantins y avaient développé un rideau défensif associant des citadelles refuges et un réseau de places fortes, verrouillant les différentes passes des montagnes et fleuves. Les Arméniens le complétèrent. La plupart de ces sites sont hybrides du point de vue historique. Ils combinent ainsi des éléments de l’architecture militaire connus au Proche-Orient depuis le haut Moyen-Âge. Pour autant, la permanence de la strate arménienne est visible, notamment les vestiges des résidences seigneuriales, des enceintes avec leurs dispositifs de porterie, des chapelles castrales, des programmes urbains. Par le contact privilégié avec les Croisés, ce royaume participera à la diffusion plus tardive en Europe, de ces techniques constructives en se faisant les “passeurs” des savoir-faire byzantins ou arabo-musulmans avec quelques innovations à la clé2 . Car de nombreuses formules défensives, attribuées à tort aux Croisés telles que les murs en bossages, les porteries à défilement coudé, les barbacanes, le bergfried intégré à la courtine (alors qu’en Occident, en raison de l’organisation de la société féodale, l’on préfère longtemps le donjon isolé à position centrale), les tours circulaires massives des courtines et aux angles des donjons, les meurtrières des tours de flanquement et le procédé antisismique des colonnes en boutisse, ont été conjuguées avant dans ce royaume.
L’intervalle du XVe jusqu’au XVIIe constitue une sombre période et voit l’ensemble de l’Asie Mineure comme une zone d’affrontement entre l’Empire ottoman et l’Iran séfévide. Très peu de constructions communautaires sont créées. La culture se réfugie dans les monastères et des foyers diasporiques. L’activité architecturale reprend en Arménie après un traité de paix en 1639 entre les deux belligérants. Un courant “iranisant” se manifeste alors, surtout dans les régions sud-est du plateau arménien : ces artisans réinterprètent le décor sculpté et explorent les possibilités de matériaux moins coutumiers comme la brique. Apparaissent des dômes plus variés : des arrondies, à bulbe, etc. Sous les coupoles, des pendentifs deviennent réticulés. Enfin, on assiste à un retour vif de la peinture murale et de la fresque.
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- p75 Henri Stierlin, Turquie, Des Seldjoukides aux Ottomans, Tashen Architecture Mondial 1998 ; voir également les travaux de S.Peter Cowe Patterns of Armeno-Muslim interchange on the Arménian Plateau in the interstice between Byzantine and Ottoman Hegemony (2016). ↩
- Une littérature abondante et ancienne existe sur cette thématique du primat de l’Orient dans la construction défensive. L’article s’appuie sur l’excellent travail de Maxime Koep (site internet : Forteresses d’Orient) et à grands traits sur les études du castellologue Jean-Claude Voisin Les citadelles du royaume arménien de Cilicie, XIIe-XIVe siècle Edition Terre du Liban 2002. L’on trouvera également la thèse de Dweezil Vandekerckhove, The origins, development, and spatial distribution of medieval fortifications and rural settlements in Cilicia 1075-1375, Cardiff 2014. À noter l’ouvrage de 1982 très didactique Les Châteaux du Soleil d’Henri Paul Eydoux, Édition Perrin. ↩