Les missions des Architectes des bâtiments de France

Le décret du 6 mars 1979 a institué dans chaque département un service départemental de l’architecture chargé « de promouvoir une architecture et un urbanisme de qualité s’intégrant harmonieusement dans le milieu environnant ». Cet acte administratif reconnaît le besoin d’un nouvel effort. II complète la mission, territorialement limitée et à tendance conservatoire des architectes des bâtiments de France. Il confirme la nécessité d’une incitation, sur l’ensemble du territoire national, à une architecture contemporaine d’une meilleure qualité, tout en insistant, sans en préciser les critères, sur la non moins nécessaire intégration harmonieuse des constructions nouvelles dans le milieu existant. Déjà en 1943, un article 13 bis avait été adjoint a la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques qui précise « Lorsqu’un immeuble est situé dans le champ de visibilité d’un édifice classé ou inscrit, il ne peut faire objet, tant de la part des propriétaires privés que des collectivités et établissements publics, d’aucune construction nouvelle, d’aucune démolition, d’aucun déboisement, d’aucune transformation ou modification de nature à en affecter l’aspect, sans une autorisation préalable. Le permis de construire délivré en vertu des lois et règlements sur l’alignement et sur les plans communaux et régionaux d’aménagement et d’urbanisme tient lieu de l’autorisation prévue à l’alinéa précédent s’il est revêtu du visa de l’architecte départemental des monuments historiques ».

Les architectes des bâtiments de France ont été appelés à remplacer les architectes départementaux des monuments historiques et à remplir de très nombreuses missions : entretien des édifices protégés, protection des sites et des secteurs sauvegardés, autorisations de démolition, construction de lignes électriques, ouverture de carrières, participation à de nombreuses commissions départementales (Commission départementale des opérations immobilières et de l’architecture, Commission d’urbanisme, Fonds d’aménagement urbain, Commission touristique), etc… Ils demeurent en relations étroites avec le service de conservation des objets mobiliers classés et les services régionaux des antiquités historiques et préhistoriques responsables de la surveillance des fouilles et des témoins archéologiques. Enfin, la loi du 7 janvier 1983 sur la décentralisation a créé des zones de protection du patrimoine architectural et urbain qui commencent à être mises en place.

Mission de contrôle des architectes des bâtiments de France

Mais la mission la plus caractéristique, la plus délicate et la plus lourde des architectes des bâtiments de France consiste à donner un avis conforme1 sur les permis de construire intéressant un bâtiment situé dans les zones relevant de l’article 13 bis évoqué ci-dessus. Cette mission de protection n’a pas pour but, sauf en des lieux particulièrement précieux, de fixer définitivement un cadre donné, mais de contrôler une évolution nécessitée par la vétusté des constructions anciennes ou l’apparition de besoins nouveaux. La preuve en est d’ailleurs le nombre de réalisations récentes dans nos villes et villages. La diversité des sensibilités dans le domaine du cadre de vie explique la diversité des appréciations données sur ces réalisations. Les uns trouvent tel projet trop passéiste, d’autres tel projet trop futuriste. Le contrôle des permis de construire est particulièrement délicat. Il doit tenir compte de facteurs parfois difficiles à concilier, à savoir essentiellement le respect du concepteur professionnel et le respect du contexte.

Respect du concepteur professionnel et de son goût

Le respect du concepteur en architecture est très important. C’est un homme chargé d’un travail complexe et difficile. Son œuvre est la synthèse du programme et du goût de son client d’une part et de son imagination créatrice d’autre part. Cette synthèse est soumise à de multiples contraintes urbanistiques, administratives, techniques et financières. On comprend parfaitement alors le poids d’une telle gestation et, partant de là, l’appréhension légitime et parfois l’esprit de contestation de homme de l’art qui doit affronter finalement un contrôle esthétique. Ce contrôle esthétique est certainement le plus discuté car il opère dans le domaine du goût dont on connaît la subjectivité. C’est pourquoi l’individu chargé d’une mission de contrôle se doit et doit à ceux auxquels il aura affaire, de mieux approfondir ce domaine du goût pour devenir mieux à même de comprendre les motivations profondes de ses propres réactions et de celles de l’autre. Ce n’est qu’au prix de cette recherche en vue de parvenir au maximum d’honnêteté intellectuelle qu’il pourra supporter de poursuivre un tel travail susceptible d’être généralement ressenti comme une censure. L’approfondissement en question permettra de mieux distinguer quelques uns des facteurs constitutifs du goût. Certains facteurs sont extérieurs à notre personnalité. Il en existe sans doute, parmi ceux-ci, certains qui présentent un caractère universel lié à notre cosmos, à notre structure cérébrale et à leur mode d’être et de fonctionnement d’où naissent nos concepts fondamentaux. Ainsi que l’ont exposé en 1979 au colloque international de Cordoue des physiciens, notamment spécialisés en physique quantique, des astrophysiciens, neurologues, psychologues venus du monde entier, une des démarches scientifiques les plus contemporaines insiste sur l’importance des relations entre cosmos et pensée. Et ce n’est pas sans raisons qu’il existe des points communs évidents ou profonds entre les grandes œuvres architecturales des différentes civilisations. Certains constituants du goût peuvent être considérés comme appartenant à tous, et donc objectifs à priori, puisqu’ils s’appuient sur des modèles symboliques communs à l’ensemble de l’humanité comme les axes, la verticalité, les centres, les points cardinaux, l’orthogonalité, le cercle, le plus et le moins dans tous les domaines de la comparaison.

