L’architecture et l’urbanisme valent bien un débat… (1/2)

Quand vous évoquez la relation entre l’État, les collectivités locales et les citoyens à propos de l’architecture et de l’urbanisme, à ma connaissance, vous le faites sans disposer d’une réflexion de synthèse ni d’ouvrages qui en traiteraient. Ce n’est pas fortuit car ce n’est que depuis peu que l’architecture ordinaire est entrée dans la mouvance de l’État. Elle ne fait qu’émerger comme source de normes originales d’une action publique distincte des autres. Raconter l’évolution des choses serait très long. Je voudrais néanmoins poser quelques points de repères historiques.

Nous pouvons observer une première période, celle correspondant à la Gaule romaine, au cours de laquelle coexistent villages gaulois et villes romaines. Ces villages étaient beaucoup moins frustes et mieux construits qu’on ne l’imagine encore. Ils ressemblaient aux villages paysans d’aujourd’hui et l’architecture des maisons se pliait aux données naturelles et obéissaient à des règles simples, à la portée de chacun. À ses cités, Rome a plaqué des entités urbaines suivant un plan type appliqué dans tout l’Empire. Ces villes furent signes de pouvoir, lieux d’organisation des rapports sociaux et d’exercice de l’autorité romaine sur les “pagus” environnants. Cet état de choses a duré quatre siècles, jusqu’aux grandes invasions.

Nous sommes alors entrés dans une seconde période caractérisée par l’organisation et le développement de “villes forteresses” édifiées à l’emplacement des villes romanisées, d’une part, et de l’autre, par le morcellement du territoire à l’initiative des féodaux. Des territoires, devenus le champ clos des rivalités princières, ont porté une organisation de l’espace sur lequel les villes, continuant à exercer une fonction marchande, devaient en même temps s’entourer de fortifications pour se protéger des incursions militaires. L’obligation de défense a fortement contraint, pendant pratiquement dix siècles, l’organisation des villes, leurs rapports avec les villages jusqu’à l’époque moderne et finalement les partis architecturaux des immeubles.

Au XVIIIe siècle, nous sommes entrés dans un autre régime. Dans la mesure où les villes grandissaient, devenant de plus en plus industrieuses et peuplées, le concept de “ville forteresse” a cédé la place à celui de “ville ouverte”. Et, à partir du noyau originel enfermé dans les fortifications militaires, se sont développés des quartiers périphériques qui furent quelquefois encore entourés de fortifications, cas de Paris. Les dernières défenses de la capitale datent du XIXe siècle, ce n’est pas si loin. En 1870, Paris n’a pas été déclaré “ville ouverte”. Le parti d’urbanisation d’Haussmann, d’intégration des communes périphériques du vieux Paris au nouveau, tint compte aussi de préoccupations militaires. À la fin du XIXe et au début du XXe se produit un phénomène nouveau qui semble échapper à l’autorité politique nationale comme aux pouvoirs locaux. C’est le phénomène de banlieue, c’est-à-dire la fixation à la périphérie des villes qu’on appelait “classiques” de populations et d’activités dans des villages alors ruraux, sans aucune vision de l’ordre spatial à établir et sans aucune discipline. Celle-ci s’est développée à partir d’un réseau routier puis ferroviaire qui n’avait pas pour vocation d’organiser le développement de la ville mais bien de relier celle-ci au reste du territoire et de l’armature urbaine. Ce réseau destiné aux longues distances a servi de support à l’organisation de banlieues, opérée par à coups successifs, sans projet d’ensemble. Elles se formèrent par ramification des lotissements industriels, des logements à un réseau de transport qui n’avait pas été destiné à organiser la ville à l’inverse des boulevards haussmanniens et du métro quelques années plus tard.

De la ville négociée à la ville octroyée

Nous avons vécu dans une mouvance informe de l’urbanisme et de l’architecture jusque pratiquement la Libération. Elle a posé le problème de savoir si la Reconstruction se ferait en France à l’identique à l’initiative des victimes des dommages, comme l’école s’en était imposée sous l’Occupation, ou bien au contraire, si elle serait conduite par l’État lui-même suivant une autre conception de l’habitat et de la ville que celle de la reconstruction à l’identique. C’est la solution dirigiste qui l’a emporté, l’étatisation de la ville et de l’architecture. Nous sommes passés de la ville “négociée” entre propriétaires et autorités municipales à la ville octroyée aux particuliers par la “collectivité”. La population a perdu, en la circonstance, son droit de faire valoir sa préférence pour une forme quelconque de ville et d’architecture et cette aliénation s’est amplifiée du fait de la politique publique d’aménagement urbain qui a suivi la Reconstruction. Elle a eu de redoutables conséquences culturelles, dont la première a été la disparition d’une culture architecturale populaire.

Élaborée au cours du temps, elle a laissé des traces que chacun admire encore. Maisons et villages sont le fruit de compromis savamment élaborés par les paysans, les bourgeois et les corporations. L’organisation des grandes cités de province est due à l’intervention des grands intendants. Les réalisations des uns et des autres harmonisent les exigences de la nature, du climat, des métiers, des techniques avec les formes d’art de la maison, du palais et des lieux collectifs bénéficiant de l’adhésion de tous. Elles nous émeuvent, ces diverses réalisations et nous nous acharnons, tardivement mais avec ténacité, à les préserver par toutes sortes de moyens. Les architectes des bâtiments de France savent bien de quoi il s’agit.

