Spécialistes de la ville, universitaires, urbanistes et architectes alertent depuis plusieurs décennies sur nos modes d’urbanisation. Aujourd’hui des élus aux citoyens, nous en subissons les premières conséquences. En organisant le colloque Alliances, qui s’est tenu du 6 au 8 décembre 2018 à Châteaugiron, l’Association nationale des architectes des bâtiments de France1 a souhaité réunir professionnels, universitaires, élus et associations, pour partager et explorer ensemble les conditions de l’action et de l’intervention sur ces écosystèmes si complexes et si fragiles que sont les petites villes.
Plus encore que des outils et des financements supplémentaires, c’est une évolution des organisations et la gouvernance nécessaire que l’on retiendra de ce colloque, pour permettre à chacun de s’exprimer et de devenir acteur du cadre de vie, dans la mise en œuvre de cités durables, propices au développement économique et au bien vivre ensemble.
Alliances de compétences
Un projet politique incarné
Dans son introduction, Marie-Christine Renard, directrice de l’École d’architecture de Bretagne, nous rappelle que les projets forts et réussis sont incarnés par des femmes et des hommes politiques courageux qui prennent des risques pour aller au bout de leurs idées : un risque de popularité auprès de leur électorat, mais aussi un risque financier, en faisant le pari d’engager de l’investissement public pour attirer l’investissement privé sur leurs territoires. Le rôle des élus s’appuie sur leur capacité à vendre et à communiquer sur leur commune dans une démarche de mise en valeur des ressources qu’ils ont à offrir, aux investisseurs, mais aussi aux visiteurs et surtout aux habitants. Elle dépend aussi de leur agilité financière, dans leur habilité à s’entourer des bons partenaires, à dialoguer avec les interlocuteurs appropriés, tout en étant ouvert et attentif aux opportunités qui peuvent se présenter.
C’est ce que nous retiendrons du retour d’expérience de Benoît Lauriou, maire de Pont-Croix, sur le projet de réhabilitation de l’ancien séminaire de la commune, estimé à sept millions d’euros au total. À l’origine, un refus du maire sur une demande d’implantation d’un groupement de médecins dans un bâtiment neuf en périphérie, pour leur proposer à la place de s’installer dans le bâtiment en centre-bourg racheté par la commune. En définitive, ce sont une maison médicale, une médiathèque, une opération privée de vingt-cinq logements et une cité musicale qui trouveront leur place dans ce bâtiment, pour un investissement communal de moins d’un million d’euros, grâce à un montage financier optimisé (subventions publiques, investissement privé pour plus de la moitié), comprenant également une part de financement participatif des habitants via une souscription lancée avec la Fondation du patrimoine.
Christian Montin, maire de Marcolès, mentionne l’importance du temps dans le projet de développement d’un village et l’obligation d’engager un projet politique qui dépasse la durée de vie du mandat municipal. Pour relever sa responsabilité d’inventer un avenir à son territoire, il souligne aussi la nécessité de mobiliser une alliance avec un ensemble de partenaires complémentaires qui seront les garants de la continuité dans le temps. À Marcolès, la volonté municipale forte et affirmée se traduit par une acquisition immobilière et foncière importante pour proposer une offre conséquente et attractive aux personnes qui souhaitent développer un projet de vie sur le territoire. À Saint-Calais, l’interdiction de la création de lotissements en périphérie est l’entrée de la politique foncière, au profit de la réhabilitation des logements en centre-ville. Ainsi en 2014, plus de deux cent cinquante maisons ont été vendues dans le centre de cette commune de 3 248 habitants.
C’est en prenant conscience de la désaffection de son centre, que la ville de Joinville a pris de même une position politique affirmée : reprendre la maîtrise foncière sur les bâtiments délaissés sur la base d’un inventaire du patrimoine bâti, pour assurer une restauration de qualité et être à l’initiative de nouveaux usages sur la commune, avant de les céder aux investisseurs privés. Elle va même plus loin en mettant en place le permis de louer dans le centre, pour lequel la ville articule la relation entre propriétaires et locataires afin d’encourager les propriétaires à louer leurs logements inoccupés en leur apportant une caution supplémentaire.
Des services techniques formés
Depuis l’adoption de la réforme territoriale de 2010, la coopération entre les communes est mise en œuvre au sein d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Des compétences spécifiques sont déléguées par les communes membres de l’EPCI, comme l’urbanisme ou la culture. En parallèle, la décentralisation en France a transféré des compétences administratives de l’État vers les collectivités locales, comme l’instruction des autorisations du droit des sols. Aussi, les communes et intercommunalités ont été amenées à renforcer leurs services techniques ces dernières années, notamment dans le domaine de l’aménagement du territoire. Cette évolution administrative offre l’opportunité aux collectivités de se doter de compétences en interne adaptées à la conduite de leur projet politique local.
