Le développement durable est-il compatible avec l’art ?
Nous entrons dans une nouvelle ère, celle du développement durable. Sa manifestation architecturale prendra du temps. Il a fallu plus d’un siècle pour passer de l’abbatiale romane à la cathédrale gothique. Et pourtant… au XXe siècle tout s’accélère. En 1923, Le Corbusier énonce les cinq points d’une architecture qui prévoit de s’installer pour une nouvelle ère, celle de la vitesse, des progrès scientifiques et de l’industrie. Or, très vite l’architecture moderne en voit de toutes les couleurs, organiques, puristes, brutalistes, high-tech… Avant même la fin du XXe siècle, en 1988, le bouquet final de ce feu d’artifice est déclenché par une bande de déconstructeurs médiatisée par Philip Johnson : Franck Gehry, Zaha Hadid, la Coop Himmelbau, David Libeskind, Rem Koolhaas, Bernard Tschumi et Peter Eisenman se trouvent un parrain : le philosophe français Jacques Derida qui caractérise les réalisations de Zaha Hadid comme étant « une remise en cause de tout ce qui, jusqu’ici, donnait un sens à l’architecture ». L’architecte autrichien Wolf D.Prix, cofondateur de Coop Himmelbau, témoigne : « ce qui m’intéresse c’est de créer un espace qui n’a jamais existé ».
Tandis que le petit monde de l’architecture est ébranlé par le tremblement de terre des déconstructeurs1
, l’Organisation des Nations Unies l’est au même moment, en 1987, par le rapport Brundtland et son concept de Développement Durable. De quoi réfléchir à l’avenir de l’humanité ? Pour les architectes c’est tout réfléchi : les meilleurs d’entre eux affirment avoir tenu compte, depuis toujours, du soleil dans l’orientation de leur œuvre, de la lumière naturelle dans l’organisation des espaces intérieurs, du choix de matériaux durables (quoique sans souci de leur analyse du cycle de vie : méthode A.C.V). Tout cela avec quelques bémols : ils refusent de poser des capteurs solaires sur leur œuvre, leur design violacé les indispose. Leur combat pour l’architecture leur prend suffisamment d’énergie. Ils ne vont pas, en plus, devoir contrarier les pompiers qui exigent de l’eau potable pour éteindre les incendies. Peu importe puisque les capteurs sont désormais posés dans la garrigue et que le manque d’eau ne menace aucun pays développé. L’essentiel est que pour être véritablement durable l’architecture soit labellisée Pritzcker. Le reste n’est que quincaillerie laissée au choix de l’ingénierie qui n’hésite pas à en rajouter. Les écoles d’architecture n’existent que dans l’espoir de former de futurs Pritzker(s).
Trois principales périodes pour l’architecture durable
La notion de contexte a précédé celle de développement durable. À une époque où chaque groupe sociétal donne un sens différent au même mot, la notion de contexte était un passe-partout qui ouvrait toutes les portes : après avoir été paysagère et esthétique, justifiant notamment le retour au néo-classicisme et à la ville européenne d’antan, la notion de contexte s’est complexifiée au fil des « crises » énergétiques, sociétales, climatiques et urbaines, le tout seulement sur une cinquantaine d’années. Depuis les années soixante-dix, trois grands thèmes mobilisateurs se sont succédés.
1/ La crise énergétique et l’architecture solaire
En 1968, quelques industriels, réunis dans le « club de Rome », chargent les chercheurs du Massachussetts Institute of Technology (MIT) de mener des études prospectives sur les « limites de la croissance ». En 1972, la conclusion de cette étude est, qu’à moyen terme, le développement incontrôlé de la société de consommation risque de provoquer l’épuisement les ressources de la planète. À la suite du premier choc pétrolier de 1973/74, quelques États lancent des programmes d’économies d’énergie et de production d’énergies alternatives. Quelques jeunes architectes, notamment dans le midi de la France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Scandinavie, après un pèlerinage en Californie, réalisent des maisons solaires à la demande d’une clientèle éclairée. La fermeture ou le talutage au Nord et l’ouverture au sud, avec adjonction d’une serre, constituent un nouvel archétype, celui de l’architecture bioclimatique qui a impacté l’ensemble de la production architecturale.
