Le patrimoine immobilier de la Marine nationale

De tout temps, à l’instar des sanctuaires, les sites militaires ont provoqué la convoitise et inspiré l’esprit de conquête. Îles stratégiques, citadelles du vertige, verrous de défilés, ils ont vu se succéder les armées des deux côtés de la frontière. Il s’agit aujourd’hui de leur conférer une nouvelle fonction.

La Marine Nationale dispose d’un patrimoine immobilier important sur le littoral mais également à l’intérieur des terres1 .

Jusqu’à ces dernières années, elle développait prioritairement une politique d’entretien qui, sur certains sites, nécessitait des travaux de désobusage coûteux2 .

Le patrimoine était ainsi préservé, utilisé ou mis en réserve. Il n’y avait pas à proprement parler de demande de valorisation.

L’évolution de la Marine nationale, le coût d’entretien d’un bâti, souvent de bon niveau architectural et qui, dans de nombreux cas, a perdu sa fonction initiale, une sensibilité nouvelle à l’architecture, comme en témoigne le succès grandissant des journées du patrimoine, entraînent une politique de rétrocession, de réaffectation et de recherche de partenariat pour une mise en valeur. Il en est ainsi du célèbre fort Boyard, cédé au Conseil général de Charente-maritime, de l’imposante base de sous-marins de Saint-Nazaire donnée à la ville, de l’île de Tatihou sur les côtes de la Manche acquise par le Conservatoire du littoral. Plus rarement un édifice ou un site est vendu au secteur privé, association ou particulier, comme le hangar à dirigeables d’Ecausseville non loin de Cherbourg, l’admirable fort Lupin à l’embouchure de la Charente et le bel exemple de la citadelle de Belle-Île. Dans bien des cas, ces transferts engendrent des changements d’affectation qui, au mieux, respectent le parti des édifices, mais, en d’autres lieux, peuvent entraîner des modifications sensibles de la structure du bâti.

La procédure de rétrocession n’est pas nouvelle. Au début du XXe siècle, on se souvient que les fortifications maritimes de La Rochelle, les tours Saint-Nicolas, de la Chaîne et de La Lanterne, classées monuments historiques, ont été transférées à la ville à la suite du décret du 11 avril 1912 qui raye la place de La Rochelle du tableau des ports de guerre. Le système de défense devenu obsolète connaît désormais une vocation touristique et signe l’image du port. Plus fréquente est, sans doute, la procédure d’Autorisation d’occupation temporaire (AOT), sur le domaine public de l’État, qui permet à des collectivités locales d’utiliser des édifices appartenant toujours à la Marine nationale. Ainsi La Seyne-sur-Mer dispose-t-elle du fort de Balaguier et la ville d’Antibes aménage la batterie du Graillon pour y installer le Musée naval et napoléonien.

La création, en 1992, au sein de l’État-Major de la Marine, de la Commission permanente du patrimoine naval et aéronautique (CPPNA), devenue Commission du patrimoine de la marine (CPM)3 , et le Protocole Défense/Culture du 26 mai 1994 confirment l’intérêt que porte le ministère de la Défense à un patrimoine qui, pour reprendre les mots de l’amiral Turcat, ne lui appartient pas mais qui fait partie de celui de la France.4

De l’île de Tatihou à la Corderie royale de Rochefort, de la citadelle de Port-Louis aux bases de sous-marins de Lorient ou de Saint-Nazaire, du fort de Six-Fours à celui de Balaguier, près de Toulon, et à la rade de Villefranche-sur-Mer, les exemples ne manquent pas. Quelques sites significatifs, choisis sur les façades maritimes Manche-Atlantique et Méditerranée, peuvent nous aider à mieux saisir les tenants et les aboutissants de cette évolution.