De plus, elle coïncide avec le développement de nouveaux métiers et concepts, comme les managers de centre-ville, le recrutement de chefs de projet pour la revitalisation ou encore la maîtrise d’usage, qui peuvent répondre à des besoins précis spécifiques et adaptés aux contextes, qui varient d’une ville à l’autre. Ces services techniques, relais des élus sur le territoire et chargés de la mise en œuvre des projets ont un rôle pédagogique essentiel. Ainsi pour Joinville, la formation de l’ensemble du personnel de la commune est indispensable pour l’engager dans le projet collectif. Des visites des opérations les plus importantes sont organisées pour développer une culture commune. À Saint-Calais, les services techniques et les élus assistent conjointement aux rendez-vous avec l’architecte des bâtiments de France sur la commune.
Dans les communes rurales, la capacité d’initiatives privées seule est trop faible, c’est pourquoi il est d’autant plus nécessaire qu’elle soit initiée à travers des initiatives publiques, dont les services techniques sont le moteur. La mise en place d’aides publiques, pour garantir des ravalements de façade ou l’installation de commerces qualitatifs comme dans la commune de Saint-Calais par exemple, permettent de générer un dynamisme contagieux auprès des propriétaires privés.
Les compétences extérieures rapportées
En complément de leurs services techniques, les collectivités peuvent s’appuyer sur une ingénierie nationale accessible via les institutions. Les intervenants de la table ronde « Apprendre » ont ainsi évoqué la façon dont les ateliers sur site, conduits par les écoles, sont capables de mettre en mouvement les territoires, tout comme les résidences d’architectes présentées par Elisabeth Taudière, directrice de Territoires pionniers – Maison de l’architecture en Normandie. Elle explique que ces résidences, d’une durée de six semaines en immersion, permettent d’imaginer des modes de dialogues différents et adaptés aux territoires, pour parler d’architecture et de patrimoine avec l’ensemble des acteurs. En ramenant de la jeunesse et de l’enthousiasme, elles créent une relation de confiance avec les habitants par la rencontre et un discours à partir des modes de vie qui façonnent les espaces. Elles se développent sous la forme de projets culturels, en évitant ainsi les éventuelles tensions qui pourraient se créer autour d’un projet d’aménagement, pour révéler le potentiel du territoire dans toutes ses dimensions.
Pour Benoît Melon, directeur de l’École de Chaillot, les exercices en immersion sur le terrain sont importants pour le regard extérieur capable d’apporter un nouveau souffle aux territoires. La Fédération des Parcs naturels régionaux, soutenue par le ministère de la Culture, a créé les « séminaires hors les murs » présentés par Céline Guichard, pour faciliter la rencontre entre les territoires et les écoles. La mise en relation prend la forme d’un speed dating national organisé au ministère. Dans ce dispositif, les Parcs naturels régionaux apportent une aide financière en hébergeant les étudiants et assurent une mise en relation avec les territoires, les écoles montent le budget des ateliers et le ministère de la Culture joue un rôle de facilitateur. En 2019, l’objectif de la troisième édition est la montée en compétence dans le domaine patrimonial, afin de se mettre en position d’une approche de projet intégrée et pluridisciplinaire pour redécouvrir des atouts oubliés des espaces.
La démarche partenariale présentée par Laurence Fortin, vice-présidente de la région Bretagne, Carole Contamine, directrice de l’Établissement public foncier de Bretagne, Myriam Abassi, directrice régionale adjointe de la Caisse des dépôts et Olivier Bernicot, chargé de mission au Secrétariat général pour les affaires régionales de Bretagne, est exemplaire. Cette approche, collaborative et transversale, a pour objectif d’aider les communes à passer des études à l’opérationnel à travers un contrat de plan État-Région, sur la base d’un appel à candidature commun. Ce contrat unique a été rédigé à partir des convergences des dispositifs de chacun des partenaires pour simplifier les démarches administratives et financières pour les collectivités locales. Cette analyse partagée des problématiques rencontrées dans les communes rurales construit un message unique face aux élus, pour les aider à réinventer l’avenir de leurs bourgs. Dans ce processus, les architectes des bâtiments de France sont les garants pour la construction du récit de demain et assurent une continuité temporelle et spatiale des projets.
