Le territoire est un miroir de nos sociétés. Depuis plus de 50 ans, de multiples dynamiques sont en cours : reconstruction, périurbanisation, décentralisation, métropolisation… À la confluence de choix politiques, de mouvements sociaux et d’évolutions économiques, ces phénomènes nourrissent des tensions et des fractures sur l’ensemble du territoire national. Crises du logement, désertification des centres-villes, désaffection du patrimoine, étalement urbain, difficultés de déplacements, perte de qualité de vie… Ces maux disent beaucoup d’une France « archipellisée ». Ils disent également l’obsolescence de politiques territoriales, urbaines et architecturales.
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Comprendre de nos erreurs
Dans ce cadre, considérons le patrimoine de la France sous nos yeux. Ce sont ces cœurs de villes et de villages composés de cette architecture dite « ordinaire » maisons, logements, équipements publics qui caractérisent les villes. Cet enchevêtrement urbain mixte et dense n’a pas été bâti sans raisons : nos ancêtres s’appuyaient sur les caractéristiques des « milieux » dans lesquels ils s’implantaient. Ils ne cherchaient pas à lutter contre, mais à vivre avec : climat, vent, proximité d’une source, …s’installer sur un territoire demande observation et bon sens. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore 15 % de notre patrimoine bâti est construit en terre crue, véritable matériau écologique et ressource de proximité utilisée dans le passé dans beaucoup de nos régions.
Depuis une quarantaine d’années, un mécanisme est en marche. Les cœurs de ville n’ont pas réussi à séduire les habitants. L’offre de logements des centres-villes n’a pas été adaptée aux demandes de notre époque : pièces trop petites et peu lumineuses, problèmes d’accessibilité (local poussette, vélo…), manque d’espaces extérieurs privatifs…tout cela a contribué à vider les villes progressivement de leurs habitants qui ont cherché un confort que la ville-centre n’apportait plus.
Ce mouvement n’était pas inconnu mais toutes les politiques d’aménagement ont laissé faire, par facilité et choix économique. Un choix bien moins contraignant en termes d’études puisque la réalisation de ces nouveaux quartiers part d’une table rase. La France porte donc la responsabilité de cet étalement, en périphérie, sur les zones agricoles nourricières de proximité.
Les conséquences, écologiques ou économiques, de cet aménagement sont désastreuses. Si elles sont bien connues sur le plan écologique, il est souvent difficile de les appréhender sur le plan économique. Nous pouvons prendre deux exemples parmi d’autres : d’une part, apporter des services publics (voirie, réseaux, transport…) dans les zones détendues coûte entre 5 à 7 fois plus cher qu’en centre-ville. L’urbanisme de lotissement coûte donc plus cher aux collectivités à entretenir et à gérer chaque année. D’autre part, ne plus habiter les villes amène à des conséquences dramatiques sur le bâti : un patrimoine qui n’est plus habité, plus chauffé, plus entretenu se dégrade très vite et les conséquences peuvent mener très vite à des états d’insalubrité et à des catastrophes humaines.
Cet urbanisme a découpé la ville en zones : pavillonnaire, commerciale, industrielle, artisanale… Le tout agrémenté de ronds points pour aller de l’une à l’autre : le règne de la voiture est ainsi né. Malgré l’émergence des Plans locaux d’urbanisme (PLU) puis des PLU intercommunaux, force est de constater, qu’aujourd’hui, la culture urbaine est encore tournée vers ce zoning et peu vers un urbanisme de projet : l’opportunité est encore de mise. Changer ces travers urbains est difficile à mettre en route.
