Quelques réflexions sur les relations entre territoires et patrimoines

Esquisse de Georges-Henri Pingusson, photographiée sur le site de Grillon à partir d’une signalétique communale et qui illustre une démarche historique des architectes sur le sujet.
Esquisse de Georges-Henri Pingusson, photographiée sur le site de Grillon à partir d’une signalétique communale et qui illustre une démarche historique des architectes sur le sujet.

À travers les pages de l’étude “Territoires 2040” publiée en 2010 par la DATAR1 , des scénarios sont décrits pour l’avenir de la carte territoriale française. Ils construisent une vision organique des interdépendances entre les métropoles et les espaces « gestionnaires des ressources » en énergie, eau, alimentation, matières premières…

Pour voir l’intégralité de l’intervention de Jean-Louis Coutarel au colloque Alliances, cliquer ici

Des métropoles et de leurs relations aux ressources d’un pays

Un scénario « productiviste » de l’aménagement des territoires pourrait conduire à faire évoluer les espaces non métropolisés vers des espaces de service optimisés pour les métropoles. Les secteurs de loisirs (stations de tourisme mer ou montagne) et d’agriculture industrialisée préfigurent assez bien une telle optimisation.
Suivant un autre scénario, depuis une décennie, la France tente un réinvestissement de ses polarités secondaires comme autant d’espaces habités au sens plein du terme : habiter son quartier, son village, son territoire, un espace culturel… Cela suppose déjà une acceptation de la structuration existante, soit par conviction pour ses qualités, soit simplement par réalisme. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer que nous ne renouvelons notre parc immobilier global que sur un ordre de grandeur de 1% par an2 , et que les bâtiments antérieurs au XXe siècle sont très majoritaires dans les centres des petites villes.
Si cette organisation territoriale existante, constituée de villes et d’espaces de ressources, est pérenne, alors le projet national se compose d’un maillage de projets territoriaux qui reposent chacun sur des particularités et des complémentarités assumées et valorisées.

Patrimoines contemporains

Les implantations d’habitat humain sont, pour la plupart, anciennes et sont liées à des configurations locales encore plus durables de nature géologique, climatique ou liée aux ressources naturelles présentes. Il est intéressant de constater que les territoires engagés dans la construction de leur projet reconsidèrent leur rapport à ce socle primitif qui a déterminé l’implantation initiale. Celui-ci garde son sens lorsque l’on cherche à caractériser aujourd’hui un lieu pour faire émerger ses particularités sur lesquelles appuyer le projet contemporain. L’histoire de l’habiter humain a généré un bâti qui a « joué » à travers les siècles avec le « lieu-socle», le relief, la présence de l’eau, l’exposition climatique, les croisements de voies, les ressources et les activités des habitants. En ce sens le bâti, transmis de génération en génération, est indissociable du socle. Il incarne un tissage singulier entre les conditions initiales et les pratiques habitantes.
Les singularités des villes s’incarnent dans leurs patrimoines matériels et immatériels. Au-delà de l’attractivité du pittoresque tourné vers le tourisme, les patrimoines fondent une relation durable des habitants et de leurs entreprises au lieu. Pour emprunter l’expression « d’écodéveloppement », apparue préalablement à celle du « développement durable » et chère à Ignacy Sach, l’association lieu-patrimoine serait une composante pleine de « l’écodéveloppement territorial ».