D’autres constituants sont liés à des phénomènes binaires, couples d’opposition comme ceux-ci : droite/courbe, symétrie/dissymétrie, structure fermée/structure ouverte. Ils ne peuvent plus être considérés comme totalement objectifs à moins que l’on ne les qualifie d’objectifs au second degré. L’un des éléments de ces couples est privilégié selon les tendances majeures du groupe auquel nous appartenons, lui même plongé dans une époque bien définie. L’époque de l’art baroque ou plus loin la civilisation celte ont par exemple privilégié la courbe. Le terme “groupe” dans ce cas précis ne signifie d’ailleurs plus obligatoirement le groupe humain au sein duquel nous sommes nés et dans lequel nous vivons, mais il peut signifier le groupe tempéramental auquel nous appartenons par notre psychisme profond souvent en contradiction avec le psychisme “officiel” de notre groupe socio-géographique immédiat. Un couple important de ces tendances majeures de groupe est celui qui représente l’opposition “nomade sédentaire”. L’art est différent pour chacune de ces tendances. De nombreux phénomènes récents font surgir cette ambiguïté d’appartenance : celui par exemple du départ sur la route de nombreux jeunes et leur mode vestimentaire. Cela peut être en partie au moins considéré comme une réaction contre un milieu trop complexe, trop prégnant dans sa sédentarité, réaction liée à un resurgissement de tendances profondes parvenues jusqu’à eux selon le cheminement mystérieux de l’hérédité.

Les constituants subjectifs par excellence de notre goût personnel à l’examen desquels nous arrivons maintenant ne sont plus liés à notre groupe de vie mais à nos données physiologiques et psychologiques individuelles ainsi qu’à notre histoire propre et à l’évolution de nos capacités affectives et relationnelles. Tous les indices de notre passé apportent une pierre à l’édifice de notre goût en nous incitant à limitation (ou à l’opposition) de ceux que nous avons aimé ou détesté. Le contexte affectif projette son “aura” sur tout objet et le transforme à nos yeux. Tel meuble peut nous paraître “beau” même si raisonnablement nous serions susceptibles de reconnaître sa “laideur” parce qu’il est lié dans notre cœur au souvenir d’un être cher. De même nos choix spirituels idéologiques ou politiques sont de nature à nous fournir d’autres constituants du goût. Notre tempérament peut aussi nous orienter préférentiellement vers l’avenir ou le passé.

Enfin dans le courant de notre propre existence, surtout à l’époque actuelle où l’évolution de tout notre contexte est tellement rapide et sujette au phénomène de la mode dans tous les domaines y compris l’architecture, certaines préférences que nous pouvons manifester à une époque de notre vie peuvent disparaître dans le temps au bénéfice d’autres constituants. Nous avons pu remarquer une inclination pour un style ancien dans le passé et préférer maintenant une allure contemporaine. Ou l’inverse. Et voici pourquoi « tous les goûts sont dans la nature ». Le goût de chacun étant constitué de tant d’éléments divers il est normal que chacun de nous ait le sien. Et ces différences sont parfaitement respectables car elles résultent de toute une aventure humaine irremplaçable et unique.

Mais le goût personnel et respectable du constructeur va s’introduire par le truchement d’un nouvel objet architectural dans un contexte préexistant. Pour mieux cerner l’action de l’architecte des bâtiments de France, il est préférable de limiter pour l’instant notre réflexion aux contextes où s’exerce son activité, c’est-à-dire à l’intérieur des zones protégées telles que définies au début de cet article. Et nous allons poser que ces contextes sont aussi respectables. Ils le sont pour des raisons psychologiques, communautaires, humaines et esthétiques.

