La soustraction positive - Vers une mutation des centres-bourgs en déshérence

Carte montrant l’état du bâti de Port-Sainte-Marie (47) bourg installé au bord de la Garonne, étude préalable à la revalorisation du cœur de ville Port Sainte-Marie. © Atelier du Rouget, 2018.
Carte montrant l’état du bâti de Port-Sainte-Marie (47) bourg installé au bord de la Garonne, étude préalable à la revalorisation du cœur de ville Port Sainte-Marie. © Atelier du Rouget, 2018.

L’état des centres-bourgs des territoires périurbains et ruraux est divers. Certains se portent bien, en particulier dans les aires d’influence des grandes métropoles et des circuits touristiques. D’autres sont dans un état proche de l’effondrement, notamment dans les bassins ruraux dits « peu attractifs ».

L’article propose d’explorer la situation particulière de bourgs en déshérence. Les études de cas à partir desquelles se construit le propos sont Olliergues (751 habitants) dans le Puy-de-Dôme, Budelière (733 habitants) dans la Creuse, Port-Sainte-Marie (1 944 habitants), Cancon (1 349 habitants) et Monbahus (603 habitants)1 dans le Lot-et-Garonne. Le vieillissement et le faible niveau de ressources caractérisent leur population. Depuis plusieurs décennies, les jeunes générations quittent leur territoire d’origine pour faire des études supérieures et trouver un emploi dans une métropole. Les arrivants sont des néoruraux, souvent retraités, ou des familles émigrées lorsque des opportunités d’emploi existent, dans le secteur de l’agriculture.
Dans ces centres-bourgs, de nombreux immeubles anciens sont vacants, en vente, parfois en ruine. Les projets de réhabilitation restent parfois inachevés faute de moyens suffisants. Certaines acquisitions immobilières représentent toutefois des possibilités d’investissement destinées à un marché locatif. Les projets sont alors portés par des acteurs locaux peu fortunés, rénovant les biens à minima pour les louer à des familles encore plus pauvres. C’est le cas à Port-Sainte-Marie où résident des saisonniers agricoles, lesquels finissent par s’installer à l’année.

Mobiliser des opérateurs pour transformer le patrimoine ancien de petites centralités relève de la gageure. Trop chers, du fait de leurs marges élevées, les promoteurs sont inactifs partout où le marché de l’immobilier cesse d’être tendu, c’est-à-dire dans les territoires en crise.2 Dans les centres-bourgs denses, les coûts techniques augmentent avec la complexité des constructions.3 Enfin, les logements locatifs sociaux n’étant plus subventionnés dans les zones dites « détendues », les bailleurs se retirent des petites centralités. Dans le meilleur des cas, ils réorientent leurs projets vers des formes d’habitat individuel à l’extérieur des centres urbains en les finançant sur fonds propres. Les seuls opérateurs compétitifs sont alors les pavillonneurs qui maîtrisent parfaitement le coût de leurs produits standardisés, lesquels sont en adéquation avec les niveaux de ressources des habitants.4
Si la déprise démographique et économique explique en grande partie la déshérence de ces petites centralités, d’autres facteurs contribuent aussi à leur dépérissement : entre autres, la qualité des espaces publics, fortement impactée par la voiture, et la faiblesse des aménités offertes par le domaine privé.

Des espaces publics encombrés par la voiture

Concomitants, la démocratisation de l’accès à l’automobile, le développement des infrastructures de mobilité routière et le modèle de la maison individuelle standardisée, ont offert une alternative résidentielle en dehors des bourgs tout en impactant les espaces publics. Pendant les trente glorieuses, les aménagements routiers se sont généralisés dans les tissus anciens. L’enrobé a stérilisé les sols, marginalisé la place du végétal. Les bourgs étudiés témoignent de cet héritage : la place dédiée à la voiture y est restée considérable. Agir sur les espaces publics est pourtant une nécessité pour redonner une valeur au bâti ancien.

La traverse du bourg de Port-Sainte-Marie inadaptée aux piétons. © Atelier du Rouget.