Prendre conscience du potentiel
Nous devons inverser ce processus. Les centres-villes anciens sont pourtant plébiscités : ils constituent l’une des richesses économiques de la France, via le tourisme notamment. Ce sont eux que l’on visite quand on se promène en France et sûrement pas les lotissements qui les entourent. Lorsque ce patrimoine vit, dans sa mixité d’usage (commerces, loisirs, habitats, services…), il transcende la vitalité des territoires. Réinvestir les villes moyennes et les petites villes est une nécessité et l’architecture contemporaine peut y contribuer fortement. Ainsi, au niveau de l’État, le plan de relance post-Covid, qui s’axe sur la rénovation énergétique des bâtiments, devrait élargir son champ d’action à la restructuration d’usage de ces logements de cœur de villes sous peine de faire une grave erreur. Il est par exemple inutile de penser immeuble par immeuble une rénovation thermique dans certains endroits, alors qu’une approche globale, à l’échelle de l’îlot ou du quartier, serait nettement plus cohérente et responsable, même sur le plan économique. Le grand défi est donc de fabriquer le cadre de vie des habitants de demain à partir de celui des habitants d’hier. Pour cela, le bâti « déjà là » a un potentiel fantastique. Mais plus nous attendons, plus ce bâti se dégrade et coûtera cher à restructurer. On pourrait parler de « re-conception » du parc existant. Nous pouvons rendre ces logements désirables : extension, surélévation, restructuration, greffe par un volume contemporain, voire suppression/soustraction d’un volume bâti : les solutions architecturales sont nombreuses pour prendre en compte nos façons de vivre du XXIe siècle. Les exemples de réussite ne manquent pas, en Bretagne, en Auvergne, ou ailleurs. Il n’y a aucun systématisme, seuls comptent l’analyse et le diagnostic fin du contexte. L’acte architectural s’adapte, à condition qu’on lui donne les bonnes conditions de son épanouissement.C’est pour cela qu’il faut mettre en place des stratégies de réappropriation, partant du désir d’un lieu, définissant un projet possible pour une ville, comme un récit partagé. L’ensemble des acteurs doit dialoguer en vue de partager les ambitions et les objectifs.
Alors, pour être efficace, la réflexion architecturale, urbaine et paysagère, doit être présente dès l’amont des réflexions. En tant que discipline transversale, elle doit entrer en jeu, afin de démêler la complexité des contraintes et des ressources pour favoriser des projets appropriables par tous. Ce n’est qu’après avoir constitué ce récit commun que les outils de l’urbanisme opérationnel seront utiles. D’où l’importance d’une connaissance partagée et d’un bon état des lieux du « déjà-là » et des ressources en présence. Nous ne pouvons pas aborder les situations de chaque ville ou village de la même manière. Cela en préalable à toute utilisation de dispositifs opérationnels d’État. En cela, nos outils nationaux montrent aujourd’hui leurs limites actuelles et leur rigidité. Nous devons partir des projets de chacun et non partir des outils : chaque projet nécessite une adaptation de ces outils. « Action Coeur de Ville » doit ainsi être affiné, car ce dispositif revient aujourd’hui dans beaucoup de communes, à « mettre la charrue avant les bœufs. »
Utiliser l’architecture pour fabriquer les projets de ville
À toutes les échelles des actions sont possibles, mais il faut partir de l’existant, sans excès, à sa juste valeur. Aujourd’hui, l’ère du gaspillage (de territoire, de bâti, de matières) et la production de déchets (plus de 60 % vient du BTP et des infrastructures) ne sont plus possibles. Nous devons donc opter pour une nouvelle approche.
« Réparer la Ville » est une approche intéressante. Elle suppose une refonte complète du logiciel d’aménagement. La « réparation » est une forme de « considération permanente » pour ce que nous avons déjà. Il s’agit d’intégrer la nécessaire « frugalité » d’un monde aux ressources finies et, pour certaines, gravement menacées. Désormais, les ressources existantes, le « déjà-là » doivent être la matière première de la ville de demain, qu’il s’agisse de la nature ou du patrimoine bâti. À partir de cela, charge à notre société de recréer de l’architecture adaptée à notre société.
C’est un beau défi, cette possibilité de réparer la ville. On peut y trouver le moyen de satisfaire aux aspirations individuelles, sans participer à la désorganisation de l’aménagement comme cela a été fait avec l’étalement urbain. C’est aussi un projet de société. Celui d’une ville bienveillante, ouverte à la diversité des vécus, même les plus difficiles. Celui d’une ville qui prend en compte l’immatériel, à commencer par la culture si nécessaire au vivre-ensemble.
Pour mettre en œuvre ces transformations, ce sont souvent les solutions qui émergent des territoires qui fonctionnent. L’application de modèle efface l’empreinte de chacune de nos villes. On le voit aujourd’hui, il n’existe pas de solutions standardisées adaptables à chaque territoire : tant de PLU sont des documents inadaptés, tant de zones périurbaines sont interchangeables. Par exemple, la dérive économique et normative se voit aussi dans la production des logements collectifs de promotion privée. Il arrive même que les plans des logements soient imposés par le promoteur avant même que la conception architecturale ne débute ! Réfléchir aux usages des habitants, pourtant essentiel, est bien souvent laissé de côté. Cela au grand désespoir des architectes qui aimeraient partager avec les habitants le dessin de leurs habitats. Il faut donc que l’ensemble des acteurs évolue et accepte de jouer le jeu de cette valorisation de l’existant, au risque de revoir les modèles économiques de l’immobilier (notamment neuf) qui participe au mitage de nos villes et villages sans apporter de plus-value collective. Cela concerne notamment les promoteurs, aménageurs, propriétaires fonciers, investisseurs… Aidons les à changer de modèle.