Alliances avec les usagers
Une société des pairs
La façon dont on aménage le territoire n’est que la matérialisation de notre façon d’être au monde. Valérie Jousseaume, géographe, enseignante et chercheuse à l’université de Nantes, nous expose les changements en cours de notre société, qui impliquent une évolution nécessaire de notre modèle d’aménagement du territoire, qui passe d’une domination à une coopération. Si l’ère industrielle a été marquée par le progrès matériel, l’ère numérique sera plutôt l’ère de l’épanouissement personnel et se traduit par le passage de l’avoir à l’être. Le retour vers les centres-villes est un mouvement macro-sociétal que les acteurs de l’aménagement accompagnent. Le désir d’émancipation auquel répondait auparavant la ville évolue vers un désir de convivialité et d’être ensemble dans l’esprit villageois où l’espace public permet la relation à l’autre. Dans une société saturée d’individualisme, la recherche de communauté, non subie mais choisie, reconfigure les rapports citoyens autour de la culture des modes de vivre ensemble. De même, la représentation du pouvoir politique se transforme, Valérie Jousseaume cite Michel Hervé2
sur l’évolution d’une société du Père, à une société des Pairs, où le rôle du politique est de faciliter l’organisation fraternelle des pairs.
Les phases successives d’urbanisation qui ont marqué notre société pourraient être déroulées de la façon suivante. Tout d’abord, l’ère paysanne recherchait l’usage partagé dans un urbanisme diffus regroupé autour de petites centralités à échelle humaine, puis l’ère industrielle et de la modernité à partir de 1850, orientée vers la production de biens matériels, a engendré l’exode rural et l’urbanisation des villes, expression spatiale de cette ère. Depuis les années 1990, le passage dans l’ère numérique change notre rapport à l’espace et au temps, alors que la société rentre dans une crise écologique, dans un contexte d’instabilité sociale et politique. Le concept du travail dans son rapport hiérarchique, est repensé vers des logiques horizontales et une révolution dans la valeur et la rémunération des choses. Notre société aspire à l’esthétique et l’hypermodernité dans la recherche la maîtrise de de l’esprit. Le recyclage de l’héritage paysan répond aux aspirations d’autonomie alimentaire et énergétique, ainsi qu’à l’attrait vers un modèle économique circulaire et solidaire.
Valérie Jousseaume appuie ainsi son raisonnement sur la métaphore d’un mouvement de balancier, qui entraîne une dynamique de repeuplement des campagnes, nature anthropisée, pour répondre au souhait de sortir de l’ère de la modernité, du productivisme et du capitalisme. Pour la première fois depuis le IVe siècle et les invasions barbares, les campagnes françaises accueillent des flux migratoires, sur une logique résidentielle et non d’emploi (pour les retraites ou le télétravail, par exemple). Si les métropoles sont en croissance, 40% des villes moyennes déclinent. Dans ce recyclage contemporain de l’ère paysanne, l’attraction tend vers un imaginaire collectif des vacances où le patrimoine fait rêver pour passer du pratique à l’esthétique, tout en le conjuguant à l’ergonomie. La prise en compte de ce balancier social offre ainsi l’opportunité pour les territoires de mettre en avant leur patrimoine, comme marqueur de temps et repère dans l’espace en travaillant sur l’imaginaire qu’il offre, évoqué aussi par Loïc Guilbot, chef de projet au CEREMA 3, en revalorisant l’espace public pour repenser les rapports à l’autre, redonner du sens pour proposer une alternative aux relations marchandes.
L’habitant au cœur du projet
Repenser l’aménagement dans une logique citoyenne, place l’habitant au cœur du projet de territoire. Dans leur présentation conjointe sur les politiques interministérielles en faveur des centralités, Julia Gartner-Négrin, architecte et urbaniste de l’État au ministère de la Culture, et Emmanuelle Le Bris, coordinatrice des politiques publiques au Commissariat à l’égalité des territoires (CGET)3 , indiquent que la principale clé de réussite des projets de revitalisation réside dans un diagnostic qui découle sur une stratégie partagée par un cercle le plus large possible en amont et dans la durée. La sensibilisation préalable des habitants est indispensable pour que le projet définitif remporte l’adhésion majoritaire. Les baisses de population, les vacances de logements et de commerces dans les centres-villes causent la dégradation du bâti ancien. La préservation du patrimoine est donc intrinsèquement liée au maintien des habitants en centre-ville pour préserver sa reconnaissance et son appropriation, afin de mobiliser l’engagement citoyen en faveur du patrimoine.
