Thionville, ville allemande en France

En se fondant sur le patrimoine, les élus peuvent imaginer un nouveau destin entre deux communautés séparées par l’histoire et parier sur le développement d’une culture fédératrice.

Si, de par leur statut politique, Metz et Strasbourg ont bénéficié des investissements d’une politique de germanisation, Thionville constitue un cas unique en Alsace-Lorraine, de ville moyenne totalement restructurée sous l’occupation allemande1 . On ne peut isoler l’architecture des choix urbanistiques mis en oeuvre à partir de 1900 par le grand urbaniste allemand Josef Stübben. Lors du retour à la France en 1919, la modernisation amorcée, loin d’être achevée, est poursuivie avec une étonnante fidélité au projet initial, jusqu’en 1939.

Le contexte historique

Lorsque l’Allemagne annexe l’Alsace et la Moselle en 1871, Thionville, rebaptisée Diedenhofen, n’est qu’une petite ville frontière repliée derrière ses remparts. Si l’ingénieur Cormontaigne envisageait, dès le XVIIIe siècle, une extension sur la rive droite de la Moselle, la ville est restée cantonnée dans ses limites de la fin du XVIe siècle. Le manque de place se fait d’autant plus sentir que le départ des habitants, ayant opté pour la France, est largement compensé par l’immigration allemande et l’essor de la population ouvrière. Le maire Crauser négocie avec l’armée le déclassement de la place, alors obsolète, parvenant à rallier Guillaume II à sa cause. Les années 1900 correspondent en effet à un durcissement politique à l’égard des villes conquises. Après une phase transitoire, où l’intégration au Reich des zones francophones s’est faite progressivement avec maintien du bilinguisme et de notables locaux à la municipalité, la ville doit être définitivement germanisée. L’armée obtient la construction de trois forts périphériques dont celui de Guentrange au nord-ouest de Thionville. Confronté à un rapide essor des villes2 , l’Empire allemand s’est doté dès 1875 d’une loi d’extension urbaine. Le débat théorique sur la ville moderne y est aussi plus fécond autour de personnalités telles que R. Baumeister, C. Sitte ou J. Stübben. Ce dernier, à la fois célèbre pour son œuvre théorique (Der Städtebau, Urbanisme, traité centré sur la notion de “pittoresque” paru en 1890) et ses nombreuses réalisations en Europe, s’inspire en 1902, à Thionville, de son plan d’extension de Cologne et s’en explique dans un article du Deutsche Bauxeitung en date du 14 juin 1902. L’armée exige des casernes, deux avenues d’au moins trente mètres de large menant au fort de Guentrange et le dégagement des rives de la Moselle. L’administration, elle, a besoin de diverses infrastructures : services, écoles, édifices religieux, logements pour les fonctionnaires… Rejetant toute continuité avec l’ancien noyau qui aurait pénalisé ce dernier, J. Stübben dessine les nouveaux quartiers selon un schéma rayonnant semi-circulaire, multipliant par six la surface disponible. Pour rester maîtresse du processus, la ville achète les terrains et les revend aux enchères au fur et à mesure de la réalisation de la voirie. Un bureau municipal est mis en place avec à sa tête un architecte, Frorath, dont la première tâche est d’élaborer un règlement entré en vigueur en 1902 (et partiellement révisé en 1911 pour faciliter les constructions bon marché). Les premiers à faire construire sont des notables d’origine allemande, vite imités par d’autres catégories sociales. La spéculation est intense. Si la majorité des architectes ou entrepreneurs actifs avant 1914 sont domiciliés à Thionville, la plupart ne sont pas originaires de la ville mais d’Allemagne, du Luxembourg ou d’Italie3 . Les intervenants extérieurs viennent de Metz, de Strasbourg ou d’un autre état allemand. Environ deux cent cinquante édifices sont construits avant 1914 dont 60 % seulement dans les limites du plan, avec deux pôles principaux (autour des actuelles avenue de Gaulle et rue de Castelnau), les autres sont répartis entre les faubourgs industriels ou résidentiels. Il s’agit à plus de 70 % d’immeubles, à 20 % de villas et à moins de 10 % de simples maisons. Le retour à la France n’entraîne aucune rupture. Le règlement reste en vigueur et le plan de Stübben largement respecté. Ce n’est qu’après de longues discussions que le conseil municipal accepte en 1925, pour répondre à la crise du logement, des maisons bon marché dans les rues situées derrière la poste où Stübben prévoyait des immeubles de rapport. Certains architectes ont d’ailleurs été formés, voire ont commencé à exercer, dans le contexte allemand. Après quelques années de transition, les constructions reprennent dès 1925 un rythme intensif (deux cents édifices avant 1931, trois cents dans les années trente), le programme étant quasiment achevé à la veille du deuxième conflit mondial.