Ainsi l’architecture peut jouer pleinement son rôle d’intérêt public : elle met en valeur les potentiels et la diversité. Si certaines problématiques se ressemblent entre certains lieux habités, chacun doit pouvoir bénéficier d’une solution « sur-mesure », fondée sur ses propres ressources. Pour reprendre les mots de l’architecte Julien Beller, ce sont « sept millions de projets existants et à inventer ».
L’existant, le « déjà-là », doit donc logiquement devenir la matière première de nos interventions. C’est autant une nécessité logique qu’écologique de construire à partir de l’existant. C’est le futur de l’architecture, le futur de nos villes. En privilégiant la réhabilitation au neuf, le bilan carbone est quatre fois moins impactant. Dans ce cadre, nous devons, dans toutes nos villes et nos villages, rendre évidente toutes formes d’interventions architecturales qui vont partir de ce déjà-là.
Réinventer l’architecture de demain
L’enjeu est de savoir comment faire pour cela. L’architecture est déjà prête à s’adapter à ces changements, mais il faudra que nous lui en donnions encore plus la possibilité, dès la formation des architectes et surtout en envisageant la commande d’architecture différemment. C’est ce que nous attendons d’ « Action Cœur de Ville », ou du nouvel outil « Petite Ville de demain ». Quelques idées alors :
Premièrement, il nous faut envisager les lieux avant la commande. Cela peut modifier profondément nos manières de constituer nos villes puisque nous allons retrouver de la richesse dans la programmation qui pourra s’adapter aussi à l’économie du territoire. Nous allons arrêter les programmes standards pour valoriser des programmes issus des lieux. Et les lieux favorisent la création de liens sociaux. Nous développerons des récits qui partent de l’existant : le patrimoine jouera pleinement son rôle. C’est une manière pour la maîtrise d’ouvrage publique de retrouver un rôle essentiel, celui d’être le garant de la manière dont nous aménageons le « bien commun de la nation ». Il faut donc l’aider à être en compétence pour tenir ce rôle.
Deuxièmement, la nécessaire frugalité est de mise. Si l’architecture change, les architectes aussi : nombreux sont ceux qui ont pris un virage vers des pratiques plus vertueuses : matériaux biosourcés, réemploi, concertation impliquée…J’invite les élus locaux à s’entourer d’architectes-conseil qui, avec les services de l’État, et notamment les ABF, sauront aider les élus dans la définition de leur projet. C’est aussi le rôle des CAUE, mais il faudrait grandement les renforcer.
En investissant dans des diagnostics, conseils et études architecturales en amont, les maires ne peuvent être que gagnants : ils s’offrent l’espace de réflexion, de créativité, d’innovation que les outils annihilent en rendant les processus standardisés. Certains parlent de désobéissance de notre discipline. Je dirais plutôt, qu’à chaque fois, nous partons d’une question fermée pour se requestionner et ouvrir le débat vers des possibles que nous nous interdisions.
Troisièmement, n’ayons aucun préjugé. L’architecture de demain, faite de réparations, sera peut-être moins grandiloquente mais sera plus respectueuse. Ce ne sont plus les grands gestes architecturaux qui priment, mais la bonne intervention, au bon endroit, au bon moment. Nous pouvons nous donner l’objectif qu’avec « plus de matière grise, nous utiliserons moins de matière première » dixit l’architecte Nicolas Delon du collectif Encore Heureux. Ne mettons pas de côté la pensée architecturale partagée. Laissons-lui le temps de s’épanouir et d’être étudiée : il faut prendre le temps, et reconnaître aussi la valeur économique des études architecturales et urbaines en amont.
Ainsi, pourra naître l’architecture du XXIe siècle, ni ostentatoire, ni condescendante. À l’écoute, humaine, en symbiose avec les milieux. Une architecture artisane, partisane, qui n’oublie pas la création. Nous pouvons favoriser cette architecture de l’économie de matière et du bon sens.
Elle participera à inventer de nouvelles manières de vivre en ville, quelle que soit l’échelle de cet établissement humain. Le confinement a fait prendre conscience à chacun de l’importance de la qualité des lieux dans lesquels nous vivons. L’architecture et les acteurs qui la font au quotidien sont les meilleurs alliés des élus pour la reconquête de leurs centres-villes. Faire confiance à l’architecture, c’est aussi cela : partager ces valeurs d’intérêt général mais imaginer la richesse des solutions qu’elle peut procurer.