Qu’y a-t-il de commun entre les Grands Bureaux des Mines de Lens, les tribunes de
l’hippodrome du Touquet et la villa Cavrois à Croix ?
Entre traditionalisme aux vertus éprouvées et modernisme à tous crins, les architectes qui reconstruisirent/construisirent le nord de la France durant l’entre-deux-guerres firent preuve de beaucoup d’intelligence, d’inventivité et d’ardeur à la tâche. De fait, à parcourir les territoires du Nord-Pas-de-Calais qui sont ici abordés, on est frappé par la prégnance et la qualité des bâtis du déjà historique XXe siècle, et particulièrement de ceux datant des années 1920 et 1930. Pour cause : à l’issue de la Grande Guerre, de Bapaume à Bailleul en passant par Cambrai, Arras, Lens, Béthune… la “zone rouge” marquant la ligne quasi immobile des affrontements qui ont duré quatre ans n’est qu’un immense paysage dévasté à recomposer. Ailleurs, dans les zones moins exposées, les traces de la folie ravageuse se lisent aussi très nettement. Quant à l’arrière, plus près des côtes où ont été envoyés les blessés et sont arrivés les alliés, la dépression et la nécessité de pourvoir à l’urgence immédiate ont mis un point d’arrêt durable aux rêves d’urbanisme de villégiature vivifiante ou de thérapeutique salvatrice.
Ampleur de la tâche, efficacité d’action
Au sortir du conflit, enterrement décent de trop nombreuses dépouilles, déminage, déblaiement de décombres sur des milliers d’hectares et millions de mètres carrés, rétablissement des sources, des canalisations d’eau potable, des voies de communication, des moyens énergétiques nécessaires à la reprise de l’économie, hébergement temporaire des populations de retour, puis reconstruction de leurs habitats sont à gérer. Face à ce défi, Une organisation des plus opérationnelles, partagée entre État, architectes, ingénieurs, entrepreneurs, édiles et populations se met en place. Elle a d’ailleurs été anticipée : dès 1914, le principe d’une indemnisation des dommages subis était acté ; dès 1915, des associations au service des sinistrés se constituaient ; dès 1917, la question du relogement commençait d’être prise en compte dans les villages reconquis sur l’ennemi. Après l’armistice, cette organisation entre dans sa phase active en créant les cadres normatifs nécessaires, telle la loi Cornudet de 1919. Sachant adapter ceux-ci avec souplesse, au vu des réactions et des contextes locaux, les acteurs de la reconstruction, de la relance, réussissent la mise en œuvre des chantiers avec rapidité et efficacité partagées.
Multiplicité des programmes, effervescence constructive
Espaces urbains, édifices publics, immeubles et maisons d’habitation, bâtiments industriels et leurs habitats sociaux, exploitations agricoles, lieux de cultes, cimetières, monuments commémoratifs s’élèvent en très grand nombre, dès les ruines déblayées. À d’autres endroits moins touchés, la vie économique reprenant, ce sont de nouvelles constructions qui se projettent et se réalisent. Formidable époque, donc, pour les constructeurs qui sont nombreux et multiplient les réalisations. Mais ils restent pour beaucoup méconnus, hors L.-M. Cordonnier, personnalité incontournable de la période, P. Leprince-Ringuet à Cambrai, J. Alleman à Béthune, P. Paquet à Arras, P. Hanote à Bruay et La Buissière, A. Danis et M. Melon qui œuvrèrent dans le bassin de la Sambre, L. Quételart au Touquet. Les P. Decaux, G. Trassoudaine, E. Chauliat, sont encore à révéler et nombre de bâtiments à attribuer. Il est également probable que les recherches à venir permettent de mieux préciser l’aire d’exercice de ces praticiens, car si on a tendance à les identifier à un territoire restreint du fait de leur résidence personnelle, d’une importante commande particulière reconnue comme spécifique et de l’organisation solidaire du travail propre à la période, à s’y pencher, on s’aperçoit qu’ils ont produit en des lieux multiples, sur des programmes divers et dans des esthétiques qui peuvent varier. En outre, l’étude de leurs partenaires ingénieurs et entrepreneurs qui avec eux réalisèrent les projets serait fructueuse. Enfin, leur aptitude à penser comme un tout urbanisme et architecture gagnerait à être approfondie.
