Le patrimoine de l’eau à Bonifacio : nouvelles données et perspectives

L’eau constitue, avec la vigne, la céréale et l’olivier, un élément caractéristique de la civilisation méditerranéenne. En Corse, cette assertion se vérifie par la densité des aménagements liés à la gestion de cette ressource : lavoirs, canaux, fontaines et citernes constituent autant d’éléments porteurs d’histoire et de mémoire sociale, urbaine et agricole. Les évolutions techniques et socio-économiques survenues à partir des années 1930 ont néanmoins entraîné l’abandon de nombre de ces aménagements, qu’une urbanisation croissante contribue à faire disparaître.

Avec la collaboration de Noëly URSO, architecte des bâtiments de France, cheffe de l’UDAP de Corse-du-Sud et conseillère pour l’architecture, et d’Éléonore BOZZI, chargée de la protection des monuments historiques et correspondante pour le label Ville et Pays d’Art et d’Histoire, DRAC de Corse.

Malgré son importance, ce patrimoine n’a fait l’objet en Corse que de recensements ponctuels. Son étude se situe au croisement de disciplines très spécialisées, de l’inventaire patrimonial à la prospection archéologique, en passant par la géomatique. C’est par ces dernières méthodes que la DRAC de Corse a souhaité mener en 2020 une étude sur la commune de Bonifacio, ancien préside génois où le patrimoine de l’eau revêt des dimensions historiques, architecturales et paysagères spécifiques. Cette étude visait à consolider et enrichir les connaissances partielles acquises au fil d’opérations archéologiques, de prospections et d’études du bâti antérieures, par la réalisation d’un repérage du patrimoine hydraulique sur l’ensemble de la commune.

Aspects méthodologiques

La préparation du cahier des charges de l’étude a nécessité une définition typologique et chronologique du patrimoine hydraulique, entendu comme l’ensemble des édicules, éléments bâtis, aménagements construits et ouvrages d’art relevant de la gestion des cours d’eaux et systèmes d’irrigation ou actionnés par l’énergie hydraulique, en usage ou non, et datés de plus de quarante ans. Un récolement des études existantes, de la bibliographie et des principales sources cartographiques intéressant le sujet a également été effectué.

Carte générale des éléments recensés par typologie © E. Dellong, HADES / DRAC de Corse.

La première phase de l’étude consistait en l’exploitation de ces données, afin de définir la stratégie de prospection ultérieure. Le dépouillement du plan Terrier (1771-1791), du cadastre napoléonien (1853), des données hydrographiques de l’IGN, ainsi que de la carte archéologique et de celle des monuments historiques a permis d’élaborer un système d’information géographique (SIG) localisant l’ensemble des indices liés à l’eau y figurant, dont la phase terrain devait par la suite vérifier l’existence, la nature et l’état de conservation. Des recherches en archives départementales étaient également prévues, reportées pour des raisons logistiques à la fin de la mission.

L’interprétation de ces données a abouti à la définition de zones de prospection, hiérarchisées par ordre de priorité sur la base de critères de datation d’après les sources, de concentration géographique, de potentiel de conservation ou encore d’accessibilité. Les visites de terrain ont couvert 58 % des trois cent deux entités repérées en amont et pendant la prospection. Elles ont donné lieu pour chaque indice à la rédaction d’une fiche normée. L’ensemble de ces données a été synthétisé et compilé dans un rapport d’analyse, un catalogue et un SIG, dont le format libre permet l’exploitation ultérieure.

L’eau en ville : stratégies de captation et de stockage

Plan, coupes et élévation de la loggia et de la citerne de Sainte-Marie-Majeure (Archives départementales de Corse-du-Sud, 2O_041_006). © E. Bozzi, DRAC de Corse.

En ville, non moins de vingt citernes ont été recensées, la plupart déjà connues par les sources ou révélées par des travaux et opérations archéologiques. Ces citernes sont situées sous des édifices religieux et militaires, laissant supposer une utilisation exclusive par ces communautés sans mise à disposition systématique auprès de la population civile. Celle-ci n’est documentée, à ce jour, que pour la citerne située sous la loggia de l’église Sainte-Marie-Majeure, ancien centre névralgique sur les plans religieux, social, économique et judiciaire. La citerne était alimentée par le recueil des eaux depuis les toits, canalisées vers le réservoir par des chéneaux, des arcs boutants et diverses conduites. La chronologie de construction de ce dispositif est encore mal connue, mais probablement étalée sur plusieurs périodes de modifications successives. À ces citernes religieuses et militaires s’ajoute un nombre encore inconnu de citernes privées, aménagées en soubassement des demeures civiles, dont les quelques exemples répertoriés ou signalés laissent pressentir l’important potentiel patrimonial. Enfin, la présence d’un réseau d’égout ancien, attribué à l’époque génoise, témoignerait, si cette datation venait à être confirmée, d’une stratégie précoce d’assainissement et de gestion globale de la ressource.