Nous sommes entrés dans un système qui tourne le dos au passé. Il a fallu loger des populations et des activités nouvelles en suivant un système de normes, très largement inspiré par la charte d’Athènes, c’est-à-dire la “non-ville”, la séparation du logement, du travail, du commerce, et la dislocation de la vie commune d’autrefois organisée autour de ces enjeux. C’est sur ces données que la Reconstruction, puis la croissance urbaine, se sont faites à la périphérie des villes depuis les années 55-60 ; la Reconstruction, si ma mémoire est fidèle, s’étant achevée financièrement et administrativement dans les années 62-63.

Quel système de normes ?

Alors, la question qui surgit maintenant, les choses étant ce qu’elles sont, est de savoir -l’architecture classique provinciale ou d’origine paysanne, cotôyant dans les villages, la maison standard et la ZUP greffée à la périphérie des villes et appuyée aux grandes surfaces- s’il existe en France un ensemble de normes urbaines et d’architecture qui s’imposent aux réalisations individuelles et aux initiatives des promoteurs publics ou privés. Est-ce que cet ensemble existe, si oui, est-il aussi fort que le système normatif progressivement intégré au code de l’urbanisme ? La réponse est non.

Cet ensemble de normes n’existe pas, alors que de telles normes existent en matière d’urbanisme.

Quand un architecte des bâtiments de France s’oppose à son préfet, ça arrive, au maire ou au promoteur pour défendre un site, un vestige, quelque chose d’original, un témoin du passé, il valide en même temps, au nom de l’État, le système de normes qui a produit ce qu’il veut protéger. Nous rassemblons, dans une action protectrice globale, les ensembles de normes qui se sont construits au cours des âges et dont nos paysages, nos villes, nos villages sont les héritiers.

Mais lorsqu’il doit se prononcer sur des constructions nouvelles, des ensembles nouveaux, l’architecte des bâtiments de France est seul en face de sa conscience professionnelle. Il lui appartient d’apprécier la conformité des projets à l’environnement, à ce qui est déjà construit, à la nécessité de protéger les sites, alors que, de leur côté, les urbanistes ne s’occupent que très secondairement de cet aspect des choses, enclins qu’ils sont à rationaliser l’utilisation de l’espace en application de prescriptions du code d’urbanisme d’où sont absentes celles relatives à la qualité du paysage, de l’architecture et du site urbain à produire.

Cette situation, nous ne sommes pas les seuls à la connaître. Elle est largement partagée par d’autres pays d’Europe occidentale, notamment ceux qui ont été frappés de destructions pendant la querre. Mais, pour le conseiller du délégué à l’aménagement du territoire que je suis, participant à la préparation de la loi d’orientation du développement et de
l’aménagement du territoire, elle me pose une question : est-ce qu’il ne faut pas songer à introduire dans les rapports entre l’État, les collectivités locales et les citoyens, en matière d’architecture, un partage de compétences, une clarification des procédures et des financements, l’écriture de normes d’architecture tels que vous puissiez exercer vos responsabilités avec l’appui des habitants et la compréhension des autorités publiques ?

La dichotomie entre compétences, normes et procédures est le fruit de textes législatifs successifs, inspirés par des opportunités ou des partis pris. Ils ne procèdent pas d’une vision claire et cohérente de ce que doit faire la puissance publique en matière d’architecture en réponse aux exigences de protection du passé et aux aspirations des Français d’aujourd’hui. Leur expression en est d’ailleurs très difficile car elle ne dispose ni du marché ni d’autres moyens institutionnels pour le faire. Le dialogue à ce propos se déroule entre l’État et les collectivités locales et non pas entre eux et les citoyens.

Quand l’idée de promouvoir une nouvelle politique d’aménagement du territoire a pris corps, qu’elle est devenue l’une des politiques prioritaires de l’actuel gouvernement, le problème s’est posé de savoir si nous allions traiter celui de l’architecture au même titre que celui de l’urbanisme, des transports collectifs ou de la santé, pour ne citer que les plus importants. Nous n’avons pas perçu une sensibilité des administrations centrales à cette question. Je vous parle très librement, je ne fais le procès de personne, mais cet enjeu n’est pas venu dans le débat, pas plus que celui de l’urbanisme et de l’architecture des activités de distribution.

Le gouvernement a pris l’engagement devant le Parlement de remettre dans un laps de temps assez court un rapport d’ensemble sur la clarification des compétences et des procédures concernant les divers enjeux de notre vie collective. Est-ce qu’à l’occasion du débat au Sénat ou de la deuxième lecture du texte par l’Assemblée nationale, il ne faudrait pas envisager la clarification des compétences et des normes en la matière ?

Le projet de loi d’orientation ne répond pas à la question que nous posons mais il offre la possibilité d’y réfléchir et de construire plus tard un instrument normatif et législatif plus cohérent et plus clair.

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François LEFEVRE
Préfet - DATAR

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