En janvier 2006, sœur Brigitte et moi-même avons rencontré Renzo Piano dans son agence parisienne pour lui exposer notre projet. Il s’agissait de reconstruire le bâtiment d’accueil de la chapelle de Le Corbusier.
Ce bâtiment posté au bas de la dernière montée du chemin grimpant au sanctuaire occupe sans vergogne le paysage. C’est un chalet vétuste, mal placé, incommode, fait de pièces et de morceaux, et peint d’une vilaine couleur rosée. Il ne devait pas y avoir en soi grande difficulté à reconstruire cet édifice, sinon le choix de l’architecte.
Un artiste architecte
Il fallait un architecte de renommée internationale qui puisse construire près de Le Corbusier sans rivaliser avec lui, sans le plagier non plus, quelqu’un d’authentique et de grande sensibilité, qui reste modeste devant son aîné tout en étant lui-même… Nous avions songé à Renzo Piano, non pas à cause de Beaubourg ni des centres commerciaux, des auditoriums, des ports et aéroports, mais de la fondation du Menil, du musée de Berne, de l’atelier Brancusi et de la fondation Beyeler à Bâle, dont nous sommes presque voisins.
Nous voulions, en arrivant sur le site, une porte à pousser: entrer comme on entre en province par les jardins, un bâtiment qui joue son rôle de billetterie, de petite librairie avec quelques tables pour prendre le café ; un coin pour se reposer, écrire une carte postale, un endroit calme, rustique, où se rassembler en descendant du car. Un lieu de passage où le regard oublie la route et où le coeur se prépare avant de grimper les derniers cent mètres qui mènent à la chapelle, ce lieu de recueillement, de paix et de joie intérieure. (L. C.)
Renzo Piano avait tout de suite compris que Notre-Dame-du-Haut, chef-d’oeuvre de l’architecture sacrée et fleuron du patrimoine, est d’abord une chapelle vivante, dédiée à la Paix, ouverte sur le monde et visitée par le monde entier. Croyants et non croyants admirent l’architecture, mais ils y puisent aussi une lumière de l’espace indicible. Sensibles aux proportions humaines et divines que Le Corbusier y a mises, ils éprouvent une symbiose avec ce vase de douceur en béton, si maternel et si intime à chacun.
Or ce vase pétri par Le Corbusier, exposé aux horizons et à leurs quatre vents, est fragilisé. Le monde a considérablement évolué en cinquante ans. La chapelle, bien qu’elle ne soit plus objet de controverses, est toujours aussi jeune et a gardé son pouvoir d’émerveillement. Aujourd’hui, le tourisme de masse s’est développé. Un chapelain isolé sur la colline ne peut plus recevoir tous les groupes de visiteurs ou de pèlerins qui affluent, et encore moins les accueillir ; faire halte à Ronchamp, retrouver le silence et sa voix profonde n’est plus à la portée de chacun. Nous avions donc souhaité qu’une petite fraternité puisse veiller sur le site, être présente sans s’imposer et assurer en un lieu proche un témoignage et une vie de prière par tous les temps, en toutes saisons.
Les Clarisses de Besançon, dont la communauté remonte au XIIIe siècle, comme le pèlerinage à Notre-Dame-du-Haut, cherchaient à quitter leur ancien couvent pour former une communauté nouvelle, enracinée dans la famille franciscaine, c’est-à-dire dans la pauvreté, l’humilité, le partage, la nature et la beauté. Quel lieu plus prédestiné que celui de la colline de Ronchamp pour vivre selon ces instances devenues vœux de vie ? La communauté pourrait se refonder à la lumière de la chapelle et, tout en restant limitée à une douzaine de soeurs, devenir internationale comme le site lui-même.
Renzo Piano avait saisi la nécessité de cette communauté, veillant en contrebas de la chapelle, son lieu de vie et de travail, l’hébergement et l’oratoire et, au-delà des arbres, à l’ouest, l’horizon comme clôture. Avec son humour et sa légèreté poétique, il comparait les sœurs à des elfes : elles sont invisibles, mais elles sont là, bien vivantes, donnant à la chapelle sa respiration intérieure, une sorte d’oxygène spirituel tout aussi fondamental que celui que produisent les feuilles. La lumière devait descendre, au travers des frondaisons, dans les chambres, les logettes de chacune, par des puits de lumière. Et de la terre monterait vers le haut, l’esprit vivifié par les reflets du soleil et la vue sans limites sur les plaines de la Saône. Renzo Piano avait donc, tout en dessinant l’accueil, la Porterie de Notre-Dame-du-Haut, conçu la fraternité contemplative des Clarisses de Sainte-Colette. Pendant plus de deux ans, les deux associations maîtres d’ouvrage se sont rendues à Paris pour suivre les plans, préciser le cahier des charges, dialoguer avec l’architecte, son équipe et Paul Vincent, senior partner à l’agence. Œuvre en devenir, jamais entièrement arrêtée jusqu’à la date présente, le 8 septembre 2008, date symbolique puisque le 8 septembre est le jour du pèlerinage annuel à Notre-Dame-du-Haut.