Loggia de l’église Sainte-Marie-Majeure, avec porte d’accès au puits de la citerne en sous-sol, anciennement alimentée par les arcs visibles en haut à droite. © L. Siffredi

Cette prédominance des systèmes de captation et de stockage de l’eau répond à la faiblesse des approvisionnements directs, constitués de seulement deux sources et un puits, ainsi que trois fontaines extramuros. Ces dispositifs ont été longtemps les seuls moyens d’approvisionnement de la population, générant des pratiques sociales et économiques (système de portage) que la généralisation de l’eau courante à partir des années 1960 a progressivement fait disparaître.

L’eau en campagne : une ressource au profit de l’exploitation du territoire

L’arrière-pays dévoile un tout autre faciès, lié à l’agriculture et à l’exploitation du territoire malgré sa nature difficile et peu propice à l’irrigation. Le plan Terrier comme le cadastre napoléonien indiquent avec clarté la concentration des cultures dans les vallées et plaines à proximité de la ville, ainsi que la prédominance du maquis inculte au-delà. Ces contraintes géographiques se reflètent dans la concentration des aménagements hydrauliques (canaux, abreuvoirs, puits, moulins) dans les zones cultivées aux abords de la ville. Il n’a toutefois pas été possible d’établir de lien entre des types de culture et d’aménagements particuliers. Il faut peut-être supposer un caractère générique des aménagements liés à la gestion de l’eau, utilisés dès lors que le besoin s’en faisait sentir, en complémentarité ou non d’autres aménagements agricoles ou liés à l’élevage. Des croisements de données et l’établissement de datations plus précises restent à mener pour mieux caractériser ces potentielles interactions.

Secteur Saint-Julien, détail d’un aménagement © N. Urso, DRAC de Corse.

Certaines zones naturellement riches en eau ont été particulièrement pourvues en aménagements dédiées à sa gestion. Parmi celles-ci, le secteur de la vallée de Saint-Julien, identifié de longue date, se révèle le plus riche et le plus complexe de par son réseau de canaux ramifiés, bassins et fontaines, parfois agrémentés d’éléments décoratifs. Bien que l’historiographie en ait souvent attribué les origines à l’époque médiévale, en lien avec l’occupation du couvent, cette hypothèse demeure à étayer par des éléments documentaires et archéologiques probants.

Secteur Saint-Julien, plan et détails d’un aménagement © E. Dellong, HADES / DRAC de Corse

Perspectives

Le patrimoine hydraulique de Bonifacio constitue un élément intrinsèquement lié à l’identité et à l’histoire de la ville, dont la conservation est menacée par l’abandon, l’urbanisation et l’évolution des modes de vie. La présente étude montre la nécessité d’une phase préalable d’analyse à l’échelle du corpus, laquelle reste à compléter. Au regard des enjeux soulevés, l’utilisation de SIG semble incontournable, mais on pourrait également mobiliser d’autres expertises, outils ou sources, en sollicitant par exemple les institutions en charge des réseaux hydrographiques ou d’adduction.

Puits Saint-Barthélémy © J.-F. Paccosi.

Les caractéristiques de cette typologie patrimoniale, modeste et sérielle, posent la question des outils adaptés à sa conservation. Plusieurs des éléments recensés sont inclus dans la protection au titre des monuments historiques des immeubles qui les abritent ; le puits Saint-Barthélémy est le seul ouvrage protégé directement lié à la thématique. Cette législation semble toutefois plus adaptée aux ouvrages d’art et aux immeubles de valeur architecturale et historique importante. D’autres outils existent, notamment la protection au titre des sites patrimoniaux remarquables dont est déjà dotée la commune, qui a récemment fait l’objet d’une nouvelle étude de délimitation. Cette dernière s’est vue complétée par un repérage des éléments patrimoniaux extérieurs et intérieurs caractéristiques de la ville haute, dans le cadre d’une réflexion sur la pertinence d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur. Les citernes domestiques y prennent naturellement place aux côtés d’éléments de décor, de distribution ou de second œuvre, témoignages tout aussi précieux de l’évolution de l’habitat bonifacien au cours du temps. Les investigations se heurtent néanmoins à la difficulté d’accéder plus exhaustivement aux intérieurs des maisons, soulignant l’importance d’une sensibilisation constante de la population à la dimension patrimoniale de son cadre de vie. Gageons que l’ensemble des données progressivement acquises, ainsi que leur restitution auprès des habitants, notamment dans le cadre du label “Ville d’art et d’histoire”, permettront de poursuivre et faire aboutir ces démarches.

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