Les choix urbanistiques

L’extension se développe en demi-couronne à la place des fortifications dont n’ont été conservés que deux bastions le long de la Moselle. Les quarante-six îlots de formes variées sont délimités par une voirie fortement hiérarchisée. La ville est divisée en trois : perpendiculairement au fleuve, par les deux avenues réclamées par les militaires, deux autres s’inscrivent parrallèlement à la Moselle, de part et d’autre du noyau ancien, enfin, trois axes rayonnants vers les faubourgs et trois voies circulaires successives ou Ring complètent ce réseau principal. En bordure de la ville ancienne, Stübben avait prévu une immense place du Marché bordée d’arcades destinée à devenir le nouveau centre de la cité (une seule maison sera construite en 1911). À l’emplacement des anciennes portes de la ville, deux places symétriques facilitent la circulation au débouché des plus grandes artères. Plusieurs autres animent les quartiers d’habitation. La végétation n’a pas été oubliée. Les berges de la Moselle, restées dégagées, sont occupées par deux jardins publics reliés par une promenade (dont ne subsiste que la balustrade) ménageant une transition avec la ville ancienne. Les avenues les plus larges sont bordées d’arbres et dans les rues résidentielles, des jardinets précèdent les façades.

Le règlement insiste sur l’obligation de se conformer au mode d’alignement prévu pour chaque rue. Si la littérature théorique d’alors hésite entre habitat jointif (plus économique et adapté aux quartiers centraux) et habitat isolé (plus aéré et adapté aux zones résidentielles), on rencontre souvent une solution intermédiaire : le jumelage. La hauteur des édifices est limitée en fonction de la largeur de la rue (de onze à dix-huit mètres). Les bâtiments publics, soumis à de moindre impératifs de rentabilité, ont ainsi des toitures plus pentues qui les distinguent des édifices privés.

Si l’ensemble témoigne d’une solide réflexion, l’urbaniste a évité les symétries répétitives et ménagé des effets de surprise. Le souci d’unité dans la diversité et la recherche des mises en scène sont des traits essentiels de “l’esthétique du pittoresque” où la ville est pensée à partir de la notion de paysage comme une succession de tableaux offerts à un habitant-spectateur. Stübben joue beaucoup sur les variations possibles dans le profil d’une rue.

Ainsi, dans la longue avenue Poincaré vers Guentrange, la succession de tronçons de modes différents (casernes, immeubles, villas jumelles avec jardinets…) et la mise en scène des carrefours avec disposition privilégiée de bâtiments publics viennent rompre l’impression de monotonie qui aurait pu résulter d’un tracé rectiligne. Un autre exemple de cet esprit pittoresque réside dans le traitement privilégié des constructions d’angle, généralement spectaculaires. Un pan coupé contribue souvent à donner une impression d’espace et de savants jeux de composition assurent la transition entre des rues de largeur et de type différents.

Architecture et décor

Si l’habitat collectif domine à l’époque allemande et l’habitat individuel bon marché dans les années vingt, on note aussi de nombreuses villas divisées dès l’origine en deux, voire trois appartements, pour concilier les avantages des deux modes. Le phénomène des lotissements se développe surtout dans l’Entre-deux-guerres (quartier de la poste). À la même époque, la Société lorraine minière et métallurgique construit des maisons ouvrières et l’Office des habitations bon marché plusieurs programmes de logement social.

Stübben avait prévu de nombreux bâtiments publics et soigneusement étudié leur implantation dans la ville. Beaucoup ne seront construits qu’après la guerre et certains ne dépasseront pas le stade du projet. Les bâtiments publics “allemands” se distinguent par des références stylistiques à la culture de l’occupant, avec une prédilection pour la Renaissance ou le Baroque rhénans. Certains, comme la poste ou la gare, symboles du modernisme et de l’unité du Reich, ont été examinés par l’administration centrale à Berlin.

