Levées et dispositifs techniques de contrôle des crues : les choix stratégiques depuis les grandes crues du milieu du XIXe siècle en Loire moyenne.

Le port de Bréhémont, caractéristique des ports de Loire reconstruits après les crues du milieu du XIX(sup:e) siècle. Réalisé entre 1858 et 1866, il comprend un ensemble de cales (cale tablier, cale abreuvoir et cale simple) sur un linéaire de sept cents mètres. Partiellement restauré en 2010, il accueille une importante batellerie. © BM.
Le port de Bréhémont, caractéristique des ports de Loire reconstruits après les crues du milieu du XIXe siècle. Réalisé entre 1858 et 1866, il comprend un ensemble de cales (cale tablier, cale abreuvoir et cale simple) sur un linéaire de sept cents mètres. Partiellement restauré en 2010, il accueille une importante batellerie. © BM.

Le XIXe siècle a été marqué par trois grandes crues qui ont largement modifié l’approche technique liée à la protection des territoires soumis aux risques d’inondation dans le lit majeur de la Loire moyenne. Si nous limitons le champ de l’étude à ce territoire -qui correspond peu ou prou à celui du périmètre inscrit sur la liste du patrimoine mondial1 - nous pouvons prendre comme cadre de référence les réponses techniques apportées aux crues de 1846, 1856 et 1866. Mais ces travaux doivent également être appréhendés comme des propositions techniques venant se substituer aux choix antérieurs, à commencer par ceux dictés par Colbert en 1680.

Les levées du début du XVIIIe siècle établissaient un système complet de digues de protection de la Loire moyenne. Elles complétaient le tracé en s’étirant. Elles s’épaississaient en remplaçant le bois par la maçonnerie mais elles manquaient de hauteur, si bien que les travaux entrepris après la crue de 1707 ne résistèrent pas aux suivantes (1709, 1710 et 1711). Roger Dion, géographe et historien spécialiste des levées de la Loire2 , le mentionne : « Le rempart dont Colbert avait entrepris la consolidation méthodique, avec tous les perfectionnements que deux siècles d’expérience avaient pu enseigner, s’écroulait au premier choc, comme la plus téméraire et la plus fragile des constructions ».

D’autres tentatives, comme la mise en place de déchargeoirs, se soldèrent par des échecs qui, chaque fois, entraînaient la ruine des terres cultivées du lit majeur. Car l’enjeu était bien de préserver, autant que possible, les riches plaines agricoles issues des dépôts alluvionnaires de la Loire. Dès le XVIIIe siècle, rehausser semblait la seule solution. Il fallait élargir et monter encore plus haut pour être définitivement à l’abri. La levée devait atteindre une hauteur de vingt à vingt-deux pieds (soit une hauteur comprise entre six mètres et demi et sept mètres), choix stratégique qui mettait un terme à la dynamique naturelle d’un fleuve jusqu’alors libre de divaguer en son lit et dont le régime des crues assurait la fertilité des terres.

Vers un paysage technique nouveau

Ce nouveau paysage marquait également l’effacement de l’horizon constitué par la présence du fleuve. La Loire quittait le champ visuel des habitants, comme elle s’éloignait des villes et villages un siècle avant que l’arrivée du chemin de fer ne renforce encore cette césure. L’endiguement systématique modifiait les paysages quotidiens et la vie des paysans en réduisant les prés communaux où s’exerçait la vaine pâture3 . Déjà des voix s’élevaient pour dénoncer le risque de trop contraindre le fleuve, le mauvais entretien des digues, le développement de plantations dans le lit (oseraies, boisements épars, arbres de haute tige…) et les risques d’embâcles.

Portion de la levée en aval de Tours dont la date de construction est comprise entre le XIIIe et le XVe siècle. Ce tronçon a connu plusieurs phases de rehaussement et d’élargissement jusqu’au début du XXe siècle. La levée constitue une importante voie de communication dans le Val. © BM

Au XIXe siècle, les partisans d’un resserrement du lit du fleuve pour garantir la navigation et l’accès aux terres cultivables l’emportèrent définitivement. La hauteur de la levée, fixée sur celle des plus hautes crues connues, garantit la sécurité du val inondable -qui devint aménageable- allant jusqu’à accueillir la ligne de chemin de fer. Mais les deux crues de 1846 et 1856 sonnèrent comme un réveil brutal qui remettait en cause l’ensemble du dispositif de protection. L’ingénieur Guillaume Emmanuel Comoy, fut chargé par l’Empereur Napoléon III du plan de défense contre les inondations. Son approche mit en évidence les limites de l’exhaussement des levées, qui conduisait à l’augmentation des débits, entraînant des conséquences dramatiques en cas de rupture. En 1868, il publia un ouvrage4 qui synthétisait son approche, née des multiples observations effectuées sur le terrain et des trois grandes crues. Son avant-propos illustrait bien l’ambiguïté des choix techniques qui prévalaient jusqu’alors : « Les digues que l’on construit le long des rivières ont donné lieu à de nombreuses controverses qu’ont ravivées les études récemment entreprises sur les inondations. Ce genre d’ouvrage a été préconisé par les uns comme le seul ayant une valeur réelle pour défendre les plaines submersibles et attaqué par les autres comme la principale cause des désastres qu’occasionnent les inondations ».