À cet effet, la municipalité de Pont-Croix a constitué un comité de consultation pour placer l’habitant au cœur des décisions. Elle a choisi de se faire accompagner par un sociologue, pour interroger les habitants sur la vision de leur ville et de son avenir. Châteaugiron et Joinville ont mis en place des chantiers participatifs dans leurs communes. Pour la première, les habitants ont participé à la restructuration d’un espace public au centre de la ville, pour la seconde, ces chantiers ont été mis en place pour aider les propriétaires les moins aisés à restaurer leurs façades dans une démarche inclusive. Les habitants, en tant qu’individus, mais aussi au sein d’associations, sont aussi des experts et animateurs du territoire. Depuis 2013, la région Bretagne mobilise cette expertise pour la co-construction de la connaissance en mettant en place un inventaire participatif du patrimoine en s’appuyant sur des outils numériques : bases de données numériques, portail cartographique, photothèque collective et présence sur les réseaux sociaux.L’attractivité d’un territoire est concrétisée par sa singularité. Le patrimoine contribue à créer une identité forte, fédératrice des habitants. Facteur de cohésion sociale, il donne une lisibilité culturelle et touristique. Claude Rezé, maire de Saint-Calais, rappelle que l’on choisit d’habiter dans un territoire qui nous intéresse et qui nous intrigue. Dans la présentation du phénomène de balancier culturel, Valérie Jousseaume décrit une société au bout du développement matériel, qui se tourne vers le développement personnel en posant la question des valeurs et des origines. Pour Françoise Gatel, sénatrice d’Ille-et-Vilaine, le patrimoine conduit l’histoire d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Le patrimoine constitue donc un levier fort pour fonder l’avenir. D’ailleurs le sentiment de fierté des habitants est souvent revenu dans les témoignages du colloque et entraîne une volonté de protection du patrimoine qui vient de plus en plus du niveau local, en réponse à la recherche d’attache et d’enracinement. La réussite de la première édition nationale du loto du patrimoine lancée en 2018 montre bien l’attachement des Français à leur patrimoine.
La construction d’un récit commun
La révélation et la mise en scène des territoires passent par la construction d’un récit commun inventé avec les élus et les habitants. Faire que le quotidien devienne extraordinaire en mettant en place un questionnement perpétuel pour que les habitants parlent de leur territoire, c’est la démarche de Franck Buffetau, qui se présente comme architecte, urbaniste et médiateur. En passant de technicien à accompagnateur, il aide les habitants à rentrer dans le processus de l’aventure commune. En créant l’émotion, il active leur imagination pour construire un récit sur la base de leurs représentations. Partager les enjeux pour pouvoir projeter, permet au collectif de construire un urbanisme fictionnel, qui pourra ensuite nourrir et influencer la construction des documents de planification locaux. Par cette approche, les habitants deviennent acteurs conscients et ambassadeurs du projet de territoire.
Pour Clément Marinos, maître de conférence en économie à l’université de Bretagne Sud, les tiers lieux sont les nouveaux lieux de citoyenneté. Ses recherches portent sur le lien entre le développement économique local et ces infrastructures urbaines et sociales qui prennent place dans des bâtiments catalyseurs de relations sociales. Les tiers lieux répondent au besoin de faire communauté pour vivre et travailler ensemble. Ils s’adressent beaucoup aux travailleurs solitaires, télétravailleurs et entrepreneurs, qui coordonnent à distance leur entreprise sans lieu physique, et leur permettent de développer leurs projets par des interactions sociales en partageant des ressources matérielles, mais aussi informationnelles. Le choix du lieu fait ressortir une fierté, lieu totem et emblématique du territoire, où la valeur patrimoniale est un atout pour libérer la puissance de l’imaginaire.
L’ancien hôpital Sainte-Anne à Auray, évoqué par Clément Marinos, ou la Grande Halle de Colombelles, présentée par Sébastien Eymard, architecte du collectif « Encore Heureux », ont ainsi trouvé de nouveaux usages et deviennent des points d’adhérence territoriale, nœud d’activités qui marquent une cohérence entre les flux de circulation physique et flux de circulation informationnel. En étudiant la façon dont ces espaces de coworking prennent leur place dans les centralités aux côtés des commerces de proximité, Clément Marinos voit une opportunité à explorer pour les territoires ruraux, désireux de capter de nouveaux travailleurs. La réussite de ces projets s’appuie sur des réseaux efficaces, qui développent le sentiment d’appartenance au territoire. La volonté partagée de créer du vécu et de redonner de la valeur patrimoiniale fait émerger un capital local, activateur de proximité en réduisant les distances sociales entre les gens. La recherche des synergies entre le lieu et les membres de la communauté joue un rôle de catalyseur. Sébastien Eymard donne de l’importance au processus de fabrication des lieux, pour conserver dans le projet final une évocation de son histoire.
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- Le corps des architectes des bâtiments de France a été créé en 1946. Fonctionnaires du Ministère la Culture, ils exercent leurs missions de la préservation du patrimoine monumental, à la planification sur les territoires au sein des Unités départementales de l’architecture et du patrimoine. ↩
- Michel Hervé se définit avant tout comme un entrepreneur qui met en application depuis plus de 30 ans les principes de démocratie participative qu’il a “testés”, notamment dans la ville de Parthenay, dont il a été maire pendant plus de 20 ans. ↩
- Le CGET a pour mission d’appuyer le gouvernement dans la lutte contre les inégalités territoriales et le soutien des dynamiques interministérielles en faveur des territoires. ↩