Les grandes infrastructures de mobilité ont aussi profondément marqué les lieux. À Port-Sainte-Marie, village compact adossé à un coteau abrupt, la ligne de chemin de fer et la route départementale déviée ont littéralement coupé le centre-bourg de la Garonne qui lui est pourtant consubstantielle. Au « Port », comme disent ses habitants, plusieurs immeubles, les quais et le « Désert », espace de promenade arborée en belvédère sur le fleuve, ont été sacrifiés au profit des voies routières. À Budelière, l’augmentation du gabarit de la route départementale traversant le bourg a fait disparaître les cours qui précédaient autrefois les maisons contiguës, au nom de l’efficacité du flux routier. À Cancon, la route nationale est calibrée pour des convois exceptionnels. À Olliergues, le passage de nombreux grumiers crée un sentiment d’insécurité.
Ces grandes infrastructures constituent ce que John Brinckerhoff Jackson appelle le « paysage politique »5 pour lequel le milieu naturel n’a plus d’identité. Incarné par de grands travaux, le « paysage politique » organise le territoire à l’échelle nationale. L’auteur lui oppose le « paysage habité » qui définit « notre être au monde ». À Port-Sainte-Marie, elles ont créé des blessures profondes auprès des habitants, se traduisant par un sentiment de « peine écologique »6 , laquelle se manifeste à la suite de destructions physiques affectant les usages construits en relation étroite avec le territoire.7

Maquette du centre-bourg de Port Sainte Marie montrant sa position entre le coteau au nord et les infrastructures de mobilités au sud. © Atelier du Rouget.
Carte postale ancienne de Port Sainte Marie montrant le rapport du bourg avec la Garonne, collection de la commune.

Des aménités qui peinent à s’exprimer dans le domaine privé

Une rue transversale nord-sud à Port-Sainte-Marie. © Atelier du Rouget.

La forte densité et l’étroitesse des rues caractérisent la structure urbaine de ces bourgs. Le stationnement à proximité des immeubles d’habitation y est parfois impossible, aussi bien sur le domaine public que privé. L’offre en transports en commun étant peu efficace, l’absence d’un emplacement pour la voiture constitue un handicap. Une topographie marquée complique aussi l’accessibilité et l’adaptation des immeubles, en particulier pour les personnes âgées, lesquelles représentent une part croissante des populations locales.
Dans ces quatre localités, l’état du bâti entre les deux rives de leur voie principale est contrasté. D’un côté de la rue corridor, les immeubles sont encore habités et en bon état. Ceux-là disposent d’une double orientation et d’un prolongement extérieur. A contrario, les immeubles adossés aux coteaux se vident parce que mono-orientés, humides et sans espaces extérieurs. Dépourvus d’aménités, ces immeubles ne résistent pas à la concurrence d’autres situations habitantes nettement plus propices à l’épanouissement des habitants. À Monbahus, Cancon et Port-Sainte-Marie, les rives défavorisées ne sont qu’une succession d’immeubles vacants, en vente ou en ruine.

Hypothèses de projet

« Le courage de la culture, c’est aussi de vouloir modifier en profondeur les catégories à l’aide desquelles nous approchons le réel. »8 , écrivait André Corboz à propos de la mutation urbaine à l’œuvre depuis la seconde moitié du XXe siècle. Pour ces centres-bourgs en piteux état, la question prioritaire ne devrait plus être comment les protéger mais comment les transformer pour mieux les habiter. Le patrimoine se reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice.9 Or, il n’est pas opérant d’étendre la logique sacrificielle des patrimoines d’exception au cas des situations urbaines ordinaires. Au contraire, elles demandent à être intégrées dans des stratégies et des actions courantes de l’aménagement local.10 La question trouve une réponse dans le projet : il s’agit de s’inscrire dans une perspective collective, visant davantage à transformer l’espace au mieux des intérêts des présents plutôt que de se limiter aux seuls enjeux de préservation de l’héritage du passé.11

Dans ces localités, l’unité esthétique de la rue corridor, n’a plus de sens. La « tuer » comme le revendiquait le Corbusier en son temps12 n’est évidemment pas la solution, mais il paraît nécessaire de reconsidérer le concept d’harmonie, comme nous y invite André Corboz : « (…) le concept d’harmonie est périmé (…). Mais attention, le contraire de l’harmonie, ce n’est pas nécessairement la cacophonie ou le chaos ! C’est un système dynamique, fondé sur le contraste, la tension, la discontinuité, l’assemblage et le happening, un système qui n’a donc rien de commun avec aucun système esthétique précédent. »13

Considérant la démographie atone de ces territoires, il s’agit de multiplier les projets en creux, des opérations de soustraction pour lesquelles le tissu urbain serait allégé et recomposé. Il s’agit de donner une valeur aux vides qui prendraient la forme de frontages14 , de terrasses, de loggias, de jardins, d’emplacements pour les véhicules ou encore d’extensions de l’espace public. La mise en œuvre d’espaces privilégiés sur les toits représente aussi des opportunités de projet. Les terrasses tropéziennes, les miradors15 espagnols ou sardes, les altane vénitiennes, témoignent de l’ingéniosité des hommes pour créer des espaces extérieurs aérés bénéficiant de vues lointaines remarquables, précisément là où les jardins étaient impossibles à trouver. Exquises, ces « hétérotopies »16 sont une source d’inspiration considérable, d’autant plus dans un contexte caractérisé par un nouveau régime climatique.

