Reims, années 1920

Septembre 1914 : la bataille de la Marne. Les Allemands, aux portes de Paris, sont refoulés jusqu’à l’Aisne. Reims, occupée durant huit jours, est dégagée, mais le front s’installe pour quatre ans à portée de vue et de canon de la ville. Dès le 19 septembre, des obus incendiaires tombent sur la cathédrale. La charpente de la fin du XVe siècle disparaît dans les flammes. C’est cependant au cours des six derniers mois du conflit, d’avril à octobre 1918 que se fera l’essentiel des destructions, à une époque où la cité est définitivement et totalement évacuée. C’est durant cette période que disparaîtront les dernières maisons en pans de bois de la place Drouet d’Erlon ou de la place des Marchés. C’est également là qu’est rasée la maison des Musiciens. Les statues de cet édifice, contemporain de la cathédrale, avaient pu être déposées et mises à l’abri en janvier de la même année. Le clocher, du début du XVIIIe siècle, de l’église Saint-Jacques, aujourd’hui en fin de restitution, brûle aussi à ce moment-là, ainsi que de nombreux autres bâtiments qui resteront à jamais perdus pour le patrimoine rémois ou ne figureront plus dans celui-ci que sous forme de moignons dans un musée lapidaire en plein air.

Fin 1918, une ville entière est à reconstruire, les bourgs et villages voisins étant également plus ou moins dévastés. Reims va ainsi devenir un “laboratoire” d’urbanisme et d’architecture pendant les dix années qui vont suivre. Un premier concours réunit une vingtaine d’équipes. Le consensus n’arrivant pas à s’établir sur l’un des projets ou sur un compromis de ceux-ci, le plan “Langlet” du nom du maire de l’époque, la municipalité de Charles Roche, élue en Novembre 1919, fait alors appel à l’association La Renaissance des Cités qui délègue l’architecte américain Géo Ford, ancien élève de l’École des beaux arts “ de Paris, qui fera la synthèse des meilleures idées issues de la compétition.

Le plan Ford comprend deux documents principaux, un plan d’ensemble à l’échelle du 1/5000°, relativement innovant, faisant la part belle au zonage. Il envisage ainsi la création d’une ceinture verte composée tout à la fois de parcs et de cités-jardins, tandis que les industries sont regroupées dans des secteurs spécifiques. Douze cités-jardins voient le jour, accueillant près de 2500 logements encore en place aujourd’hui, mais les parcs ne seront jamais réalisés. La plus aboutie est celle du Chemin Vert édifiée par Marcel Auburtin, sur la commande de la S.A. d’H.B.M. Ie Foyer Rémois. Les 617 logements de cette cité sont assemblés dans des maisons en bande d’un étage sur rez de chaussée, selon 14 types différents. On trouve également tout un ensemble de bâtiments complémentaires : une Maison Commune regroupant divers services, une église présentant un aspect extérieur très simple mais dont l’intérieur est l’œuvre de maîtres reconnus comme Maurice Denis, Gustave Jaulmes ou René Lalique parmi tant d’autres. La cité abrite aussi deux petits centres commerciaux accueillant plusieurs boutiques et une Maison de l’Enfance occupée par une crèche et un centre de protection infantile à une époque où n’existent encore ni les Allocations Familiales ni la Sécurité Sociale . Les autres cités réalisées par le Foyer Rémois ou d’autres organismes ne seront pas aussi complètes, elles ne seront de plus jamais achevées selon leur dessin d’origine.

Au centre-ville, le plan Ford propose sur un plan à l’échelle du 1/2000° un canevas plus traditionnel, suite logique des plans haussmanniens du siècle précédent. Il prévoit ainsi plusieurs voies nouvelles tranchant en diagonale dans ce qui reste du tissu urbain ancien ou deux voies de promenade axées, la première sur la tour Nord Ouest de la cathédrale, la seconde se trouvant au chevet de celle-ci. Les voies anciennes sont alignées et élargies. Ford réalise son plan pour une ville de deux cent à trois cent mille habitants et pense que son schéma restera valable une cinquantaine d’années. Il est de fait qu’il prévoit pour Reims l’importante circulation mécanique qui existe déjà à cette époque dans son propre pays et que les problèmes de stationnement et de circulation ne commenceront vraiment à se poser dans la ville des sacres que vers la fin des années 70.

Un dernier plan plus détaillé à l’échelle du 1/500° étudie le cœur de la cité entre l’hôtel de ville et la cathédrale, il esquisse ce que pourraient être les rez-de-chaussée des principaux édifices publics à restaurer ou à réaliser : Maison des sociétés, Académie de musique, lycée, bibliothèque…

Le plan approuvé début 1920, la reconstruction proprement dite peut alors démarrer.

De 1920 à 1930, six mille cinq cents permis de construire seront ainsi instruits . Près de quatre cents architectes différents interviendront. Si certains étaient déjà installés à Reims avant-guerre, de nombreux autres y arrivent alors de région parisienne ou d’ailleurs. Si beaucoup repartent à la fin des chantiers, plusieurs resteront et feront souche. Un tel nombre de concepteurs entraîne une grande variété de réalisations à une époque où l’éclectisme règne en maître. On trouvera donc tous les styles, du pastiche du Moyen-Âge aux réalisations les plus modernes. Une évolution se verra à la suite de l’exposition des Arts décoratifs qui se tient à Paris en 1925. Reims est d’ailleurs bien représentée à cette manifestation où l’on peut admirer la porte de la bibliothèque municipale, alors en cours de chantier, oeuvre de l’architecte Max Sainsaulieu.

