La mémoire des lieux

Alain Marinos est un “honnête homme”. Cultivé et affable, capable de composer avec le crachin breton, autant qu’avec les aléas de l’administration, un architecte du passé autant que du futur. Telles sont les qualités que l’on retrouve au long d’une carrière pendant laquelle il a su faire preuve de pédagogie, d’imagination et d’obstination.

Alain Marinos est l’un des plus ardents défenseurs de l’idée de lieu, ces rues, places quartiers qui “existent dans la mémoire des gens” et qu’on ne retrouve pas sur les plans d’urbanisme. Il est aussi l’un des plus enthousiastes promoteurs de la Zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager (ZPPAUP), cette procédure qui permet justement d’approfondir la notion “d’identité du lieu” par la prise en considération du patrimoine. Depuis la loi de 1983 qui les a instaurées, Alain Marinos en a créé plus de vingt dans le Finistère, à Brest, à Quimper, ou encore à Bénodet. Un travail de fourmi, fait de rencontres, de persuasion, de pédagogie et d’écoute, surtout d’écoute. « Lorsqu’on discute autour d’une table avec les élus, on va bien au-delà de la simple protection de monuments. On s’attache au paysage, à l’ambiance, à une dimension humaine qui est passionnante » explique-t-il.

Un homme de communication

Cette dimension humaine, Alain Marinos cherche depuis le début de sa carrière à la faire partager. Étudiant à Paris, il se pose déjà des questions sur le cadre de vie, remettant en cause un enseignement qui lui semble trop éloigné de la réalité quotidienne des populations. Il travaille trois ans en libéral, puis décide de se consacrer à sa passion pour les quartiers anciens : en 1981, il est engagé sur dossier comme ABF contractuel et nommé adjoint au chef du SDAP du Finistère. Très vite, il met au point une méthode de travail basée sur le dialogue, consacrant une à deux journées par semaine aux pétitionnaires. Ces rendez-vous hebdomadaires lui permettent de travailler main dans la main avec les habitants, les associations et les élus, qui trouvent dans ces rencontres une écoute attentive, proche de leurs préoccupations. « Un service public doit être ouvert » sourit Alain Marinos. Homme de terrain, cet architecte veut convaincre par la pédagogie. Il multiplie donc les actions de sensibilisation, militant ardemment pour une cause derrière laquelle il s’efface. IL suffit d’ailleurs de feuilleter le volumineux press-book du SDAP du Finistère, au sein duquel il a travaillé seize ans, pour le comprendre : la presse locale s’est largement fait l’écho des procédures de protection du patrimoine, à travers des reportages, des comptes-rendus de visites publiques ou des Journées du patrimoine… En lisant ces articles, on se rend compte qu’il a réussi (sans jamais se mettre en avant) à faire partager son goût pour ce qui lui tient tant à cœur : le cadre de vie.

Président de l’association nationale des architectes des bâtiments de France de 1994 à 1998, il s’est, là aussi, beaucoup appliqué à communiquer, en organisant, avec ses confrères Bruno Chauffert-Yvart et Jean-Pierre Errath, un colloque européen “Patrimoine et Territoire” clôturé par le Premier ministre, pour le cinquantenaire de l’association.

En confiant à Bruno Stahly et Véronique Hartmann le soin de “La Pierre d’Angle”, qui était à l’époque un journal interne, il a réussi à doter l’association d’une “vraie” revue ouverte à un large public, dotée d’une ligne éditoriale et d’une diffusion en constante progression.

L’homme des ZPPAUP

Pour cet homme de dialogue, la procédure de ZPPAUP s’est donc avérée très vite être un instrument idéal. Car l’avis conforme de l’architecte des bâtiments de France, délivré souvent sans explication, par manque de temps, peut provoquer des tensions auprès des élus qui, légalement, ont toute compétence en matière d’urbanisme. Dans le cadre de la ZPPAUP, l’étude, l’explication et la proposition se font en commun. Le patrimoine est l’affaire de tous et non pas des seuls responsables de sa gestion. Cette procédure permet d’avoir une approche collective. Des chargés d’études présentent à un groupe de travail local des photos, des inventaires, des schémas qui permettent de visualiser les situations ; cette procédure permet de mieux connaître le site, d’expliquer les enjeux et la règle à suivre. Chaque regard plongé dans l’histoire du bâti révèle l’intérêt du patrimoine dans la politique du développement durable, affirme Alain Marinos.