2/ La crise des matériaux et l’écoconstruction
À partir des années quatre-vingt-dix, les centres scientifiques et techniques du bâtiment en France (CSTB) et dans le monde anglo-saxon (le réseau franco-canadien puis mondial, du Green Building Challenge, le GBC) ont voulu mettre en bon ordre scientifique cette première vague verte en listant les cibles de la Haute Qualité Environnementale (HQE) et leur mode d’évaluation. En France les préoccupations environnementales se sont étendues à un ensemble de quatorze cibles HQE, à la fois identifiées et quantifiables, grâce à une méthode d’évaluation scientifique. Il s’ensuivit un programme de REX Habitat (réalisations expérimentales2 ) sur le thème de la haute qualité environnementale qui s’est concrétisé en 1996 par des bâtiments dont chacun expérimentait une cible au choix, à laquelle s’ajoutaient quelques cibles associées. Aucune synthèse architecturale ne s’est avérée véritablement innovante. Le caractère analytique de l’approche HQE souleva les protestations des architectes français qui craignaient d’être débordés par une pluie de prescriptions et de normes qu’ils n’avaient pas vu venir, n’ayant pas pris le temps de participer à leur formulation.
3/ La crise de l’urbanisme et des écoquartiers
L’entrée dans le nouveau millénaire se traduit par un changement d’échelle. De l’écoconstruction d’un bâtiment, c’est la création de l’îlot entier ou le quartier qui devient un sujet d’écoresponsabilité. À la suite du sommet de Rio de 1992, qui s’était conclu par le lancement des Agendas 21, quelques villes européennes mettent en œuvre un urbanisme compatible avec le développement durable. La problématique environnementale se déplace de l’édifice à ses interfaces avec son environnement urbain. La réflexion porte sur les synergies entre plusieurs échelles d’intervention et d’équipement. Par exemple, le raccordement d’un bâtiment à un réseau de chauffage urbain peut s’avérer plus avantageux que la pose de capteurs photovoltaïques en toiture. Les premiers écoquartiers poussent comme des champignons en Europe occidentale : sur des friches militaires, sortent de terre le quartier Vauban à Freiburg im Breisgau, le quartier français à Tübingen et le quartier de Bonne à Grenoble ; sur des friches portuaires, Hammarby à Stockholm, le Bo01 à Malmö ; en banlieue, le Kronsberg à Hanovre (expo 2000), le Riem à Munich, le Leidsche Ryn à Utrecht ; des extensions urbaines de moindre taille telles que celle de Bedzed, au Sud de Londres ou le Kupperbusch à Gelsenkirchen… Tous ces exemples sont déjà construits lorsque le ministre J.L.Borloo annonce à la suite du Grenelle de l’environnement, en 2008, la construction de plus de trois cents écoquartiers dans les vingt ans à venir. Une révolution annoncée avec panache et menée en toute discrétion par crainte d’éventuels retards ou critiques. Faute de littérature autre que commerciale, en 2018, poussé par la curiosité et neuf ans après avoir écrit un livre sur les premiers écoquartiers français lancés avant 2008,3 je fais moi-même quelques incursions sur le terrain : à Cognin, je ne vois que quelques tas de terre en lieu et place de ce projet de quartier inspiré du quartier Vauban ; entre Roubaix et Wattrelos, un bistrot « résistant », deux immeubles et un centre sportif occupent une petite partie d’une friche industrielle herbeuse en voie de dépollution depuis dix ans ; l’écoquartier prometteur dit de « l’Union » conçu par Reichen et Robert n’est pas prêt d’être construit… Décidément, contrairement aux coups d’éclat des déconstructivistes, le développement durable demande du temps.
Une génération d’architectes expérimentateurs
Les très jeunes équipes d’architectes « militants » qui se sont engagées dans la réalisation de maisons solaires à faible consommation d’énergie ont d’abord été considérées comme relevant d’un épiphénomène passager. Ces mêmes équipes, avec quelques autres, se sont ensuite intéressées à l’expérimentation des nouvelles cibles de la haute qualité environnementale, sans pour autant abandonner l’architecture économe en énergie. À l’approche de l’an 2000, les équipes, qui avaient précédemment fait preuve de ténacité et d’intelligence environnementale, étaient toutes désignées pour réaliser quelques premiers équipements scolaires en écoconstruction. Avec la montée en puissance des préoccupations environnementales, notamment en France, l’importance croissante des commandes qui leur sont confiées s’est accrue en même temps que leur notoriété. En Europe, une bonne partie des petites équipes « militantes » de la première heure, figurent aujourd’hui parmi les agences les plus importantes de leur pays, en Angleterre comme en Allemagne. En quoi ces équipes ont-elles contribué à diffuser les connaissances acquises dans leur pratique expérimentale antérieure ? En quoi leurs acquis d’expérimentateur ont-ils été, selon les cas, intégrés, adaptés, simplifiés ou laissés de côté ? En quoi leur réussite professionnelle a-t-elle contribué à sensibiliser leur profession au développement durable ? Dans la réponse à ce type de questions se joue tout l’intérêt de l’expérimentation et de la recherche. Encore faudrait-il interroger cette génération pionnière avant qu’elle ne quitte le métier et passe la main.