Ne devant en aucun cas empiéter sur la voie publique, les éléments en saillie (tourelles, oriels, logettes, bow-windows, balcons…) nombreux dans l’architecture wilhelminienne, sont limités en profondeur et en largeur. Les normes de sécurité et de salubrité dépendent à la fois de l’importance, de la fonction du bâtiment et de la densité du bâti (coefficient maximum d’occupation des parcelles, vis-à-vis, taille des pièces…). Toutes ces normes procèdent autant de mesures d’hygiène et de sécurité ou de respect du voisinage que de critères esthétiques afin de maintenir des proportions harmonieuses et une unité entre les constructions. Ce dernier point est plus marqué à Thionville que dans d’autres villes lorraines.

Le béton armé est utilisé dans les structures internes dès le début du siècle. Si le gros œuvre est en moellon ou en brique, les façades sur rue reçoivent un traitement soigné. Les édifices importants sont en pierre de taille (pierre de Jaumont ou grès rose), au moins pour le soubassement et les encadrements des ouvertures, avec de nombreux jeux de refends ou de bossages. Plusieurs sont recouverts de briques (parfois émaillées) ou de pans de bois. Beaucoup simulent avec du ciment la pierre (faux joints, décor modelé) voire d’autres matériaux. Le mélange des effets de surface et de tonalité est une des grandes originalités de cette architecture (plus uniforme dans l’Entre-deux-guerres). Les façades révèlent de multiples jeux de composition et de décor. Une ou plusieurs travées sont généralement soulignées (pignon, rythme différent, élément en saillie, décor…). Une autre caractéristique est la fréquence des dispositions dissymétriques ou des jeux de composition sur plusieurs édifices. Le décor sculpté ou moulé, moins cher, est fort utilisé, tandis que vitraux (dans les cages d’escalier ou les pièces de réception) et ferronneries sont plus rares. Si ce décor est majoritairement inspiré par le vocabulaire de l’architecture, il est souvent peu académique. On note aussi des décors végétaux (20 %)), anthropomorphiques (15 %), fantastiques (8 %) animaliers ou emblématiques (insignes de métier, croix de Lorraine…).

L’éclectisme domine la période. Contrairement à Metz, il n’existe aucun édifice néo-roman mais quelques spectaculaires constructions néo-gothiques. Un des styles historiques privilégiés est le néo-Renaissance allemande, reconnaissable à ses pignons chantournés, ses tourelles et ses oriels. Beaucoup d’édifices sont néo-baroques, quelques-uns néo-classiques. À côté de ces pastiches variés, marqués par de fortes influences rhénanes, existent des constructions plus novatrices par exemple Jugendstil, caractérisées ici par le goût pour les dispositions dissymétriques et les arabesques végétales. Quelques villas cossues néo-régionales s’inspirent de l’architecture de villégiature. Du fait des nombreux mélanges, il n’est pas toujours simple de démêler ces influences. Les recherches portent sur le décor avant d’atteindre les structures, souvent plus “classiques”.

À l’instar des villes du Nord, Thionville transpose sur le territoire national les emblèmes et les caractéristiques d’un urbanisme et d’une architecture situés de l’autre côté de la frontière.

Claire DECOMPS
Conservateur du Patrimoine Inventaire - Lorraine

  1. Cet article reprend certaines conclusions du travail d’inventaire “topographique” mené sur la ville de Thionville par l’Inventaire général. L’étude des quartiers dits “allemands” a déjà donné lieu à une exposition “penser la ville, urbanisme et architecture à Thionville 1900-1939”, inaugurée en septembre 1996 en même temps qu’un Itinéraire du Patrimoine sur le même sujet (n°121). Voir aussi Les Images du Patrimoine n°179, “Thionville”, 1998, 96 p.
  2. Entre 1871 et 1914, la population urbaine passe en Allemagne de 36 % à 60 %, avec quarante-huit villes de plus de cent mille habitants “Grosstadte”, alors que la France n’atteindra le seuil des 50 %… qu’en 1940.
  3. On citera par exemple le cas de Karl Dornseiff, architecte le plus productif de la période précédente. Né à Francfort en 1875, il s’installe à Thionville en 1903, se fait naturaliser français en 1919 et continue à signer quelques édifices jusqu’au milieu des années trente.
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