Hypothèses de projet à Port Sainte Marie, place des Templiers et rue Pasteur, faisabilités réalisées par l’Atelier du Rouget.

La recomposition d’îlots articulant des vides générés par des opérations de déconstruction et des immeubles anciens et neufs requiert une ingénierie publique compétente et l’expertise de professionnels aguerris dans toute la chaîne de décisions, de la reconnaissance initiale du patrimoine jusqu’au montage de l’opération et de sa réalisation. À l’initiative des collectivités locales, des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), ou des parcs naturels, les études urbaines, adossées à des démarches participatives, permettent d’identifier les secteurs à enjeux et des programmes potentiels en lien avec le milieu social et économique. Des faisabilités architecturales et urbaines fixent les principes des transformations spatiales. Pour que les projets aient une chance d’aboutir, les collectivités se chargent elles-mêmes des acquisitions foncières et des démolitions partielles, ou délèguent ces missions à un établissement public foncier (EPF).

En bout de chaîne, le portage immobilier reste le problème majeur dans les territoires en crise. Il n’existe guère d’opérateurs organisés pour le faire. Citons l’Arban (Atelier d’urbanisme rural et agence locale d’ingénierie immobilière), société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) implanté à Faux-la-Montagne dans le Limousin, propose des actions depuis les études participatives de revitalisation de centres-bourgs jusqu’au portage immobilier d’opérations stratégiques.17 Dans des territoires au marché immobilier dit « détendu », investir le champ de l’économie sociale et solidaire semble pertinent. La mobilisation de fonds publics et privés pour une même opération est une nécessité. Les premiers pour encourager les investisseurs locaux du secteur privé à s’engager dans la transformation de leur cadre de vie. Les seconds pour éviter l’écueil des projets entièrement financés par les collectivités locales. Elles ne sont pas outillées pour gérer un parc immobilier et n’ont pas les capacités financières pour le faire.18

Malgré les difficultés à passer en phase opérationnelle, les signaux d’une reprise en main des petites centralités sont bien réels. Citons quelques exemples. L’EPF de Bretagne conduit des expérimentations pour attirer de nouveaux habitants dans les centres-bourgs par la mise en place de chantiers pilotes mobilisant les artisans du territoire et des aides financières favorisant la réhabilitation du bâti ancien.19 Le parc naturel régional du Livradois-Forez conduit la démarche « Habiter autrement les centres-bourgs », qui consiste à identifier les freins socioculturels, patrimoniaux, juridiques et financiers à l’aboutissement de projets en centres-bourgs et à proposer une méthodologie transposable de reconquête des centres-bourgs.20 À Pesmes21 en Haute-Saône, Bernard Quirot a créé l’association Avenir Radieux qui renseigne gratuitement les particuliers. Elle les conseille sur un détail ou sur un projet de réhabilitation complet leur permettant de découvrir les potentialités spatiales du bâti ancien.22

Dans une situation critique au sein de laquelle les concentrations métropolitaines montrent des limites (densité démographique, stress, pollutions, disponibilité et coût du foncier)23 , d’autres scénarios sont à inventer. Les centres-bourgs peuvent devenir des lieux pour accueillir des dynamiques émergentes caractérisées par une reconnexion des fonctions productives et résidentielles dans un même espace. Ils offrent des possibilités de déploiement de ce que Magali Talandier appelle les fabriques urbaines d’un genre nouveau dans lesquelles les fonctions se nourrissent les unes les autres : produire, s’alimenter, se divertir, socialiser, habiter, décider24 . Ces lieux hybrides répondent « (…) à des préoccupations de la population en termes de pouvoir d’achat, de hausse du coût de la mobilité, mais également en termes de traçabilité, durabilité, éthique vis-à-vis des biens et produits consommés. » Ils offrent enfin un terrain d’expérimentation stimulant dans lequel l’architecture contemporaine a toute sa place.

