Tiers-lieux : des dynamiques singulières pour les centres-villes et centres-bourgs

Le WIP - Colombelles (14). © Le WIP.
Le WIP - Colombelles (14). © Le WIP.

La solution à la désaffection des centres-bourgs ne devrait-elle pas passer par la mise en place de nouveaux processus ancrés dans les changements sociétaux en cours ? Rappelons les mots de Françoise Choay qui contextualisent l’émergence des tiers-lieux dans les territoires : « Le siècle de l’urbanisme commence au moment où […] pour la première fois, on se pose la question de l’aménagement global des villes et de leur relation avec le territoire […] il a effectivement duré […] un siècle ». « En dépit des terminologies en usage, nous avons désormais quitté l’époque des métropoles pour nous engager […] dans l’ère de l’aménagement réticulé »1 .

Pour voir l’intégralité de l’intervention de Clément Marinos au colloque Alliances, cliquer ici

Nos modes de travail évoluent avec le développement des outils numériques. La déconnexion entre lieu de vie et lieu de travail devient possible pour un nombre croissant de travailleurs numériques, appelés en anglais « independant location workers ». Ces mutations en cours, qui engendrent de nouvelles mobilités, sont renforcées par le besoin éprouvé par certaines familles de « quitter la métropole » souvent stressante, polluée et mal adaptée à leurs besoins et leur rythme de vie. De nombreux territoires, des plus ruraux aux périphéries urbaines, accueillent aujourd’hui parmi leur population des professionnels « indépendants au lieu de travail » qui contribuent à renouveler leurs bases productives. Répondant à une demande de sociabilité de leur part, on assiste depuis les années 2010 à un mouvement de création de lieux appelés tiers-lieux, dont font partie les espaces de travail collaboratif (« coworking ») et les laboratoires de fabrication (« fablabs »). Au-delà des postures qui opposent villes et campagnes, dans quelle mesure faut-il voir dans ce phénomène une opportunité de développement pour les centres-villes et centres-bourgs en recherche d’innovation urbaine ?

Réseaux

On connaît aujourd’hui l’influence des réseaux socio-économiques sur les capacités de développement des territoires. À travers la circulation d’informations et de ressources qu’ils mettent à la disposition de leurs membres, ils contribuent à aider les entreprises et les entrepreneurs à mener à bien leur projet et, par la même occasion, à créer de l’activité économique. La réussite d’un territoire comme les Herbiers en Vendée2 ou Vitrée en Ille-et-Vilaine est souvent attribuée à sa capacité à « faire réseau », c’est-à-dire à intégrer un maximum de parties-prenantes locales vers des dynamiques communes. Un autre attribut des réseaux a trait à leur propension à faire adhérer au projet local ou projet de territoire3 . Faire partie d’un réseau d’entreprises active le sentiment d’appartenance au territoire. Aujourd’hui, chaque ville et presque chaque village se dotent de ce type d’outils pour fédérer les forces vices présentes localement (association des commerçants, club de dirigeants d’entreprises, etc.). La Bretagne en compte par exemple plusieurs centaines, présents à toutes les échelles de territoire.
Parallèlement à ces dynamiques relativement anciennes mais néanmoins toujours très actives, on observe depuis quelques années de nouvelles formes de réseaux qui émergent aussi sur les territoires, y compris les plus modestes et périphériques. Il s’agit des tiers-lieux qui doivent être considérés tant comme des infrastructures sociales que des lieux physiques. « Usines à fabriquer du lien social », les tiers-lieux favorisent les interactions et les collaborations à l’échelle locale. Ils sont vecteurs de partage et de mutualisation de ressources. On comprend donc les raisons pour lesquelles ils suscitent une attention grandissante de la part des décideurs publics locaux. Reste que, créer son propre tiers-lieu ne suffit pas pour voir sa ville ou son village s’animer et son tissu économique ravivé.