Brest : finir “le travail de deuil”

C’est l’expérience menée à Brest, “un cas d’école extraordinaire” selon l’architecte, qui a d’ailleurs accroché un plan de la ville portuaire, sur le mur de son bureau parisien de l’École de Chaillot. Il a mené un travail presque psychanalytique, essayant de rechercher dans le passé les raisons des “blocages” d’aujourd’hui : la ville a été rasée en 39-45 et reconstruite dans les années 50. Cette blessure de la guerre, qui est restée très forte dans l’esprit des habitants, commence tout juste à se refermer. Depuis peu, les Brestois s’intéressent à la forme de leur ville, qu’ils ont rejetée, niée pendant près de cinquante ans. Ils doivent y vivre en la prenant comme elle est « après un travail de deuil, leur première démarche consiste à retrouver l’identité de la ville ». Quand, en 1997, la mairie de Brest lui demande de conduire une étude opérationnelle pour la constitution d’une ZPPAUP, Alain Marinos propose de travailler sur un plan délimitant les quartiers inclus dans le périmètre. Impossible ! On n’en trouvait pas ! On a trouvé des plans avec des zonages, mais pas la moindre trace des quartiers dont parlent les habitants. C’est quand même étonnant de voir que les responsables qui gèrent les documents d’urbanisme et construisent les villes, utilisent un langage, un discours, des zonages qui n’ont rien à voir avec la façon dont la population se repère dans l’espace ! Pour les gens de la rue, le mot “zone” a une connotation péjorative dans laquelle ils ne se retrouvent pas. Un quartier n’a rien à voir avec une “zone” ! Le plan recherché a finalement été retrouvé… chez les pompiers.

Un goût prononcé pour la pédagogie

Cette sensibilité particulière au patrimoine, à la mémoire, il essaie depuis longtemps de la transmettre aux étudiants des écoles d’architecture, encore nourris de doctrines développées pendant la reconstruction et Les Trente Glorieuses, alors que 60 % des travaux concernent aujourd’hui la réhabilitation de bâtiments existants. Il est, d’ailleurs, l’un des rares ABF à s’être investi dans une mission d’enseignement, principalement à l’école d’architecture de Bretagne. « Les théories modernes ont commencé par faire évoluer le monde mais tout est allé trop vite… » explique-t-il. « On en voit aujourd’hui les conséquences : regardez les entrées de ville, la délinquance dans les quartiers périphériques, la perte d’identité… La charte d’Athènes a marqué l’apogée de cette théorie de la modernité avec l’idéologie de la “table rase”. Il faut arrêter cette utopie qui fait croire que l’on peut du jour au lendemain gommer la mémoire des lieux pour vivre dans un monde moderne où tout serait en réseau. Ce n’est pas possible ! Les gens ne sont pas capables de l’accepter. Les Français sont complètement déconnectés de la façon dont on gère leurs lieux de vie, alors qu’ils y sont très attachés. Les transformations ne peuvent se faire qu’à leur rythme. Les urbanistes doivent être plus humbles qu’ils ne l’ont été pendant des années, ils doivent désormais travailler avec les habitants, être à l’écoute. »

Directeur du Centre des hautes études de Chaillot

C’est, entre autres, pour ces prises de position et ce goût pour la pédagogie, qu’Alain Marinos a été appelé à prendre, en novembre 1997, la direction de la très prestigieuse École de Chaillot : le centre des hautes études de Chaillot (CHEC). Mais si sa lettre de mission spécifiait qu’il allait « diriger un service d’enseignement appelé à se développer pour devenir un établissement public », il n’a pas eu les moyens de l’assurer, faute d’obtenir les appuis nécessaires à cette ambition (notamment des locaux appropriés). Sous son impulsion, cependant, le Centre des hautes études de Chaillot s’est doté de nouveaux statuts, facilitant l’élargissement de ses missions, notamment dans le domaine des actions internationales, la formation continue et la sensibilisation du public. Pour Alain Marinos, « l’architecte a, aujourd’hui, pour mission première de conduire la transformation du cadre bâti. C’est pourquoi, il doit être avant tout un généraliste. Le rôle du centre de Chaillot est d’offrir, ensuite, une spécialisation dans le domaine du patrimoine. Cependant, le CHEC ne doit pas former des conservateurs du patrimoine mais des architectes du bâti existant. En sortant, ils sont capables de répondre aux problèmes les plus difficiles sur les édifices et dans les sites de mémoire » nuance-t-il. IL a consacré beaucoup de temps et d’énergie à la formation commune aux filières Patrimoine et Urbanisme du corps des architectes et urbanistes de l’État, « au delà des oppositions latentes et des querelles de clochers ». Aujourd’hui, ce tronc commun représente environ les deux-tiers de la formation, le dernier tiers étant consacré aux spécialités Aménagement et Patrimoine. Sa conviction : rapprocher les deux branches du corps et fonder leur raison d’être dans la fonction publique sur la capacité des architectes et urbanistes à concevoir et mener à terme des projets. Son interlocuteur : Florence Contenay, inspecteur général de l’Équipement, coordinateur du projet : « L’enjeu majeur était de former un corps d’architectes polyvalents qui puissent être amenés au cours de leur carrière à couvrir des missions très diverses » explique-t-elle. « Aujourd’hui, un AUE de la filièle patrimoine organise La vente des terrains militaires au ministère de la Défense, un autre est chargé des constructions publiques à la direction des Musées de France… »