En examinant les comportements de la Loire et du Pô, Cormoy établit une théorie qui reste encore aujourd’hui le modèle de référence pour la gestion des aménagements de protection contre les crues de la Loire : la relation entre le resserrement excessif du lit de la Loire entre des digues et l’augmentation du débit et de la hauteur d’eau en cas de crue. Il était nécessaire de retrouver un lit plus large, en particulier dans les vallées étroites. Il fallait « se résigner à l’inondation et faciliter alors l’introduction des grandes eaux extraordinaires dans les vals endigués, de manière à éviter les ruptures de digues […] résultat que l’on peut obtenir au moyen de déversoirs de longueur suffisante, établis dans les digues en des points convenables et au-dessus du niveau qu’atteignent les grandes crues ordinaires. 5 »

Cette option devait se conjuguer avec un entretien régulier des levées pour en garantir la stabilité et quelques hausses ponctuelles dans des endroits jugés stratégiques. Enoncé un an après la dernière crue, la totalité du programme ne fut jamais menée à son terme. Plusieurs sites ne furent pas dotés des aménagements planifiés en 1867. Le cas de la levée de Montlouis-sur-Loire, qui protège la commune de Saint-Pierre-des-Corps est intéressant à ce titre. Il a fallu attendre 1959 pour que soient réalisés les travaux de protection, qui consistaient à rehausser la banquette de quatre-vingt centimètres.

Le tronçon de levée entre Montlouis-sur-Loire et Saint-Pierre-des-Corps, dont l’ultime aménagement –un parapet en béton- a été réalisé en 1959. © BM

Citons également le déversoir de la Bouillie, à Blois, qui sert de bassin d’expansion des crues en amont du quartier de Vienne, la partie Sud de la ville de Blois. En 2019, la déconstruction des bâtiments qui occupaient la zone inondable en aval du déversoir était pratiquement achevée, parachevant ce que Comoy avait planifié cent cinquante ans auparavant, et même au-delà puisque le déversoir de la Bouillie est un système dont les principes datent du XVIe siècle. Les choix techniques du milieu du XIXe siècle, nés de l’étude du comportement des cours d’eau et de l’histoire des crues antérieures, ont dessiné un paysage technique dont l’évolution reste liée à la mise en œuvre d’outils d’administration, de gestion et de planification des cours d’eau. Éloignée de la vue et des usages quotidiens, la mémoire de l’eau s’effacerait-elle lentement ? Roger Dion l’évoquait : « La sécurité factice créée par la levée, fait oublier à ce peuple qu’il habite et cultive le lit majeur d’un fleuve ».

Vers un nouveau paradigme

Depuis une vingtaine d’années, inspirées par les luttes écologistes contre les barrages de la Loire amont (abandon du projet de barrage de Serre de la Fare en 1991) et la nécessité de repenser la relation aux cours d’eau (Loi sur l’eau de 1992), d’autres approches ont émergé qui énoncent le droit à l’eau, questionnent le contrôle excessif du fleuve et redonnent à la crue un rôle consubstantiel de la vie du fleuve. Elle incarne la régénération du cyclique vital de l’eau, dont il faut accepter la légitimité territoriale, voire l’accueillir. L’incision du lit du fleuve, les étiages de plus en plus sévères, sont également des phénomènes nés des actions humaines qui demandent une restauration à la fois hydraulique (entretien des levées et déversoirs, ouverture des bras morts…) et écologique6 . Ce glissement d’un paradigme techniciste à un paradigme environnementaliste7 , né des luttes et de l’émergence de nouveaux acteurs pour « parler et agir » pour et avec le fleuve, s’impose progressivement dans les politiques publiques.

Le développement d’une batellerie liée aux nouveaux usages qui se développent autour du fleuve permet de renouer un dialogue avec la Loire dans les territoires urbanisés. Mobilités, découverte des paysages, initiation à l’environnement, compréhension du fleuve… la batellerie traditionnelle joue un rôle important dans la redécouverte du fleuve et les modalités de cohabitation.
  1. Le Val de Loire inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco correspond à un territoire de trois cents kilomètres de fleuve, de berges et de coteaux compris entre Sully-sur-Loire et Chalonnes-sur-Loire.
  2. Roger Dion, Histoire des levées de la Loire, Ed. CNRS, mai 2017 (réédition de l’ouvrage de 1961), page 174.
  3. Droit d’usage qui permet de faire paître gracieusement son bétail en dehors de ses terres.
  4. Guillaume Emmanuel Comoy, Mémoires sur les ouvrages de défense contre les inondations, Paris, Dunod, 1868.
  5. Comoy, op. cit. page 66.
  6. J.P. Berton et S. Rodriguez, 25 ans de restauration du lit de la Loire. Paysages culturels du Val de Loire. Ed. 303, novembre 2020.
  7. Cette approche est développée dans un article du géographe Sylvain Rode, qui détaille avec précision le changement de paradigme : S. Rode, De l’aménagement au ménagement des cours d’eau : le bassin de la Loire, miroir de l’évolution des rapports entre aménagement fluvial et environnement. Cybergeo : European Journal of Geography, 2010.
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