Parfois prolongation de notre monde et de notre société, le souterrain peut également prendre
la figure de l’utopie, de l’ailleurs, un ailleurs qui, bien souvent, nous parle davantage de nous-mêmes que les figures réalistes que sont les égouts et les catacombes.
Au-delà du lieu, c’est l’accès, la sortie ou l’entrée dans cet univers qui donne sens à l’œuvre : révolte des profondeurs, course à l’abîme, descente aux enfers ou résurrections, ce sont Montecristo sortant du cachot du château d’If ou Orphée descendant aux Enfers, les héros du monde souterrain. Miroir de notre monde, le souterrain est également le miroir de l’âme de l’écrivain : dans les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, l’enfermement volontaire du narrateur reflète sa nature atrabilaire et son dégoût du monde d’en haut.
Utopies urbaines
C’est peut-être l’auteur norvégien Kjartan Flagstad, dans son livre Pyramiden, qui a su le mieux décrire cette multiplicité des signifiants du monde souterrain : « Mais l’intérieur de la terre, et notre propre univers intérieur, ne recèle pas seulement le magmo, fluide vivant, il ne recèle pas seulement le feu infernal, des mines et des tombes, des planètes peuplées d’humains miniatures, de sentiments profonds, et d’un chagrin sans fond. Chez Ludvig Holberg, l’ouverture sur l’intérieur du globe terrestre mène aussi à l’État utopique Potu. Nos ancêtres avaient peur d’être bergtekne, faits prisonniers de la montagne. Montagne sous la surface de laquelle se trouvaient enchantement et abandon. Dans la littérature, notre univers intérieur, comme le souterrain, est un lieu ambigu.»
Une des premières formes de représentation du souterrain dans la littérature est celle de l’utopie, ce lieu qui n’existe pas mais qui peut se révéler un ailleurs radicalement différent ou le parfait miroir du monde d’en haut. Mais même l’ailleurs nous parle de nous ; le monde souterrain de Niels Klim, que nous fait découvrir Ludvig Holberg, a beau compter des pays peuplés d’arbres vivants, ceux-ci nous parlent de notre société et de ses travers, et elle conserve toute sa modernité. De la même façon, les villes-miroirs souterraines peuvent être un univers de pure fantaisie, comme le Londres d’en bas de l’auteur de science-fiction anglais Neil Gaiman, ou refléter les caractéristiques exacerbées de notre réalité : chez les auteurs belges de bande dessinée Schuitten et Peeters, le Brüsel d’en bas nous parle du Bruxelles d’en haut, de son urbanisme et son architecture : leurs Cités obscures possèdent toutes des caractéristiques de nos rapports sociaux, techniques, urbains. Le film Metropolis de Fritz Lang présente un univers qui se situe à l’interface de ce monde d’ailleurs et d’un réalisme qui fait du souterrain une strate organisée de notre société. La cité souterraine qui abrite les ouvriers est bien sûr une métaphore claire de la hiérarchie sociale, mais cette cité repose elle-même sur un souterrain, celui de catacombes primitives d’où émerge la révolte qui balaie cet ordre social. La pureté réside parfois davantage dans le souterrain que dans les jardins d’Éden merveilleux des immeubles qui tutoient le ciel. Il s’agit, bien sûr, d’une approche métaphorique, mais est-elle si éloignée de la réalité de certains de nos quartiers, voire de nos immeubles, si bien organisés pour créer la distinction sociale ?
Une spiritualité confinée en sous-sol
La littérature populaire du XIXe siècle a beaucoup investigué le Paris souterrain, naviguant entre une veine réaliste et une veine fantastique. Le souterrain devient un objet à part entière de la ville, qui n’en recèle pas moins un univers méconnu. Cette matérialité nouvelle du souterrain n’empêche pas en effet le fantastique ou l’extension à l’infini de cet univers connu. Ainsi la réserve d’eau sous l’Opéra Garnier devient un lac immense sous la plume de Gaston Leroux dans Le Fantôme de l’Opéra. Cependant, le fantastique est rattrapé par la réalité : l’intérieur que le fantôme s’est aménagé correspond aux canons du goût bourgeois. Le monde souterrain est désormais connecté à la ville : réceptacle des bas-fonds, mais aussi de la différence, c’est un univers qui échange avec la société, comme dans les Salons et Souterrains de Joseph Méry. L’immeuble haussmannien se poursuit en sous-sol. Il serait cependant, là encore, fallacieux d’y voir une vision univoque. Comme l’écrit Victor Hugo dans Les Misérables, « Les sociétés humaines ont toutes ce qu’on appelle dans les théâtres un troisième dessous. Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. […] Il y a un haut et un bas dans cet obscur sous-sol qui s’effondre parfois sous la civilisation, et que notre indifférence et notre insouciance foulent aux pieds. […] Toute lave commence par être nuit. Les catacombes, où s’est dite la première messe, n’étaient pas seulement la cave de Rome, elles étaient le souterrain du monde. » Toujours, le souterrain porte en lui cet espoir d’une lumière nouvelle et d’un retournement de nos valeurs. Les mondes souterrains sont aujourd’hui mieux explorés, certes, mais ils n’ont pas fini de fasciner, et sont toujours un point de départ de l’imaginaire de l’écrivain. L’élu de Courbevoie-La Défense que je suis se souvient ainsi du roman de René-Victor Pilhes,
L’Imprécateur, dans lequel la tour qui abrite une grande multinationale se fissure par le sous-sol, comme une manifestation physique des failles d’un certain capitalisme. Le souterrain demeure bien le révélateur des préoccupations de notre société. Tout comme il porte l’espoir d’un retournement de situation, à l’image du renversement baroque qui voit Niels Kliim tomber de la terre dans un nouveau ciel.
Jean SPIRI
Conseiller municipal de Courbevoie, Vice-président de la Communauté d’agglomération Seine-Défense