Patrimoine architectural non protégé : quel avenir ?

Façade ouest de l’église de Beaumont-les-Nonains, avant et après les travaux de restauration-rénovation. Maître d’ouvrage : Communauté de Communes des Sablons ; maître d’œuvre : Atelier d’Architecture Dimitri Torossian. © D. Torossian
Façade ouest de l’église de Beaumont-les-Nonains, avant et après les travaux de restauration-rénovation. Maître d’ouvrage : Communauté de Communes des Sablons ; maître d’œuvre : Atelier d’Architecture Dimitri Torossian. © D. Torossian

La transformation du patrimoine architectural non protégé est un domaine qui échappe aux règles et aux pratiques appliquées sur les monuments protégés. Sa destruction ou sa régénération nécessite de s’interroger sur le traitement des cicatrices urbaines, la disparition des témoignages historiques, la responsabilité des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre quant à la continuité du tissu urbain et la sauvegarde de la richesse historique et culturelle. C’est à travers ce prisme que nous posons la question de l’avenir du patrimoine architectural non protégé, dit encore patrimoine mineur.

Le terme de patrimoine mineur s’applique généralement aux édifices anciens qui ne présentent pas de caractère exceptionnel ou innovant pour leur époque mais qui structurent historiquement, culturellement et esthétiquement les paysages dans lesquels ils s’inscrivent. Sont concernés, des églises, des châteaux, des ouvrages industriels ou de génie civil, des fermes, des pigeonniers, des ensembles architecturaux, des châteaux d’eau…

Cet héritage organise le tissu construit de chaque territoire, permet d’échelonner son histoire et de créer un socle pour le rayonnement des monuments protégés. Ainsi la qualité des interventions architecturales le concernant soulève des questions fondamentales relatives à la gestion urbaine et culturelle du bâti existant, aux modes d’action.

Carte de repérage des sites mentionnés.

Nous avons choisi le territoire de l’ouest de la Picardie et du Val d’Oise voisin comme laboratoire d’observation non seulement pour la richesse de son architecture, mais également parce que ce territoire a connu l’une des destructions les plus spectaculaires, celle de l’église Saint-Jacques d’Abbeville, parallèlement à de vastes campagnes de mise en valeur de l’architecture existante, menée par la Communauté des Communes des Sablons, par exemple. Les problématiques observées sur ce territoire imposent une réflexion plus générale sur les responsabilités des pouvoirs publics, des maîtres d’ouvrage et des architectes vis-à-vis de l’avenir de cet important patrimoine.

En réalité, l’absence de réglementation expose la transformation du patrimoine mineur à des démarches aléatoires que nous pouvons répartir en deux groupes : les interventions maladroites qui peuvent aller jusqu’à la destruction inopportune et les interventions judicieuses.

La question de la destruction de ce patrimoine est souvent posée. Le coût d’entretien, les difficultés d’adaptation de l’ancien aux normes contemporaines sont souvent à l’origine de la disparition de ce bâti. Nous pouvons attribuer ces actions à la difficulté de financer un projet de restauration, mais il arrive que cette démarche résulte également d’un manque de vision de développement urbain et culturel : les potentiels maîtres d’ouvrage peuvent ne pas être conscients de l’intérêt de la sauvegarde de ce patrimoine.

Il est certain que les maçonneries recouvertes de mousses, les reprises sans cohérence, etc. peuvent donner une image désolante d’un édifice quelle que soit sa qualité architecturale ; et cette première vision incite souvent à juger exorbitant le coût des travaux de son entretien.

L’absence fréquente de diagnostic préalable constitue l’une des principales difficultés de la conservation de tels édifices.

Sans minimiser l’importance de l’engagement financier qu’un projet architectural peut représenter, une étude préliminaire des désordres pourra démystifier la question des coûts pour la ramener à une réalité souvent supportable. Elle peut également révéler des qualités insoupçonnées de l’édifice.

Arrêtons-nous à titre d’exemple sur la démolition, en 2013, de l’église néo-gothique Saint-Jacques d’Abbeville.

L’église Saint-Jacques d’Abbeville (nef côté Nord) en 2010, avant sa destruction en 2013. Source: Wikimedia Commons.

Même si les cas de destruction d’églises sont rares, la question est souvent posée. Ainsi en est-il de la démolition de cette église, construite au XIXe siècle sur une place qui au cours des neuf cents dernières années a toujours été occupée par une église.

Passons rapidement sur les considérations émotionnelles et architecturales et admettons que la démolition de Saint-Jacques d’Abbeville fût inévitable à cause de l’impossibilité pour la municipalité d’entreprendre des travaux coûteux. Encore fallait-il s’interroger sur le devenir du site. Que deviendrait l’espace urbain une fois supprimé l’un de ses éléments fondateurs ? Comment serait refermée la cicatrice urbaine et historique ? Quel en serait le coût économique et culturel ?