En mai 1999, Alain Marinos proposait de nouvelles orientations dans un rapport, adressé à François Barré. Il plaidait pour une véritable “renaissance” du Centre, basée sur l’organisation de nouvelles formations, de journées d’études, d’information et de débats, à l’échelle nationale et européenne. Il y proposait un meilleur suivi des élèves, et surtout une collaboration avec les enseignants des universités pour que Chaillot devienne « une tête de pont des écoles d’architecture en France ». Pour réaliser ce projet, Alain Marinos demandait à ce que « les moyens et les locaux du CHEC soient mis en adéquation avec les missions définies ».

Malgré le succés des démarches entreprises, la richesse des actions engagées et la maturation du projet dans le cadre de la Cité de l’architecture et du patrimoine, longuement mûri par la direction de l’architecture et du patrimoine, il n’a pu obtenir les moyens nécessaires et a préféré démissionner. On peut légitimement s’inquiter du maintien de l’objectif essentiel du Centre des hautes études de Chaillot : la formation d’architectes-praticiens. La formation des architectes du patrimoine serait-elle sujet trop grave pour être confié à un architecte ? Alain Marinos va donc retourner dans l’ouest, sur un autre terrain.

Agnès FERNANDEZ


Les formations internationales au Centre des hautes études de chaillot

Lorsqu’Alain Marinos a pris ses fonctions, le CHEC proposait aux architectes étrangers, de suivre les formations données à Paris. À l’époque, plusieurs pays (notamment la Tunisie et le Liban), avaient organisé, en coopération avec le Centre, des formations sur leurs terres, à la fois pour endiguer la fuite des cerveaux, mais aussi pour mieux adapter la formation à leurs besoins spécifiques, ces deux dernières années la Lettonie, puis la Bulgarie, l’Égypte, Chypre se sont elles aussi portées volontaires pour de tels projets. « Si ces pays s’adressent à nous, c’est d’abord parce que la France est l’un des sites touristiques les plus visités au monde, mais aussi parce que notre système de gestion du patrimoine est compréhensible, identifiable » précise Alain Marinos. Le développement des échanges s’est intensifié avec les écoles européennes ayant des formations comparables (Allemagne, Écosse, Italie, Roumanie) et s’établit en écho aux récentes protections au titre du patrimoine mondial conduites par l’Unesco. Après avoir mené une enquête dans plusieurs pays d’Europe, le centre de recherche sur les villes historiques de Chine, basé à l’université de Shangai, a choisi la France comme partenaire pour étudier la mise en forme d’une politique de protection et de gestion du patrimoine. « Le grand élan vers le développement qui traverse ce pays est très destructeur » analyse Alain Marinos. Et, quoi qu’on en pense, en Chine, l’urbanisme dépend essentiellement du pouvoir local. « Pendant qu’au niveau de l’État central se préparent des dossiers de protection les maires peuvent faire raser les quartiers anciens pour construire du neuf. » En relation avec l’observatoire français de l’architecture de la Chine contemporaine, Alain Marinos travaille à l’élaboration d’un document expérimental de gestion d’une ville d’eau dans la région du lac Tai (elle fait l’objet d’une demande de protection au titre du patrimoine mondial) ainsi que sur un projet de formation d’architectes et urbanistes de l’état chinois. L’intérêt pour l’expérience française encourage à persévérer dans cette voie et à développer les échanges.

Agnès FERNANDEZ