Lieu-patrimoine

Considérons deux situations sur lesquelles illustrer la force dynamique de la relation du lieu-patrimoine au projet de territoire.
La première observation est située à Lisbonne, à la suite du drame d’un immense incendie dans le quartier identitaire du Chiado en 1988. Le parallèle avec l’incendie de Notre Dame de Paris en 2019 permet aux français de saisir l’intensité symbolique de l’évènement. La conception de la reconstruction du quartier sinistré a été confiée à l’architecte Alvaro Siza déjà très reconnu à l’époque au niveau international. Alvaro Siza instaure ici une distance pleine de sens par rapport à sa propre expression architecturale. Il mobilise son expérience artistique à la rencontre avec le lieu-patrimoine, n’hésitant pas à travailler avec les azulejos, figures emblématiques d’une culture populaire portugaise. Au-delà, le quartier du Chiado est maintenant un quartier comprenant des bâtiments et des espaces neufs et chargés d’une intensité culturelle patrimoniale. Cette association entre nouveauté et patrimoine pourrait paraître contradictoire, si on ne considère pas la production artistique contemporaine comme inscrite dans une continuité de la construction des patrimoines.
Le second exemple correspond à la création de Michel Corajoud, Pierre Gangnet, Jean-Max Liorca3 pour le « miroir d’eau » sur les quais de Bordeaux en 2006. Cette œuvre établit un passage entre des temporalités de la ville, construit à la fois dans une relation à l’eau, présente et symbolique, une animation quotidienne pour tous, un havre de fraîcheur et une relation pacifiée à des lieux au passé tumultueux. Il mobilise une technique sophistiquée de fontainerie, issue de savoirs faire ancestraux mais assistée par des outils de gestion contemporains. Sous une apparente grande simplicité et une rencontre joyeuse avec les habitants et visiteurs, cette œuvre contemporaine respecte le lieu et les tensions qu’il sous-tend, mobilise l’habiter quotidien au bord du fleuve, vers un avenir apaisé possiblement partagé.
Une relation artistique s’établit ici avec le lieu-patrimoine dans une transmission d’un habiter poétique du lieu.

Habiter la petite ville ancienne

Les deux exemples précédents concernent des métropoles, mais leurs relations au lieu traversent les échelles d’un espace urbain, d’un quartier, d’une ville, d’un territoire, et relient le quotidien et l’histoire quelle que soit la taille de l’agglomération considérée.
Si la relation au lieu-patrimoine est une constante, une différence significative s’est développée entre les grandes villes et les petites villes. Celle-ci s’incarne par la désertification de leurs centres.
Cette perte d’usage résulte de facteurs multiples, mais elle a pour conséquence d’amplifier une fragilisation du territoire. Elle révèle une prise de distance par rapport au lieu-patrimoine singulier. En ce sens la fragilisation des centres pénalise l’ensemble de l’attractivité résidentielle et économique d’un territoire.
De nombreux architectes ont perçu la nécessité de rétablir le lien entre les formes d’habitat générées par des pratiques habitantes anciennes et leurs évolutions contemporaines. Nous nous intéresserons maintenant à trois expériences pour illustrer des possibles réponses signifiantes d’une continuité créative de la production des patrimoines.