Trois ans après la démolition de l’église, la municipalité d’Abbeville réalise le réaménagement du site sans avoir trouvé de solution plus pertinente que de planter des arbres suivant le plan de l’édifice disparu.

Vue de la place Saint-Jacques en avril 2015, après les principaux travaux d’aménagement. © Demoulin Jean-Marc — Travail personnel, CC BY-SA 4.0. Source: Wikimedia Commons.

La pauvreté de cette réponse est d’autant plus regrettable que le démantèlement d’un édifice néo-gothique de taille imposante n’est pas gratuit, les aménagements non plus : de multiples articles dans la presse1 et les blogs2 des habitants révoltés donnent les détails du déroulement des faits et témoignent encore aujourd’hui de ce que l’amertume n’est pas apaisée.

Le problème de la conservation d’édifices qui ont perdu leurs fonctions initiales n’est pas nouveau mais, au cours de l’histoire de l’architecture, nous remarquons, que lorsque l’on privilégie la restauration et la transformation à la destruction, la mémoire du lieu reste préservée.

Pour citer un exemple atypique et modeste en France, l’église de Catillon-Fumechon est aujourd’hui transformée en mairie. L’édifice ainsi réhabilité présente quelques maladresses (menuiseries assez épaisses, aménagement de bureaux banal…) mais joue aujourd’hui pleinement son rôle dans la vie de la commune et témoigne d’une nouvelle strate historique.

Vues de l’église de Catillon-Fumechon transformée en mairie. © Commune de Catillon-Fumechon (image de l’entrée) et Christophe Dreux, entreprise De Pierre (image des sols intérieurs).

Rappelons ici que l’historien et critique d’art Cesare Brandi3 , considère la destruction comme une falsification de l’histoire car elle ne laisse pas de traces4 .

C’est sans doute pour cela que la plaie ouverte par la démolition de Saint-Jacques d’Abbeville est si difficile à refermer.

Sans aller jusqu’à la destruction, le patrimoine mineur est souvent exposé à des interventions maladroites, bien que fondées sur de bonnes intentions. Sans cadre règlementaire, les décisions peuvent être prises dans l’urgence avec d’importantes contraintes économiques.

Nous ne pouvons pas exiger des propriétaires des bâtiments à caractère patrimonial d’être tous formés aux enjeux de la restauration. Mais nous pouvons attirer leur attention sur le fait que l’entretien du bâti ancien n’est pas celui d’une construction contemporaine et requiert des connaissances spécifiques.

Ainsi, pour garantir la pérennité du patrimoine mineur, il est nécessaire d’engager une réflexion spécifique en vue d’interventions judicieuses.

L’intérêt pour la sauvegarde du patrimoine bâti s’étend au-delà des monuments protégés car la préservation du capital culturel de chaque pays se pose comme un réel atout économique et culturel.

La renaissance du patrimoine mineur est souvent portée par des maîtres d’ouvrage publics qui gèrent également sur leur territoire des monuments protégés. Ils ont par conséquent l’expérience des deux lignes directrices de l’intervention sur un monument : la Charte de Venise et le travail avec des architectes et des entreprises qualifiés.

Les appels d’offres pour la réalisation de ces projets sont ouverts à l’ensemble des architectes et non aux seuls architectes du patrimoine, mais le cadre est posé :

  • réalisation d’études préalables,
  • respect de la volumétrie d’origine,
  • réversibilité des interventions.

Ces opérations sont engagées avec des moyens assez restreints ne permettant pas la réalisation de fouilles archéologiques ou d’analyses complexes ; à cela, s’ajoute l’insuffisance fréquente de documents historiques.

Ces contraintes imposent un arbitrage constant dans la prise de décisions par l’architecte et le maître d’ouvrage. Notons également que la liberté dont l’architecte jouit dans ces projets est grande mais en contrepartie sa responsabilité est pleinement engagée vis-à-vis de l’histoire et de la pérennité de l’édifice ; en effet, il n’est pas accompagné par un comité scientifique ou par les commissions de patrimoine.

Arrêtons-nous sur deux exemples : le premier concerne la restauration d’une église vieille de plusieurs siècles, le second est relatif à un bâtiment du XXe siècle.

La restauration de l’église de Beaumont-les-Nonains, illustre une application tacite de la Charte de Venise au patrimoine non protégé mais également les libertés prises dans la construction d’un nouveau porche par exemple.

Église de Beaumont-les-Nonains, détails de l’appareillage, traces archéologiques. © D. Torossian
Église de Beaumont-les-Nonains, poutre-au-vent de répartition des charges du clocher. © D. Torossian

Fragilisée par le poids de son clocher et souffrant de remontées capillaires, l’édifice présentait initialement des désordres structurels et esthétiques. Néanmoins, sous les lichens recouvrant les façades, l’exécution de la nef laissait voir un damier en briques et en silex finement réalisé.

La restauration a été menée dans le souci de préserver les traces du passé (ouvertures bouchées, signes, matériaux) et dans la recherche constante d’un résultat harmonieux permettant, enfin, de redécouvrir les matériaux de construction et leur appareillage. De plus, le nettoyage délicat des maçonneries a dévoilé les pierres de consécration et les cœurs exécutés en cailloux de silex ornant les contreforts.