La recherche d’une solidarité
Renzo Piano était déjà venu à Ronchamp. Jamais n’aurait pensé, ni voulu, se confronter, en cette place éminemment inspirée, à une œuvre d’une telle beauté. Il lui a fallu beaucoup de modestie pour accepter, et de courage, car une attitude trop réservée, voire timide, abîmerait le site et ne le servirait pas. Ce n’est pas un supplément qu’il faut lui apporter -il n’en a pas besoin- mais un ensemencement vital pour sa croissance. Un terreau spirituel pour maintenir la vocation de l’espace sacré créé par Le Corbusier, mais qui vit aussi du recueillement des milliers de pèlerins chaque jour de l’année. Il ne fallait pas se cacher, mais s’affirmer dans une intériorité qui se cherche au travers des doutes et dans une pauvreté vraie. La proximité du vieil ami Jean Prouvé qui a érigé le campanile de la chapelle en 1975 a peut-être été un signe, une main tendue. À plusieurs reprises au cours des études, Renzo Piano est monté à la chapelle pour revivre la nature du terrain et de ses perspectives, pour mieux appréhender la situa-tion des zones boisées, souvent des taillis buissonneux, sur des pourtours extérieurs au site au moment de la construction de Le Corbusier. Pour prendre des distances qui cependant doivent demeurer suffisamment proches, vérifier qu’il n’y ait jamais interférence malgré une solidarité profonde, vérifier sans cesse la justesse. Éviter par-dessus tout le geste architectural, renoncer aux formes belles et inspirées et qui pourtant semblaient déjà sortir de terre comme ces ailes de zinc, arêtes de plaques tectoniques, comme on en voit sur les sols schisteux. Enterrer davantage pour mieux faire respirer la colline et, presque paradoxalement, l’ouvrir davantage à la lumière. C’est ainsi que Renzo Piano dut reprendre plusieurs fois ses plans, déplacer les bâtiments, les compacter, ou diminuer les surfaces, tenant compte aussi bien du paysage d’aujourd’hui, de la nature des sols, des roches et de la forêt, que de sa propre réflexion, des échos, de la réponse d’un site qu’on ne peut violenter et de son intuition surtout. Après le débat public du 25 juin dernier à la Maison de l’Architecture et du Patrimoine, il est venu seul, comme en secret, à Ronchamp, pour y passer une matinée, regarder, sentir, dessiner.
L’AONDH, association loi 1901, est propriétaire de la chapelle de Ronchamp qu’elle a commandée, avec l’appui de la Commission diocésaine d’Art sacré, à Le Corbusier en 1950 quand elle était Société immobilière de Reconstruction de la chapelle. L’architecte lui a formellement concédé les droits artistiques sur le bâtiment en 1956. Elle est aujourd’hui martre d’ouvrage pour Ici Porterie de Notre-Dame-du-Haut, EURL commerciale qui assure l’entretien du site.
En harmonie avec la nature
Dans cette aventure, le paysagiste Michel Corajoud rejoint et accompagné : faut-il restituer à la colline un improbable environnement primitif d’arbres et de verdure ? N’est-il pas important de restructurer des lignes de vue sur l’horizon, sachant que la végétation foisonne en ces régions et que les enracinements des beaux arbres, hêtres ou chênes, sont extrêmement fragiles, souvent étouffés par les acacias rapides. Le projet a sans cesse gagné en rigueur et en simplicité. Maintenant, les plans définitivement arrêtés, il semble être là comme depuis toujours. Ce sont des soulèvements sur le topos suivant les courbes du terrain, des ouvertures comme le ferait un cutter sur un bristol. Ici, des fentes sous la pression du sol, mais une pression légère, toute en douceur. Pas le grondement tellurique d’une lave en fusion, mais plutôt l’esprit qui s’échappe du sol pour rejoindre la lumière ; celle-ci, ensoleillée ou pluvieuse, inonde le champ de la roche qui affleure, elle la féconde, la fait chanter. Ouvertures qui semblent aléatoires, mais qui marquent les rebords de la colline, amplifient l’espace ou le magnifient. Elles le structurent, en réponse aux courbes et à la végétation, par des murets perpendiculaires en parpaings crépis et prolongent les toitures, “ailes de papillon” ou plutôt écailles minérales comme les plaques carbonifères, à présent recouvertes, mais qui s’élevaient des terrils dans les années 1950. Le respect de la terre, les énergies renouvelables, le réemploi de l’humus, des roches concassées et des ligneux broyés, président à ta conception des habitats. Chacun d’eux regarde vers la vallée par un jardin d’hiver -premier plan de plantes et de fleurs sous surfaces vitrées, des verrières ombrées par une claustra. Les soirs d’hiver, on verra sans doute de petites lumières scintiller au sud-ouest, en ruban, en couronne, entre les ramures dépouillées : ce sont les paupières ouvertes de la colline veillant sur la vallée, mais aussi des ouïes qui font vibrer le silence et ses harmoniques les plus lointaines.
Jean-François Mathey
Président de l’association de l’œuvre Notre-Darne du Haut