Georges-Henri Pingusson à Grillon, Vaucluse, 1978. © Jean-Louis Coutarel.
L’œuvre tardive de Georges-Henri Pingusson, architecte « moderne », enseignant à l’école d’architecture de Quai Malaquay, abordait en 1978 la question de la revitalisation d’un quartier en ruines de l’ancien fort de Grillon. Elle initiait aussi les « ateliers hors les murs » des écoles d’architecture. Cette réalisation est entrée dans l’histoire de l’architecture, par l’introduction de principes du mouvement moderne dans une relation étroite à un lieu, à ses proportions, ses rythmes et ses matières. Considérons un point particulier de l’intervention, au sommet de l’ancienne enceinte. Il poursuit une série de percements des étages inférieurs réalisés à plusieurs époques. Ceux-ci ont tous eu pour vocation de faire entrer la lumière dans les habitations qui se sont approprié le mur. L’enjeu de l’évolution des formes anciennes pour les adapter aux nouveaux usages se développe ici verticalement et l’on peut noter que l’intervention de Georges-Henri Pingusson n’est pas la plus marquée visuellement. Ce faisant, la proposition, remarquablement mesurée et respectueuse du caractère du site médiéval, introduit résolument son vocabulaire propre, issu du mouvement moderne.
Philippe Berges à Figeac, 1990. © Jean-Louis Coutarel
L’intervention de Philippe Berges porte sur un îlot très dégradé du centre historique de Figeac. Elle a permis de générer la place des Écritures, qui accueille une reproduction à échelle dix de la Pierre de Rosette4 , de réhabiliter un ensemble de logements sociaux et de créer un parcours en terrasses reliant deux niveaux de la ville. L’architecte a proposé la création d’« espaces extérieurs privatifs », si importants pour l’habitation contemporaine et si difficiles à générer dans les tissus anciens. Pour ce faire, il détourne les baies existantes issues de différentes époques pour leur donner le rôle d’ouvertures de loggias. Les logements sont eux construits en bois, en retrait de la façade en pierre où restent présentes les traces des évolutions des percements. Une distance s’opère entre la construction neuve et les façades anciennes très remaniées dans un jeu plastique qui ne met pas en tension les deux architectures présentes. Cette prise de distance est celle du déplacement du plan des baies de l’ouvrage ancien, lequel n’est donc pas restitué intégralement, comme n’ont pas été restituées d’autres constructions surplombant la placette. Cette œuvre est à la fois une proposition de dé-densification et de jeu entre l’ensemble patrimonial sauvegardé et son réinvestissement dans un usage durable, s’opérant par un détournement d’usage d’éléments d’architecture.
Pierre Jarlier, maire, architecte, projet urbain et paysager de la ville de Saint-Flour, 1993. © Ville de Saint Flour.

Pour notre propos, nous ne considérerons qu’une seule opération parmi le nombre conséquent de celles qui ont été conduites sous les mandats successifs de Pierre Jarlier, maire de la commune de Saint-Flour. Cette action est aussi l’une des premières qu’il a lancées. Elle a consisté en une revalorisation des abords de la rivière, L’Ander, coulant au pied d’orgues volcaniques spectaculaires, entre le faubourg de la ville basse et la ville haute fortifiée. Nettoyer les berges, restaurer le pont médiéval, réaménager une petite retenue, une promenade, ont révélé la présence de la rivière dans la ville. Cette action a donné un signal très positif aux visiteurs, mais surtout aux habitants du bassin de vie, « réinstallant » leur ville dans sa géologie et son paysage, dans l’histoire de l’habitation humaine sur ce site très particulier, protégé par sa ceinture de falaises et baigné par deux cours d’eaux. La ville s’identifie aujourd’hui volontiers à cette image associant roches, reliefs, plan d’eau, bâti vernaculaire en bord de rivière et perspective sur la ville haute « théâtralisant » la coulée de lave.
La révélation du socle initial, géologique, hydrologique, refonde la ville, le territoire et leur projet commun. À partir d’elle, un sens de l’habiter dans le lieu singulier semble se retisser. Elle articule les périodes de l’histoire, du « lieu-patrimoine », à travers une perception spontanée d’un cours d’eau, d’une position dans un paysage, d’un ensemble bâti avec ses tracés et ses ponctuations. Dans un récent exposé intitulé « La leçon des bourgs »5 , Philippe Madec a développé cette relation du projet avec des configurations signifiantes de l’existant, perçu et vécu, qui peuvent être mobilisées dans l’aménagement contemporain prolongeant le lieu singulier dans la dynamique de ses patrimoines en évolution, en réinvention.

  1. Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale.
  2. Rapport PACTE 2017 - analyse détaillée du parc résidentiel existant.
  3. Michel Corajoug paysagiste, Pierre Gangnet architecte, Jean-Max Liorca fontainier.
  4. Œuvre de Joseph Kosuth, 1990.
  5. Philippe Madec, La leçon des bourgs, intervention en séminaire « l’Architecture, l’urbanisme et le paysage pour la revitalisation des centres des villes petites et moyennes », 12 mars 2020, ANCT, Paris, Actes à paraître, Laboratoire Ressources/ENSACF, 2020, Clermont-Ferrand.
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