Nous nous interrogeons sur la légitimité de la création d’un nouveau porche accolé à la façade ouest, réalisé sans documents historiques à l’appui, et d’une facture traditionnelle qui tromperait quant à sa datation. Cependant, la mise en œuvre de ce porche présente l’avantage de protéger la façade la plus exposée aux intempéries sans brouiller la lisibilité de l’édifice.

Nous retenons que ce type de restauration doit être mené par une équipe compétente sur trois plans : la rigueur des études pour assurer la pérennité de l’ouvrage, la juste interprétation des traces archéologiques visibles et la sensibilité architecturale permettant d’adapter à l’existant les nuances des matériaux de la restauration.

Evoquons maintenant un exemple concernant un patrimoine architectural non protégé plus récent : les Mille-clubs.

Il s’agit de ces salles municipales que le ministère des Sports envoyait en kit dans les années 1970 aux communes rurales et qui étaient installées par des habitants bénévoles. Il s’agit de structures préfabriquées, assemblées comme un jeu donnant des formes étonnantes : élancées comme des tipis ou arrondies comme des vaisseaux spatiaux. La structure recevait ensuite une enveloppe alternant la tôle d’acier et le verre5 .

Aujourd’hui, les façades non isolées posent des problèmes de déperditions thermiques, l’acier rouille, les bois pourrissent… Déceler l’intérêt de la conservation d’un tel ouvrage n’est pas évident et nombre de communes se sont débarrassées de ces salles.

À l’inverse, la commune de Montreuil-sur-Epte a fait le choix de réhabiliter son Mille-club. Soulignons que ce village se trouve dans le périmètre du Parc naturel régional du Vexin Français et que ses élus sont régulièrement en contact avec les architectes conseil et avec l’architecte des bâtiments de France, qui promeuvent la sauvegarde du patrimoine bâti. Cette sensibilisation a été fructueuse car la commune a décidé de confier la réhabilitation de sa salle municipale à une agence d’architecture.

Mille-club de Montreuil-sur-Epte, avant et après travaux. Maître d’ouvrage : Commune de Montreuil-sur-Epte ; maître d’œuvre : Atelier d’Architecture Dimitri Torossian. © D. Torossian.

Ainsi la réponse architecturale, alliant les atouts de la structure existante et la mise en place d’une nouvelle enveloppe en zinc et en bois, permet de conserver l’originalité de la construction et de répondre aux exigences contemporaines de confort thermique, d’accessibilité et de sécurité.

Nous pouvons souligner ici la disparition du caractère éphémère de la construction originelle car l’utilisation de matériaux nobles lui confère aujourd’hui une certaine pérennité ; cette évolution garantit la sauvegarde du bâtiment et le déroulement de multiples activités de la vie communale.

En explorant les différents modes d’intervention, nous avons vu que le patrimoine non protégé est sujet à un traitement non réglementé et que son avenir s’en trouve davantage incertain.

Quel mode d’action convient-il alors d’adopter vis-à-vis de cet héritage ?

Pour la réalisation d’un projet de qualité, le rôle et les compétences de l’architecte sont déterminants mais rappelons que ce dernier arrive sur les lieux après que la décision de sauvegarde, de réhabilitation ou de destruction a été prise.

D’où l’intérêt primordial des structures de sensibilisation auprès des maitres d’ouvrage, tels les architectes conseils, les CAUE, les architectes des bâtiments de France, la Fondation du patrimoine…

Ces organismes, dont les moyens sont souvent insuffisants, demeurent les seuls intermédiaires entre le commanditaire et l’architecte. Nous ne pouvons qu’insister sur l’importance de renforcer et d’élargir leurs domaines d’action.

Rappelons que la survie du patrimoine mineur est essentielle pour assurer l’ancrage des monuments dans un territoire plus large que le rayon réglementaire de cinq cent mètres et, pour préserver une structure urbaine qui a fait ses preuves.

La transformation de l’existant est également une démarche de développement durable : recyclage, réutilisation d’infrastructures existantes.

C’est pourquoi les services publics, les architectes, ainsi que l’enseignement dans les écoles d’architecture doivent être engagés dans un processus qualitatif de réhabilitation et de sauvegarde de ce bâti.

  1. Courrier Picard, Cahier Spécial « Saint-Jacques : la chute », 2 mai 2013 / la Tribune de l’art
  2. http://saintjacques-l-oubliee.over-blog.com/
  3. Fondateur en 1939 de l’Institut central de restauration de Rome.
  4. Cesare BRANDI, Théorie de la restauration, éd. Allia, 2015, p. 42
  5. Hélène VERNIERS, Les Mille clubs où la cabane industrialisée, in Gérard MONNIER, Richard KLEIN, Les années zup : architectures de la croissance 1960-1973, A et J Picard, Richard, 2002