Initiatives locales

La recherche en sciences sociales sur les tiers-lieux montre qu’il s’agit en priorité pour les décideurs publics locaux d’identifier les initiatives communautaires et, le cas échéant, de les soutenir. La mise à disposition du foncier communal pour les porteurs de projet, même si elle reste un élément nécessaire, ne s’avère souvent pas suffisante pour impulser les dynamiques socio-économiques. Le succès des tiers-lieux vient aussi et surtout de la capacité des membres de la communauté à s’approprier l’espace. Cette conscience du lieu fait partie intégrante du processus d’émergence et permet, bien souvent, d’assurer leur pérennité. Verrait-on un tiers-lieu se développer au fond d’une galerie marchande ? C’est sans doute pour cette raison que le bâtiment, voire le site, dans lequel se situe le tiers-lieu est perçu comme extrêmement important pour les animateurs fondateurs : « ce bâtiment, c’est notre fierté » peut-on entendre lorsque l’on discute avec ces derniers.
Il s’agit donc pour les collectivités locales, souvent propriétaires de foncier vacant de faire confiance aux porteurs de projet qui souhaitent investir un lieu, quitte à prendre un risque. L’identité du lieu doit être forte, faire sens et marquer la présence sur et pour le territoire. Parallèlement, les qualités patrimoniales du lieu ou du bâtiment favorisent l’intégration du tiers-lieu dans un récit collectif.

Le Site de la Fabrique du Loch - Auray (56). © La Fabrique du Loch
Les exemples ne manquent pas. Dans le Morbihan, le fablab d’Auray, « La Fabrique du Loch », situé dans l’ancien Hôtel-Dieu (XVIIe siècle) en cœur de ville, est ainsi devenu, en quatre ans, un lieu emblématique pour toute une frange de population de la petite ville et compte aujourd’hui plusieurs centaines de membres. À dix minutes du centre de Caen, à Colombelles, en Normandie, la « Grande Halle » abrite un tiers-lieu d’ envergure régionale, géré par l’association « Le Wip ». Ce lieu coopératif, accueille, dans un ancien site industriel, des entreprises, des artistes, des services aux habitants, des espaces de loisirs, des événements grand public, avec des valeurs tant sociales qu’éco-responsables. Trente après sa désaffection, le site industriel est ainsi réinvesti. Il contribue, à la fois à renouveler l’activité sociale et économique et à prolonger un récit collectif territorial, les deux étant intimement liés.
La Cocotte Numérique - Murat (15). © La Cocotte Numérique et Google Map
De plus en plus de villages et de petites cités comme Murat dans le Cantal, avec « La Cocotte numérique »4 , voient leur tiers-lieu devenir un équipement social structurant, au même titre que la mairie, le café, la boulangerie ou encore l’église. On voit même, ici et là, des églises désacralisées requalifiées en espaces de coworking !

Centralité

L’importance de la centralité mérite par ailleurs d’être soulignée en ce qui concerne les tiers-lieux. Si leur fonction de réseau les conduit à devenir des nœuds en termes d’information, ils le sont tout autant en matière de circulation des flux physiques et de rencontres. Dès lors, plusieurs motifs invitent à les considérer comme des leviers pour la revitalisation urbaine. Premièrement, ils contribuent à lutter contre l’étalement urbain en ramenant l’activité économique au centre de la cité ou du village. Deuxièmement, ils constituent une réponse, parmi d’autres, à la lutte contre la vacance commerciale. Troisièmement, ils participent aux renouvellement urbain et à la requalification de certains quartiers en reconversion (on pense ici aux friches industrielles). Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, par les relations sociales qu’ils produisent, ils sont porteurs de convivialité, de création de vécu pour les habitants et, par extension, d’une forme de réappropriation des centres5 .
En définitive, les tiers-lieux offrent l’opportunité de revaloriser, au sens de redonner de la valeur, les centres-villes et centres-bourgs, à travers les échanges et les collaborations qu’ils génèrent. Ils doivent en effet être considérés comme des lieux d’ancrage d’où émerge un capital social à l’échelle locale par l’activation des proximités (géographiques mais aussi sociales, culturelles et organisationnelles) et la réduction des distances entre les membres d’une même communauté de destin que forment les habitants d’un territoire.

  1. Extrait de l’interview de Françoise Choay introduisant le numéro exceptionnel de la revue Urbanisme « Le XXe siècle : de la ville à l’urbain » / Novembre 1999.
  2. Voir par exemple l’article “Les Herbiers, pays du plein emploi” dans Alternatives économiques: https:// alternatives-economiques.fr/herbiers-pays-du-plein-emploi/00086388.
  3. C. Marinos & S. Le Gall. (2018). Les réseaux d’entreprises locaux : un vecteur d’empowerment territorial. Géographie, économie, société, 20(3), 343-358.
  4. La Cocotte numérique est un équipement géré par Hautes Terres Communauté dont fait partie Murat.
  5. « Conjuguer Wi-Fi et patrimoine : pour revitaliser nos petites villes » Article paru dans Ouest France le 24 août 2018
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