La commune de la Chaise-Dieu, en Haute-Loire, possède un des plus grands et remarquables ensembles monumentaux d’Auvergne, avec l’abbaye bénédictine fondée en 1043 par Robert de Turlande et reconstruite par le pape Clément VI au milieu du XIVe siècle. De cet ensemble demeurent des architectures remarquables, un décor unique figurant la danse macabre, ainsi que quatorze tapisseries du début du XVIe siècle. Les premières protections au titre des monuments historiques apparaissent dès 1840. Un ambitieux programme de restauration, déroulé de 2007 à 2019, a requis des choix doctrinaires concertés et constants.
La Chaise-Dieu a été la mère de centaine d’abbayes et de prieurés à travers l’Europe. Ses archives sont partiellement dépouillées : les fonds conservés à Burgos restent pour partie à connaître. Le rayonnement casadéen, s’il est très important, s’éteint néanmoins progressivement à la fin du XVIe siècle.
En mille ans d’existence, les incendies ont ponctué l’histoire de l’abbaye, ainsi que des alternances de déshérence et de reconquête des espaces. La vente comme bien national a morcelé les vestiges, devenus tantôt appartements privés, tantôt lieux d’exposition ou espaces publics. À la fin du XXe siècle, la déprise rurale avait rendu le cloître, vivante cour d’école en 1905, au simple usage de passage, et l’état sanitaire général était alarmant.
La première étape de restauration, à partir de 2007, a consisté dans la reconstitution de l’unité foncière par la commune. L’ensemble, diversement connu et reconnu, a été réuni sous un même classement au titre des monuments historiques le 27 mai 2009.
Le syndicat mixte de travaux de la Chaise-Dieu (Conseil départemental – communauté de communes – commune), maître d’ouvrage de l’ensemble, a confié à Richard Goulois, cabinet Croisée d’archi, l’étude et les travaux portant à partir de 2010 sur l’ensemble abbatial. À la reconstitution de l’unité foncière, a répondu un programme ambitieux de travaux, visant à redonner une vision d’ensemble à l’architecture monastique.
Le devenir des tapisseries formant tenture de chœur, gravement menacées dans leur conservation par l’exposition permanente, dressée en 1927 dans l’abbaye, a motivé la recherche patiente d’un lieu de présentation cohérent. L’impossibilité de les réaccrocher, après restauration, dans l’église abbatiale dont ni la lumière ni le climat ne pouvaient être contrôlés a fait craindre une consignation en réserves, hors de la vue, ou un départ privant le territoire d’une œuvre qui y est profondément et intrinsèquement liée.
L’étude menée par l’architecte a permis la redécouverte d’une chapelle, dite « chapelle du collège », morcelée au XIXe siècle en appartements, et devenue invisible. La restauration de son volume et de son unité architecturale a permis le maintien des tapisseries dans l’ensemble abbatial, tout en constituant un lieu de conservation approprié.
Le parti concerté entre la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et le contrôle scientifique et technique de l’État a consisté en une réponse architecturale à l’état sanitaire et aux urgences, à la recomposition d’un ensemble architectural et à la création d’un lieu approprié de présentation des tapisseries.
L’objectif étant, à l’issue de la restauration, de rendre l’abbaye à la visite et à la connaissance. Le projet a choisi de saisir la lacune comme une opportunité d’écriture unifiée. C’est ainsi qu’a pu être déterminé, dès le lancement des travaux, en accord avec l’inspection générale des monuments historiques (Jean-Christophe Simon, puis François Goven, inspecteurs généraux), un parti général de restauration qui autorise une écriture contemporaine des ajouts et des hypothèses, qui vient à la fois mailler l’ensemble jusqu’ici dispersé, redonner de la cohérence au parcours, indexer celui-ci et se garder des restitutions, présentant au visiteur l’émotion véritable de ce qui est resté.