Raisons psychologiques

Tout être et tout groupe ressentent le besoin de racines. Chez le nomade, ce sont le mode de vie, les grands rythmes migratoires, les sagas, trésor légendaire historique et spirituel précieusement mémorisé, certains lieux privilégiés et le décor transportable qui demeure le plus souvent intouché dans son essence pendant des siècles. Chez le sédentaire, à ces racines communes s’ajoute le témoignage bâti, symbole de tout un peuple. Il n’est que de voir l’unanimité avec laquelle le peuple polonais a reconstitué pierre par pierre (et à quel prix dans une économie chancelante) le vieux Varsovie réduit en cendres, pour juger de l’importance fondamentale attachée à ce qui constitue la personnalité d’une nation menacée par ses voisines. Dans un contexte moins troublé pensons aux soins qu’apportent des nations récentes comme le Canada ou les États-Unis à la conservation et à la remise en valeur de leurs jeunes monuments anciens. Mais la tentation du déracinement existe tout aussi fort. Elle n’existe évidemment que chez ceux qui possèdent de telles racines. Et cette tentation sensible au XIXe siècle a pris une grande violence notamment au lendemain de la guerre de 1914. Les choses allaient trop mal. Trop mal pour être transformables. Il fallait aux yeux de certains une rupture totale par la mort de ce qui précédait, d’où le meurtre par dérision (et c’est le dadaïsme) puis par démystification radicale psychologique et politique. Et nous en sommes encore à la recherche d’un équilibre : quelles racines couper, lesquelles conserver ?

La valeur du témoignage historique et culturel peut être rangée sous cette rubrique “raisons psychologiques”. Son importance est extrême : quel pays mieux que l’Union Soviétique s’attache à conserver son patrimoine architectural, religieux ou tsariste, après avoir tenté de tout détruire en une première époque révolutionnaire. Et sous nos yeux se déroule actuellement un revirement spectaculaire en Chine, quelques années à peine après la Révolution Culturelle. À une incitation à la destruction systématique des témoignages du passé succède une remise à l’ordre du jour de leur sauvegarde.

Un paysage, bâti ou non, appartient à une communauté. Il ne peut être en conséquence totalement soumis au caprice individuel.

Le contexte architectural témoigne de l’ingéniosité du travail, des connaissances techniques et de la sensibilité artistique de nos ancêtres et de nos prédécesseurs tout comme de leur souffrance dans bien des cas. Il mérite donc le respect et l’attachement que nous lui portons. Il s’agit d’une manifestation de l’Homme présent dans sa plénitude sociale, affective et spirituelle.

La beauté de nos centres anciens comme de nos villages nous touche profondément. Cette beauté est essentiellement liée a la cohérence tant au niveau global que dans la diversité des détails. Et cette cohérence est sensible quoique l’on en dise malgré la juxtaposition de bâtiments dépoques différentes. Elle engendre un sentiment d’harmonie constituant un cadre savoureux et souvent enchanteur, au bâtiment privilégié protégé comme Monument Historique.

Équilibre des respects du contexte et du concepteur

L’équilibre entre le respect du contexte et celui du concepteur en architecture est difficile. C’est au nom des juxtapositions antérieures évoquées ci-dessus, et c’est au nom du droit à la différence que l’on veut souvent légitimer toute introduction d’architecture contemporaine en milieu ancien. Or, il est certain que la sensibilité à la différence des architectures varie considérablement d’un individu à l’autre. Et que cette sensibilité s’affine par la recherche et la réflexion auxquelles notre éducation n’a attaché, jusqu’à présent, que si peu d’importance.

Il est aussi certain que la brutalité architecturale est née d’une volonté où sont étroitement imbriqués des phénomènes économiques (la recherche d’une production sérielle à bas prix et le surgissement d’une nouvelle échelle de la Ville) et idéologique (le rêve d’un monde meilleur, l’effacement du passé et la suppression de tout décor évocateur). Et cette brutalité est responsable en grande partie des chocs les plus regrettables en tissus anciens. Elle tend cependant à reculer lentement au bénéfice d’une recherche plus fine, plus respectueuse d’un contexte poétique, aussi nécessaire au bonheur de l’homme que les progrès sanitaires ou le dépouillement intellectuel. Après l’élaboration au XVIIe siècle des premiers centralismes nationaux de l’époque moderne, la période des années vingt du début de ce siècle voit apparaître un internationalisme niveleur de toute particularité culturelle. Les arts, et notamment l’architecture, en ont été les premiers et les principaux témoignages concrets. Ce mythe internationaliste tend aussi à s’estomper au nom de ses aspects les plus destructeurs. Ce “retour aux sources” n’est cependant pas dénué d’ambiguïté et de contradictions. On peut toutefois espérer que va naître une architecture plus sensible et mieux accordée à son contexte ancien tout en étant nouvelle et conforme a cette ère post-industrielle que nous abordons.

par Bernard GALLEY
Réflexions parues dans une revue du Sud Ouest

  1. C’est à dire que les administrations comme les particuliers sont tenus de suivre.
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