L’interconnexion entre expérimentation, recherche et enseignement
Cette génération d’architectes expérimentateurs, placée sous le signe du développement durable, a la particularité d’avoir mené alternativement, et parfois simultanément, des activités de chercheur, d’enseignant et de praticien. Un exemple parmi d’autres : l’architecte Alan Short a exercé la direction des études de l’école d’architecture de Cambridge en même temps qu’il réalisait les premiers équipements universitaires à ventilation naturelle assistée. En France, le ministère de la Culture prend conscience du caractère vital d’une meilleure interconnexion entre la recherche, l’enseignement et les pratiques professionnelles innovantes, notamment dans le domaine du développement durable. Au moment où l’administration envisage l’interconnexion entre ces trois domaines d’activité, pourquoi ne pas tirer parti de l’expérience de cette génération qui a contribué à la mise en place du développement durable ?4
L’expérience d’une génération pionnière
Les architectes du patrimoine sont confrontés à la diversité du patrimoine urbain -ou rural- légué par l’histoire. La gymnastique intellectuelle, qui consiste à faire cohabiter des édifices issus de cultures différentes dans un même quartier historique, ne leur est pas étrangère. Aussi devraient-ils être sensibles à la variété et à la continuité du patrimoine de l’ère du développement durable qui se constitue depuis les années soixante-dix.
L’existant et le nouveau au risque du durable…
Je voudrais conclure ce texte sans doute trop lapidaire, par ce que j’entends par « les architectures durables » titre de mon premier livre édité en 2002. Les tendances me comblent de bonheur. Elles expriment la richesse de la nature humaine. En cela, leur place dans l’échiquier urbain est légitime. Aujourd’hui, toutes sont interpellées par les problématiques du développement durable. Toutes les tendances architecturales peuvent devenir durables dès lors qu’elles intègrent dans la configuration de leur projets des dispositifs architecturaux permettant de réduire de façon substantielle le recours aux technologies ajoutées. La génération des pionniers a cessé d’utiliser l’ingénierie pour corriger les erreurs de l’architecture. Par son implantation, sa définition spatiale et le choix des matériaux, l’architecture doit contribuer pour l’essentiel à la régulation des microclimats intérieurs et extérieurs, à l’économie des ressources en eau, en énergie en transport et à la réduction des pollutions générées par le secteur du bâtiment. Les architectes doivent réduire autant que faire se peut, une ingénierie réparatrice et envahissante, coûteuse en énergie et grande consommatrice de ressources. Une ingénierie frugale viendra optimiser l’architecture durable et non pas corriger les erreurs de l’architecture internationale.
À partir de ces quelques principes, on s’aperçoit que l’architecture devient durable en s’appuyant sur deux jambes, l’architecture vernaculaire ancestrale d’un côté et l’architecture moderne de l’autre.
La discussion est ouverte…
- Note de Pierre d’Angle : l’architecture déconstructiviste a pu prendre une position internationale grâce à de nombreux architectes de renom qui furent ensemble exposés au MoMA de New York en 1988 : « Deconstructivist Architecture », exposition organisée par Mark Wigley, professeur à l’Université de Princeton, et Philip Johnson, architecte. ↩
- http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/IMG/pdf/rp_1-164.pdf Voir les travaux du PUCA, notamment l’ouvrage collectif de recherche relatant les expériences : « Rendre possible, 40 ans de réalisations expérimentales », juin 2012. ↩
- Note de Pierre d’Angle : Pierre Lefevre a participé à de nombreuses expériences dans le domaine de l’expérimentation et de l’innovation, on lui doit l’ouvrage « Architectures durables », publié en 2002 chez Edisud qu’il cite plus loin dans cet article. ↩
- De 1995 à 2008, au cours de nos rencontres dans le cadre de la formation permanente de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette, mon collègue Michel Sabard et moi-même nous sommes très vite rendu compte que nous retrouvions, le plus souvent, les mêmes équipes à la pointe de l’innovation, quels que soient le thème et la période considérée. En dix ans d’investigation, nous avons identifié une quinzaine d’équipes multirécidivistes. Après échanges de mails, nous avons constaté qu’elles étaient prêtes à rencontrer des jeunes équipes d’enseignants-chercheurs avec l’objectif de participer à bilan collectif des réalisations marquantes qui jalonnent leur parcours qui est aussi celui du développement durable, tel qu’il a été mis en œuvre ces cinquante dernières années, prêtes également à participer à un débat sur les expérimentations à venir. Il serait temps d’agir. ↩