Matériaux, diversité des styles, inventivité
Les architectures de la période ont d’abord en commun une relative unité de matériaux qui marque le paysage : brique traditionnelle omniprésente, mais aux teintes et finitions de surface diverses ; pierre privilégiée sur les façades des édifices majeurs, mais qui souligne aussi modénatures des constructions privées et constitue souvent leurs soubassements. Alors généralisé dans son emploi pour les éléments de structures, le plus jeune béton armé commence, lui, à se montrer sur les façades des constructions industrielles, mais aussi sur celles de certains bâtiments publics, cultuels -des clochers d’églises sont conçus comme dentelles à jours- et il va jusqu’à gagner la totalité des constructions privées les plus avant-gardistes. L’acier, bien sûr, se donne également à voir, mais essentiellement dans le domaine industriel. L’usage du bois par contre recule, question sécuritaire. Toutes ces architectures procèdent aussi, d’une manière générale, de nouveaux principes constructifs plus hygiénistes et, corollaire, intègrent à leurs programmes les commodités les plus récentes -chauffage central, pièce dédiée à la toilette…- devenues nécessités.
Cependant, au-delà de ce socle commun, ce qui frappe tout autant, c’est la diversité du détail des formes, des lignes et des décors mis en œuvre qui est guidée par des concepts variés. Relevant de l’historicisme et du régionalisme, de l’Art déco, du modernisme, les esthétiques coexistent, s’harmonisent, se mêlent, au gré de la sensibilité de l’architecte, du commanditaire, des édiles locaux. La plus représentative d’entre elles est certainement la première dont les tenants affichent leur réflexion dès 1917 dans l’exposition « L’architecture régionale dans les provinces envahies ». Son ténor régional est L.-M. Cordonnier, déjà cité, dont l’agence signe de nombreuses constructions de natures très diverses à travers la région. Un de ses partisans les plus jusqu’au-boutistes, J. Barbotin, reconstruit une partie de Bailleul comme idéale cité du Nord, plus flamande qu’elle ne l’était en 1913. Ils sont aussi très nombreux à composer entre silhouette régionaliste et emploi d’un vocabulaire décoratif Art déco -fleurs stylisées sculptées, moulées, ouvragées, jeux de lignes géométriques animant plaisamment les façades. Beaucoup encore optent pour certaines formes architecturales clairement Art déco -oriels, retraits, saillies, modénatures à pans coupés soulignant les ouvertures, balcons…- et les ornements correspondant, quand ils le peuvent. Certains, enfin, s’attachent d’abord à la rigueur des lignes et à la composition des masses et des plans, dans l’esprit le plus moderne dont un des exemples les plus aboutis -dans le domaine de l’architecture privée- est certainement la villa Cavrois construite par R. Mallet-Stevens pour l’industriel du même nom, à Croix.
La gageure qu’était la re/construction du bâti du Nord-Pas-de-Calais a donc fourni à celui-ci, en moins de vingt ans, une nouvelle corde à son arc patrimonial. Cet atout encore insuffisamment mis en valeur dessine aujourd’hui pour ses habitants un cadre de vie de qualité et forme une intéressante source de réflexion et une base de travail pour architectes et constructeurs d’aujourd’hui et de demain.
Hélène PORTIGLIA
conservateur du patrimoine, Arras
Bibliographie
Luchier Sophie, A. Danis et M. Melon architectes du XXe siècle dans le bassin de la Sambre-Nord, collection Itinéraires du Patrimoine n° 91, ministère de la Culture/Direction régionale des affaires culturelles Nord-Pas-de-Calais, 1995.
Klein Richard (dir.), La Côte d’Opale, architectures des années 20 et 30, Institut Français d’Architecture, Éditions Norma, Paris, 1998.
Guillaut Laurent, Klein Richard, Mamou-Guillaut Hélène, Oger-Leurent, Anito, Bailleul, ville reconstruite 1919-1934, collection Itinéraires du Patrimoine, ministère de la Culture /direction régionale des Affaires culturelles Nord-Pas-de-Calais, 1999.
Marcilloux Patrick (dir.), La Grande Reconstruction. Reconstruire le Pas-de-Calais après la Grande Guerre, catalogue d’exposition, Archives départementales du Pas-de-Calais, 2000.
Bussière Éric, Marcilioux Patrick, Varaschin Denis (dir.), La Grande Reconstruction. Reconstruire le Pas-de-Calais après la Grande Guerre, Actes du colloque d’Arras (8-10/11/2000). Archives départementales du Pas-de-Calais/Université d’Artois, 2002.
Klein Richard, Robert Mallet-Stevens, La Villa Cavrois, Éditions Picard,
Paris, 2005.
George Marie, Guillot Catherine, Laget Pierre-Louis, Westeel Isabelle, Béthune-Bruay. Régionalisme et Art déco, collection Parcours du Patrimoine, Région Nord-Pas-de-Calais, 2011.