Le Grand port de Malte, une histoire de terre, de pierre et de mer

La Valette, à l'entrée de la rade… comme une vigie guettant le large, comme un vaisseau de pierre s'avançant dans la mer et dont le calcaire doré contraste sublimement avec le bleu de la Méditerranée. La Valette, inscrite au patrimoine mondial par l'Unesco depuis 1980. © C. Fouque.
La Valette, à l’entrée de la rade… comme une vigie guettant le large, comme un vaisseau de pierre s’avançant dans la mer et dont le calcaire doré contraste sublimement avec le bleu de la Méditerranée. La Valette, inscrite au patrimoine mondial par l’Unesco depuis 1980. © C. Fouque.

Le port de Malte fait partie de ces visions féériques… une perfection architecturale, une évidence… Pourtant, l’occupation de cette rade géographiquement parfaite s’est faite très progressivement, jusqu’à la ville de La Valette, l’actuelle capitale, qui ne fut fondée qu’en 1566, sur décision de Jean Parisot de La Valette, Grand Maître de l’Ordre de Malte. Qui fut surtout construite dans l’urgence ! L’archipel, en effet, carrefour majeur en Méditerranée et lieu multiculturel par essence, était convoité par tous, il fallait bien le défendre, notamment face aux attaques de l’armée ottomane. En fondant La Valette, les chevaliers de l’Ordre poursuivaient plusieurs buts : en premier lieu, défendre Les Trois-Cités, leur lieu de résidence, puis, après la destruction de Birgu pendant le Grand siège, s’installer sur un site plus facile à défendre… et, enfin, quitter définitivement Mdina, l’ancienne capitale arabe, construite sur un éperon rocheux, à l’intérieur des terres et fonder une ville nouvelle… face à la mer !

Plan de La Valette et des Trois-Cités. On distingue très bien, au sud -à gauche sur la carte- le découpage caractéristique des péninsules composant les Trois-Cités (Birgu, Bormla et Isla) et, au milieu, Xiberras, la langue de terre toute aussi reconnaissable, où fut établie La Valette en 1566. On repère également l’intense réseau de fortifications, notamment les Cottonera Lines (car édifiées par le Grand Maître Cottoner), destinées à protéger Les Trois-Cités ; on dit que près de quarante mille personnes pouvaient se réfugier derrière ce rempart long de cinq kilomètres. Source: Le National War Museum du fort Saint-Elme - Heritage Malta.
Entre 1566 et 1570, d’épaisses fortifications sont élevées selon les plans de Laparelli et un impressionnant système de fossés est creusé, dans le but de protéger La Valette de nouvelles attaques. Ironie de l’histoire, après la défaite de la marine ottomane à Lépante en 1571, celle-ci ne sera plus jamais une menace. À l’entrée de la ville, cette portion a été restaurée et mise en valeur par l’architecte Renzo Piano. © C. Fouque.

Des chevaliers moines et… bâtisseurs

Situé entre Sicile et Tunisie, entre Europe et Afrique, peuplé par intermittence depuis le néolithique, l’archipel maltais devint un enjeu majeur au fur et à mesure que se développaient les techniques de navigation et donc le commerce… Dès lors, il intéressa les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois, les Romains (les fameuses Guerres puniques !) jusqu’aux Byzantins après la chute de Rome au Ve siècle. À cette époque, Malte est déjà devenue une terre convoitée, disputée, un verrou essentiel sur les routes de la Méditerranée. Au IXe siècle, c’est au tour des Musulmans, venus de Tunisie, de prendre possession de l’île. Ils fortifient Mdina (la “ville”) et en font eux aussi leur capitale. Les Siciliens s’emparent de Malte à leur tour… Mais aucun n’a vraiment pris conscience du potentiel de l’île, par ailleurs très aride et qui ne compte que quinze mille habitants.