Les vides
Le relevé des bâtis a fait apparaître, au centre même de l’ensemble abbatial, une béance de l’architecture : là où l’on s’attend à voir le cloître adossé à l’église abbatiale, un délaissé forme un vide, invisible depuis l’une ou l’autre entité. L’étude archéologique, ainsi que le dépouillement documentaire laissent supposer les substructures d’un édifice cultuel antérieur et décalé, ainsi que des sépultures adossées à celui-ci : les reconstructions successives ainsi que les grands travaux de l’église abbatiale sous Clément VI se sont accommodés d’éléments préexistants, le vide qui demeurait en 2010 est la conséquence de ces arrangements.
Naît donc, dans le projet, au cœur de ce vide, la décision de concentrer toute la pédagogie de visite dans un bâtiment contemporain qui s’inscrit, sans se voir de nulle part, dans cette béance, afin de laisser les monuments tels qu’en eux-mêmes, débarrassés du bruit visuel qu’occasionne aujourd’hui l’indexation des visites. S’y inscrit une architecture de bois, cuivre et métal, hébergeant les futures scénographies et leurs renouvellements.
Les manques
La redécouverte d’une chapelle morcelée, dite « chapelle du collège », s’est faite d’abord par l’étude des archives, puis par le sondage des murs des appartements en place. Trois appartements avaient pris corps, l’un (à l’extrémité ouest) enduit de ciment, l’autre (à l’est) s’était effondré : demeurait au centre l’espoir de trouver encore non seulement les voûtes, mais les décors de la chapelle perdue. Les sondages ont confirmé cette hypothèse.
La remise au jour de la chapelle est passée par la destruction des murs du XIXe, après remontage des voûtes est de la travée effondrée. Les décors en grisailles, datables de l’époque mauriste, étaient intacts sous le badigeon de la travée centrale : les manques ont été laissés, considérant que l’œil assurerait sur les travées est et ouest, sans dommage, la reconduite d’un décor subtil et monumental.
La salle devient, dès le démarrage effectif des travaux, la destination finale des tapisseries du XVIe siècle, qui recouvrent exactement (et l’ont peut-être fait longtemps) les parements de la chapelle redécouverte.
Les inconnues
Et c’est en cela sans doute que la lacune est, aussi, une opportunité : car de cette chapelle, on ne sait pas tout.
Les fouilles menées au titre de l’archéologie préventive mais également au titre de l’étude préalable aux travaux ont montré, sur une élévation de plus d’un mètre, un appareil ancien, probablement roman, sous-tendant l’ensemble des parements mauristes de l’édifice. Les frères de Saint-Maur, s’installant à la Chaise-Dieu, ont repris et remonté la « chapelle Saint-Robert », préexistante, et antérieure à l’église abbatiale actuelle. La chapelle restaurée est ainsi, dans son plan, le plus ancien édifice de l’abbaye et, par la présence des tapisseries, elle devient le chœur de la visite.
Pour autant, ses dispositions liturgiques, le volume exact de la tribune dont des traces sont avérées mais ne permettent pas d’en comprendre l’emprise, la (les) forme de l’autel dont on n’a retrouvé que le massif maçonné, sont autant d’inconnues de l’histoire et de la documentation. Le choix à nouveau de l’écriture d’acier pour l’ensemble de ces éléments, « fil rouge » de la restauration, permet une évocation sans ambigüité ; mais il permet également l’usage contemporain : la tribune forme sas, isole dans l’entrée la pédagogie des tapisseries et permet une nef silencieuse, au climat régulé, toute vouée à la présentation monumentale. La clôture basse de la tribune forme cimaise pour la tapisserie de la crucifixion, point d’orgue de la tenture de chœur. La salle haute de la tribune, hypothèse de restitution d’un volume, porte les deux tapisseries qui ne font pas partie de la tenture et dont la destination, elle-aussi, est hypothétique : chapelle privée de l’abbé commanditaire ?
C’est dans la lacune du monument et dans les manques de la connaissance que s’est construite la patrimonialisation de l’abbaye, que le XXIe siècle a pu s’inscrire ; et dans le respect du vide et des silences, dans la sincérité d’une écriture architecturale contemporaine, que se construit la confiance dans les vestiges préservés.