Manche-Atlantique

Tatihou

L’île de Tatihou, espace naturel et fortifié d’une vingtaine d’hectares, en face de Saint Vaast-la-Hougue, dans la presqu’île du Cotentin, illustre bien l’évolution d’un site qui, au fil des siècles, connaîtra de multiples fonctions5 . L’île est connue par les archives comme lieu fortifié dès le milieu du XVIe siècle. À la fin du XVIIe siècle, pour assurer la défense de la côte du Cotentin, les ingénieurs du Roi construisent un système de redoutes et, après la funeste bataille navale de La Hougue des 2 et 3 juin 1692, l’ingénieur De Combes élève, de 1694 à 1699, la tour dite “tour Vauban”, qui domine l’île. Elle est associée à une ferme entourée d’un fossé inondé et protégée par la batterie carrée de l’îlet, située sur un rocher en mer à quelques centaines de mètres du rivage. L’île est occupée en 1723 par un lazaret puis, en 1887, un laboratoire maritime s’y installe, un aérium en 1926 et un centre éducatif en 1948.

Depuis l’arrêté du 8 janvier 1990 (la remise effective aura lieu le 19 décembre 1991), l’île est acquise par le Conservatoire du littoral et gérée par le Conseil général de La Manche. Son bâti a été restauré avec soin, mis en valeur et réaffecté. Il se répartit sur deux sites : un centre de culture scientifique et technique, associé à un musée maritime qui abrite entre autres le mobilier archéologique provenant des épaves de la bataille de La Hougue et un atelier de charpente navale. Le second site est dominé par la tour Vauban, proche de la poudrière, de la chapelle et de la ferme qui deviendra un temps caserne ; elle tient lieu de restaurant maintenant.

Rochefort

La Corderie royale à Rochefort est souvent citée, à juste titre, comme un projet exemplaire de restauration et de réutilisation. Après bien des hésitations, Colbert propose à Louis XIV d’implanter à Rochefort, sur les bords de la Charente, l’arsenal moderne dont il souhaite doter son royaume dans le cadre de sa politique de remise à niveau de la puissance maritime de la France. Les travaux débutent en 1666, sur les plans de l’architecte Blondel qui réalise un bâtiment à caractère industriel de trois cent soixante-quatorze mètres de longueur pour tresser les câbles des navires. La Corderie cesse son activité initiale en 1926. Elle est affectée ensuite à l’artillerie navale et, pendant la Seconde Guerre mondiale, sert de dépôt à l’armée allemande qui l’incendie en 1944.

Quand l’amiral Dupont entreprend, en 1964, de restaurer l’édifice, celui-ci est en ruine, il est envahi par la végétation, le toit a disparu. Classée monument historique en 1967, la Corderie a fait l’objet d’un protocole entre la Marine nationale et la ville de Rochefort en date du 10 novembre 1981.

Le bâtiment a retrouvé aujourd’hui sa splendeur, dans un environnement qui concourt à sa mise en valeur, grâce au talent de l’architecte paysagiste Lassus. Si l’édifice se présente dans son parti d’origine, pour ce qui est des façades et des toitures, il n’a bien sûr plus la même fonction. L’intérieur a été entièrement restructuré pour abriter plusieurs institutions : le Centre international de la Mer, le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages cacustres, la Ligue pour la protection des oiseaux mais aussi la Chambre de commerce et d’industrie et la bibliothèque municipale.

Saint-Nazaire

Des cinq grandes bases de sous-marins construites par les allemands pendant la Seconde Guerre mondiale : Brest, Lorient/Kéroman, Saint-Nazaire, La Rochelle, la Pallice et Bordeaux, celle de Saint-Nazaire, rétrocédée à la ville, nous semble faire l’objet d’un projet de réutilisation qui mérite attention6 . En 1945, la ville de Saint-Nazaire était entièrement sinistrée et la base de sous-marins émergeait indemne des décombres. La reconstruction de la ville va entraîner un déplacement du centre vers les anciens faubourgs, qui se trouvent ainsi coupés du site naturel d’origine, du port et des chantiers navals. La base de sous-marins fait écran, et, ce qui est plus grave, disqualifie l’espace entre le nouveau centre et les chantiers qui retrouvent après la guerre une activité économique soutenue.