Tout change en 1530, quand Charles Quint offre l’archipel maltais à l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, chassé tour à tour de la Ville sainte, de Chypre et de Rhodes (par Soliman le Magnifique)… La cession du territoire n’est pas tout à fait désintéressée, l’on s’en doute ! En effet, la menace ottomane est bien réelle et inquiète l’Empereur qui peut ainsi compter sur l’aide des Hospitaliers, les seuls à posséder une véritable marine de guerre et à pouvoir défendre la Méditerranée.

Le fort Saint-Ange à Birgu. Déjà utilisé par les Arabes au IXe siècle, les chevaliers s’y installent et renforcent les fortifications. Il jouera un rôle défensif essentiel durant le Grand Siège. Très détruit lors de la Seconde Guerre mondiale, il resta longtemps abandonné avant d’être entièrement restauré, voire reconstruit. Il abrite aujourd’hui un musée. © C. Fouque.

Mais à cette époque, les Hospitaliers misent encore sur Tripoli, leur autre fief, et s’installent à contre cœur à Birgu, modeste “bourg” fortifié au milieu du Grand port. C’est alors que débute le Grand Siège. Les Ottomans, alliés aux Barbaresques (cent quatre-vingt galères, quarante mille hommes et cinquante canons), débarquent et ravagent la cité ! L’arrivée de renforts espagnols oblige finalement les Ottomans à lever le siège qui aura duré trois mois faisant près de quarante mille morts de part et d’autre.

Cette bataille historique a suffi pour faire de Malte le cœur de la Méditerranée. Dès lors, l’Ordre se voit chargé de défendre cette dernière contre les pirates barbaresques.

Un site grandiose et prédestiné

Vue panoramique des Trois Cités depuis les jardins d’Upper Barraca, du haut des fortifications de La Valette. Assurément l’une des plus belles vues sur le port. Au XVIIIe siècle, l’ensemble fortifié des Trois-Cités et de La Valette est considéré comme le site le mieux défendu de Méditerranée. © C. Fouque.

Jean Parisot de La Valette, un chevalier français passé Grand Maître, décide d’anticiper toute nouvelle attaque et de renforcer les défenses de l’île. Il décide donc d’abandonner Mdina, de quitter Birgu et de fonder une nouvelle ville. Il choisit de s’implanter, juste en face, sur la péninsule de Xiberras, entre le Grand port et celui de Marsamxett, deux ports naturels remarquablement abrités. Cette haute presqu’île bien plus escarpée est aussi bien plus inaccessible.

Coucher de soleil sur Birgu, depuis la Valette et l’une des ses rues escarpées qui dégringolent vers la mer. © C. Fouque.

« La très Humble Ville de La Valette »1 , bâtie « par des gentilshommes pour des gentilshommes » selon les vœux même de son fondateur, adopte un plan en damier plutôt original à la Renaissance… c’est encore lui que l’on arpente aujourd’hui. Ce plan rectiligne, d’apparence ordonnée, ne laisse pourtant rien deviner des pentes escarpées, dues aux importants dénivelés, qui attendent le promeneur. Car c’est une autre particularité de La Valette : toutes ses rues, qui montent, descendent, remontent, redescendent, débouchent toujours sur la mer avec, parfois, des vues plongeantes assez vertigineuses. L’idée est de permettre les manœuvres militaires mais aussi d’assurer une ventilation naturelle de la ville, très chaude en été.

Vue de La Valette depuis les terrasses du fort Saint-Ange à Birgu. Le plan rectiligne, en damier, ne laisse rien présager du sublime chaos qui attend le visiteur. © C. Fouque.

La construction dure cinq ans et occupe près de huit mille hommes (des ouvriers siciliens et maltais mais aussi, et surtout, des esclaves musulmans). La ville doit sa grande homogénéité aux deux architectes qui ont la charge de ce chantier colossal : Francesco Laparelli, l’architecte militaire du pape Pie IV, et Girolamo Cassar, son assistant qui deviendra ensuite ingénieur de l’Ordre. Dans la décennie qui suit, c’est une ville fastueuse qui sort de terre, célébrant la gloire de la Chrétienté mais aussi la puissance de l’Ordre… que l’on appelle désormais “Ordre de Malte”. Partout, de somptueux monuments, le palais des Grands-Maîtres, l’auberge d’Aragon, l’auberge de Castille, de Léon et du Portugal2 , l’église Notre-Dame-des-Victoires. la cocathédrale Saint-Jean3 , un véritable joyau…

Au cours des siècles, l’Ordre, toujours plus riche, toujours plus puissant, continue à construire et à embellir la ville, dans un style baroque. Au XVIIe siècle, Malte compte plus de cent mille habitants.