Cependant, l’œuvre rémoise majeure de l’expo est le “Mausolée des Batailles de Champagne Erigé à la mémoire des Morts Privés de Sépulture”. Cet édifice, particulièrement intéressant, regroupe plusieurs artistes issus de l’Union rémoise des Arts décoratifs. Cette association, créée quelques années auparavant, à l’initiative de l’architecte rémois Ernest Kalas, veut retrouver à Reims un esprit équivalent à celui de l’École de Nancy au début du siècle. Autour de l’architecte du mausolée, Adolphe Prost, on trouve le maître-verrier Jacques Simon, les sculpteurs Berton, Lacotte-Wary, Pellus et Sediey, le mosaïste Guidici, les ferronniers Decrion, Lacourt, Quenot, Vanhove, Prévot et Mougal sur des dessins du peintre Georges Chauvet. L’aménagement paysager autour de l’édifice sera l’œuvre de l’architecte paysagiste Edouard Redont. Deux ans après l’exposition, le mausolée, exécuté par l’entreprise de béton armé Demavy, sera installé au cimetière militaire de Sillery au sud de Reims. Au retour de l’expo, l’architecture rémoise évoluera, notamment le projet de l’hôtel de la Mutualité sur le Cours Langlet, qui passe d’un projet “haussmannien” daté de juin 1924 à un projet d’esprit beaucoup plus “Art Déco” daté, quant à lui, de janvier 1926.

Deux grandes manifestations éphémères permettront encore aux différents artistes de s’exprimer. La première est le défilé “Reims Magnifique” du 6 Juin 1926 dans l’esprit des défilés de chars du “Rougevin” à l’École des beaux arts : chaque char est placé sous la responsabilité d’un ou deux des principaux architectes rémois. Autour d’eux, nous retrouvons les plus grands artistes et artisans de la cité. En juin 1928, l’exposition des “meilleures marques” offrira des réalisations intéressantes dans ses pavillons ou dans le décor de ceux-ci.

Néanmoins, en 1928, le ressort est cassé. La ville n’a pas retrouvé la population qui était sienne en 1914, ni les habitants, ni les activités ne sont revenus. Les permis de construire sont désormais délivrés au compte goutte (cent quatre vingt-neuf en 1929, pour deux mille cent sept en 1922), plus pour des modifications d’existants que pour du neuf. L’Art Déco est dorénavant révolu, remplacé par un style “paquebot”, plus fonctionnaliste, l’architecte travaille maintenant seul, sans les artistes qui l’accompagnaient jusque là. L’architecture des années 1920, les formes d’urbanisme qu’elle avait pu engendrer, comme la cité-jardin, seront dès lors décriées par les tenants de la charte d’Athènes et laisseront le grand public indifférent. Ce n’est qu’à la fin des années 70, alors que plusieurs immeubles ont déjà disparu sous la pioche des démolisseurs, que l’on commencera à se pencher sur cette période. Fin 1998, à l’initiative de la Ville de Reims, une série de manifestations est venue montrer le nouvel intérêt qui s’attache à cette période et aux œuvres qui ont pu la marquer : une exposition, un colloque international et un guide “Reims Reconstruction 1920-1930” rédigé par l’auteur de ces lignes et par Marc Bédarida. Depuis, cette architecture est reconnue à sa juste valeur : des démolitions ont pu être empêchées, des restaurations spectaculaires ont été réalisées comme celle de l’ancien l’hôtel particulier du notaire Douce, inscrit en 1992 au titre des monuments historiques. Reims, orpheline de son patrimoine plus ancien, écrin dans lequel s’enchassaient ses deux édifices majeurs, la cathédrale et la basilique Saint-Remi aujourd’hui classés au titre du patrimoine mondial de l’Unesco, a pris conscience qu’elle dispose, dans un espace somme toute restreint, d’une architecture alliant une grande variété et une qualité exceptionnelle. En 1993, la Ville de Reims a mis l’accent sur les cités-jardins, dans le cadre de la révision de son plan d’occupation des sols. À l’exception de la cité du Chemin Vert restée propriété du Foyer rémois, les autres cités ont été petit à petit vendues par les sociétés qui les avaient réalisées. Elles risquent de perdre définitivement leur caractère d’ensemble et leur originalité si des garde-fous ne sont pas mis en place. C’est pour cela qu’une exposition a été élaborée permettant de sensibiliser tout à la fois les habitants des cités et les Rémois en général à la qualité d’espaces et d’architecture offerte par ces ensembles. La cité-jardin, avec son échelle humaine a certainement permis une bonne insertion à la vie urbaine de populations issues d’habitats précaires et insalubres. Elle fut une école d’apprentissage à la vie urbaine.

Olivier RIGAUD
Urbaniste

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