  1. Données population: INSEE. Pour l’ensemble des bourgs, voir les études et expérimentations réalisées par l’Atelier du Rouget et ses partenaires
  2. Jean-Michel Roux, La densité, une passion corporatiste, dans Densifier, Dédensifier, penser les campagnes urbaines, sous la direction de Jean-Michel Léger et Béatrice Mariolle, Recherches PUCA, Marseille, éd.0 Parenthèses, 2018, p.152.
  3. Ibid, p.151
  4. Selon Jean-Michel Roux, « Il existe ainsi des territoires réservés aux pavillonneurs (le périurbain, pour simplifier) et d’autres aux promoteurs. En périurbain, les marges des promoteurs sont trop élevées ; en agglomération, c’est le terrain qui est trop cher pour les maisons. », ibid, p.152.
  5. John Brinckerhoff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, éd. Actes Sud, 2003.
  6. Notion reprise de la chercheuse canadienne Ashlee Cunsolo, cité dans Pablo Servigne, Raphael Stevens, Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, éd. du Seuil, 2018, p. 47.
  7. Pablo Servigne, Raphael Stevens, Gauthier Chapelle, op. cit., p.48.
  8. André Corboz, Sortons enfin du labyrinthe, éd. INFOLIO, col. Archigraphy, Gollion (Suisse), 2009, p.61.
  9. Jean-Pierre Dewarrat, Richard Quincerot, Marcos Weil, Bernard Woeffray, Paysages ordinaires, de la protection au projet, éd. Mardaga, Sprimont (Belgique), 2003, p.33.
  10. Ibid, p.33.
  11. Ibid, p.37 et 38.
  12. Dans une conférence de 1929 en Amérique latine, Le Corbusier disait : « Il faut tuer la “rue-corridor”. » Dans son livre Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, éd. Crès, coll. de “L’Esprit Nouveau”, Paris, 1930, Le Corbusier écrit : « ’Les rues-corridors font la ’ville-corridors’. ’Toute la ville est en corridors’… Que diriez-vous d’un architecte vous soumettant un plan de maison ’tout en corridors’ ? »
  13. André Corboz, op.cit., p.56.
  14. Notion reprise de Nicolas Soulier, Reconquérir les rues, exemples à travers le monde et pistes d’action, Paris, éd. ULMER, 2012, p.126. Lorsqu’il est public, le frontage correspond à « (…) cette partie cruciale de la rue, où les piétons circulent et accèdent aux propriétés et aux bâtiments riverains ; ils constituent un des principaux éléments de l’espace public ; c’est là que les gens se mêlent les uns aux autres, conversent, jouent, mangent… C’est une composante importante non seulement du système de déplacement, mais aussi du tissu social. » Lorsqu’il est privé, « Un frontage est formé par le terrain privé situé entre la limite de propriété et la façade du bâtiment en retrait et tourné vers la rue, les éléments de façades (…), les entrées orientées vers la rue, une combinaison d’éléments architecturaux tels que clôtures, perrons, vérandas et galeries d’entrée. »
  15. Du verbe « mirar », regarder en espagnol.
  16. L’hétérotopie (du grec topos, « lieu », et hétéro, « autre ») est un concept inventé par Michel Foucault et présenté dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres ». Il définit l’hétérotopie comme une localisation physique de l’utopie. C’est un espace concret qui abrite l’imaginaire. C’est aussi un lieu à l’intérieur d’une société qui obéit à des règles qui sont autres.
  17. l-arban.fr
  18. Constats corroborés par Juliane Court, responsable du pôle Aménagement Architecture Urbanisme et Claire Butty, chargée de mission Aménagement Centres-bourgs au PNR Livradois-Forez. Entretien téléphonique, 04 juillet 2019.
  19. https://www.epfbretagne.fr
  20. https://www.parc-livradois-forez.org/inventer/urbanisme/centres-bourgs/programme-habiter-autrement-les-centres-bourgs/
  21. 1092 habitants Donnée INSEE.
  22. Bernard Quirot, Simplifions, éd. Cosa Mentale, coll. essais, Marseille, 2019, p.66.
  23. Voir notamment l’enquête très intéressante sur l’aspiration à quitter l’Île-de- France : http://fr.forumviesmobiles.org/projet/2019/01/07/enquete-nationale-mobilite-et-modes-vie-12796
  24. Magali Talandier, Résilience des métropoles, le renouvellement des modèles, les conférences Popsu, Plate-forme d’observation des projets et stratégies urbaines, La Défense, 2019, p.18 et 19.
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