L’actuelle municipalité est consciente de ce hiatus. Il apparaît clairement dans les conclusions de l’étude qu’elle a financée en 19907 . Cinq années plus tard, Manuel de Sola Morales, lauréat du concours international de projet urbain lancé en 1995 par la ville8 , propose de réintégrer la base dans le tissu urbain pour créer les conditions d’une revitalisation des espaces laissés en désuétude. L’idée est d’utiliser la contrainte plutôt que de s’en détourner. Dans le projet, la base de sous-marins redevient un pôle majeur dans l’équilibre monumental de la ville et le centre d’un équipement touristique et culturel de grande envergure : scénographie sur l’aventure des paquebots, Saint-Nazaire ville-croisière, manifestations événementielles, activités nautiques, loisirs sur l’eau. Ceci implique une intervention sur la base elle-même. Le toit devient un espace public auquel on accède de l’extérieur par une large rampe, lieu surélevé d’où l’on peut avoir une lecture de la ville et des chantiers navals ; par ailleurs, la masse même de la base est ouverte au niveau des alvéoles pour réaliser une transparence entre la ville et l’eau.

Méditerranée

Le littoral méditerranéen présente une importante densité de forts appartenant à la Marine nationale. Les îles d’Hyères rassemblent pas moins de vingt-deux sites, presque tous protégés au titre de la législation sur les monuments historiques9 . Toulon, site stratégique aux XVIIe et XVIIIe siècles, est promue au XIXe siècle premier port de guerre de la France. Le rattachement de Nice à la France, en 1860, donne à la rade de Villefranche-sur-mer une nouvelle vocation militaire.

Toulon

Toulon présente une défense sous deux angles : une défense terrestre et une défense maritime, celle de la rade et du littoral.

La défense terrestre s’organise en plusieurs étapes qui correspondent aux périodes de tensions internationales. Le XVIIIe siècle voit la construction des forts d’Artigues, de Sainte-Catherine et du fort Lamalgue (1770), le plus significatif de cette époque. Il abrite aujourd’hui les centres de traitement de l’information de la direction du personnel et du commissariat de la Marine. Le XIXe siècle est marqué par la construction du fort de Grand Saint-Antoine (1844) qui contrôle la vallée de Dardennes, le fort du Cap Brun (1845), de la Croix Faron (1873), bel exemple de fortifications en montagne, de Six-Fours (1875), du lieutenant Girardon (1882) qui protège les abords de Toulon à l’est. Parmi ceux-ci, le fort de Six-Fours a fait l’objet d’une restauration et d’une réaffectation exemplaires.

Construit de 1875 à 1880, à deux cents mètres d’altitude, à l’initiative du général Séré de Rivière, il est constitué d’une caserne à trois niveaux en brique et pierre, protégée par une enceinte polygonale flanquée de trois bastions. Restauré avec goût et sobriété, il abrite depuis le début des années cinquante le Centre de transmissions de la Marine.

La défense de la rade de Toulon, dont les premières constructions datent du XVIe siècle (la Tour royale est achevée sous François Ie en 1524), constitue un chantier qui s’étend sur quatre siècles où les ingénieurs militaires ont pu faire état de leur science dans l’art de bâtir10 . Le fort de Balaguier, avec le fort de l’Eguillette11 , construits tous les deux au XVIIe siècle en face de la Tour royale, verrouillent l’entrée de la petite rade de Toulon. La Tour royale abrite aujourd’hui une antenne décentralisée du musée de la Marine à Paris. Le fort de Balaguier, construit sur ordre de Richelieu en 1635, est destiné à croiser ses feux avec ceux de la Tour royale. Il comprenait initialement une tour à canons de dix-neuf mètres cinquante de diamètre, protégeant en sous-sol une citerne et des magasins, un logement voûté à l’étage pour la garnison ; le sommet était occupé par une terrasse à canons. La situation privilégiée du fort, son environnement protégé, sa végétation luxuriante d’essences méditerranéennes le prédisposait, après son passé militaire, à une vocation culturelle et touristique. Restauré sous le contrôle de l’administration des Monuments historiques, il abrite aujourd’hui une collection d’objets de marine. Le site de Balaguier est devenu un lieu apprécié pour son calme et sa beauté, bien loin de sa fonction d’origine. Un projet de circuit reliant tous ces forts, Tour royale, Balaguier, Eguillette, Napoléon, batterie de Peyras est actuellement à l’étude dans le cadre d’un projet de mise en valeur touristique et culturelle de la rade de Toulon.