À la fin du XVIIIe siècle, un certain Bonaparte s’empare de l’île et renverse l’Ordre de Malte. En 1800, les Maltais demandent la protection des Anglais qui en profitent pour en prendre le contrôle à leur tour ! Jusqu’à l’indépendance, acquise en 1964.

Les stigmates du XXe siècle

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Malte va encore payer le prix fort de sa situation ô combien stratégique en Méditerranée : bastion anglais, au carrefour des routes maritimes, cerné qui plus est par l’Italie mussolinienne, la Libye italienne et la Tunisie vichyste !

Le port, La Valette, les Trois-Cités et leurs faubourgs deviennent alors la cible incessante de l’aviation allemande et italienne. Six mille cinq cents tonnes de bombes seront larguées sur le Grand port, rien qu’en 1942. À La Valette de nombreux monuments seront détruits. Isla, l’une des Trois-Cités, sera presque entièrement arasée par les bombardements allemands, avant d’être reconstruite dans les années 1950.

Entre 1940 et 1943, Malte a été, proportionnellement à sa superficie, le site le plus bombardé au monde ; un triste record !

Depuis La Valette, autre vue sur les Trois-Cités. À gauche, le fort Saint-Ange et le port de plaisance de Birgu. C’est dans cette cité que les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean s’installent en 1530. Cette langue de terre, abritée et entourée de deux anses profondes, semble à l’époque l’endroit idéal. C’est ainsi qu’elle devient le premier port fortifié de l’île mais Birgu sera détruite lors du Grand siège en 1565. À droite, la petite cité d’Isla qui fut presque entièrement détruite par les bombardements allemands lors de la Seconde Guerre mondiale. Reconstruite dans les années 1950, sans souci de reconstruction “à l’identique”, les proportions ont néanmoins été respectées et la silhouette d’isla semble s’avancer fière et intacte sur son isthme. © C. Fouque.

Le port aujourd’hui

Indépendante depuis 1964, la République de Malte est membre de l’Union européenne depuis 2004 et de la “zone euro” depuis 2008. Si elle reste un grand port de commerce (le douzième d’Europe), l’essentiel des activités ont été délocalisées dans les années 1990 au Free Port Terminal, à Birżebbuġa, au sud de la baie de Marsaxlokk, au sud-est de l’île. C’est là que transitent désormais cargos et porte-conteneurs.

Le Grand port (ou Grand Harbour), le port historique, reste actif mais, forcément, le trafic n’est plus le même, essentiellement tourné vers la plaisance et le tourisme, même si l’on y trouve encore un arsenal avec quelques docks et cales sèches. C’est aussi là que continuent à accoster les bateaux de croisière, ces géants des mers, parfois plus hauts que la vieille ville ; symbole d’un tourisme de masse, dont La Valette, sublime vaisseau de pierre classé par l’Unesco au patrimoine mondial, se passerait bien esthétiquement sinon économiquement…

La Valette depuis les terrasses du fort Saint-Ange à Birgu, et, amarré au pied des remparts, un “petit” paquebot de croisière. © C. Fouque.
  1. En latin « Humilissima Civitas Vallettae »
  2. À Birgu comme plus tard à La Valette, les chevaliers logeaient dans des “auberges” et se répartissaient par nationalité ou plutôt par “langue”.
  3. La cathédrale officielle se trouvant toujours à Mdina, l’édifice de La Valette s’est vu concédé par le Saint-Siège le rang de cathédrale -dotée donc d’une cathèdre, siège de l’évêque- sans pour autant être le siège d’un diocèse.
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