Villefranche-sur-mer

On pourrait concevoir un projet identique pour la rade de Villefranche-sur-Mer, protégée par la batterie du phare, dont les dispositions répondent aux plans types de 1846, modifiés en 1861. L’autre rive de la rade est occupée par la batterie du Mont Boron, située à quatre-vingt mètres d’altitude et construite dans le cadre du système Séré de Rivière. Elle fait pendant à la batterie du Cap Ferrat, élevée à la même époque et abrite aujourd’hui le Centre de préparation militaire de la Marine nationale.

Abondance de biens ne nuit pas. Certes, mais ce patrimoine que la Marine nationale gère, en partie pour ce qui est protégé au titre des Monuments historiques, avec le ministère de la Culture et de la Communication, dans le cadre du protocole Défense/Culture, représente une lourde charge.

Le bâti qui a conservé une fonction et une utilité est prioritairement restauré et entretenu. Celui qui est sans affectation se dégrade. Cette situation est inévitable rappelle l’amiral Turcat12 dès lors que le commandement militaire territorial, soumis à une contrainte budgétaire, doit faire des choix dans les travaux d’infrastructures de toutes les entreprises dont il est responsable. Quelle que soit la situation, conservation et mise en valeur du patrimoine sont liées, avant tout, à un projet culturel et de gestion qui doit fédérer plusieurs partenaires avec le ministère de la Défense.

Marc PABOIS
Inventaire général

  1. Pierres de mer, le patrimoine immobilier de la Marine Nationale. Paris: A.D.D.M, 1996 ; 144 p. et France, Forts et Citadelles, Musées militaires. A.ELT. / Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites. Carte IGN 907. Paris, 1994. Turcat, Jean-Noël ; Rapport sur le patrimoine militaire fortifié méditerranéen. Paris : Ministère de la Défense, mars 1995. multigr.24 p.
  2. Ou pour reprendre l’expression utilisée aujourd’hui de “dépollution byrotechnique”.
  3. Nous remercions le Commissaire Général Roques, Secrétaire général de la CPM., de toutes les informations qu’il a bien voulu nous communiquer pour rédiger cet article.
  4. TURCAT, Jean-Noël. Éditorial. Cols bleus. Le patrimoine maritime… Aperçu !, 1993, supplément au n° 2220, p.5.
  5. DETREE, Jean-François. Tatihou, histoire d’une île. Saint-Vaast-la-Hougue : Musée Maritime de l’île Tatihou, 1993. 63 p.
  6. Une partie de la base, de l’autre côté du bassin, à proximité de l’écomusée, abrite depuis une dizaine d’années le sous-marin Espadon, donné à la ville par la Marine nationale.
  7. PONANT, COUSSY, CARRIE, ROZE. Charte architecturale de Saint-Nazaire. Saint-Nazaire : École d’Architecture de Nantes, 1990. 197 p.
  8. Ville-port/Ville-croisière. Saint-Nazaire : Délégation au développement de la région nazairienne, novembre 1996. multigr., 20p.
  9. TURCAT. Rapport cité p.5
  10. Exposition Forts du littoral. Paris : Musée des Plans-reliefs/Hôtel national des Invalides, 1989. 99h.
  11. Le fort de l’Eguillette fait actuellement l’objet d’un chantier de restauration avec une entreprise d’insertion.
  12. TURCAT. Rapport cité p. 8
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