Séismes, inondations, éruptions volcaniques, tempêtes… sont autant de phénomènes climatiques ou géologiques qui ont marqué nos territoires, mais dont nous ne gardons pas assez trace pour construire un récit historique commun. Cet oubli nous prive d’une information importante qui pourrait contribuer à sauver des vies ou, à tout le moins, à réduire des dommages et des coûts.
Le récent rapport de l’OCDE sur les conséquences en Île-de-France d’une crue centennale de la Seine montre que le territoire s’est aménagé et construit sans véritable mémoire de la crue de 1910. Ainsi, la préservation de notre patrimoine environnemental, paysager, architectural ou artistique et le partage de cette mémoire sont un enjeu mais aussi un vecteur majeur pour construire ou reconstruire mieux.
Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1968, un violent tremblement de terre a détruit ou gravement endommagé une douzaine de villages de la vallée de Belice, dans l’ouest de la Sicile. La mise en œuvre des secours d’urgence et de la prise en charge des sans-abris s’est avérée difficile tout comme la gestion des fonds destinés à la reconstruction.
Des lieux comme Poggioreale sont devenus des villes fantômes, les communautés étant déplacées en masse. Cependant, le maire de Gibellina fit appel à des architectes et des artistes de renom pour créer, dix kilomètres plus à l’ouest, une ville nouvelle loin des schémas traditionnels des habitants, avec des jardins publics, de grandes piazzas, des bâtiments d’architecture postmoderne, des routes larges et de nombreuses sculptures gigantesques.
Les ruines du bourg de Gibellina subirent un sort différent des autres villages. En 1983, il a été décidé de démolir ce qui subsistait des structures du XVIIe siècle et d’ériger une vaste œuvre d’art labyrinthique en s’appuyant sur la trame viaire mais sans laisser de trace de l’histoire de la ville. Ainsi naquit le mémorial le Cretto, dû à l’artiste toscan Alberto Burri (1915/1995) et considéré, avec ses dix hectares, comme la plus grande sculpture extérieure en mémoire d’une catastrophe.
L’ensemble des bâtiments a été arasé et recouvert d’une chape de béton d’un mètre et demi d’épaisseur et chaulé. Tel un linceul posé sur les ruines, afin qu’il reste un souvenir éternel de cet événement, l’ensemble apparaît mystérieux au détour d’un chemin. L’image est saisissante. L’errance dans ce labyrinthe à hauteur d’homme qui laisse à peine le regard embrasser tout le site, augmente ce sentiment d’oppression. Aucune explication sur place n’accompagne celui qui le découvre.
Le Cretto est l’une des rares constructions dédiées à la mémoire des catastrophes naturelles. L’expliquer permettrait de préciser son interprétation et d’en tirer plus grand bénéfice pour les générations suivantes.
L’enjeu est de se souvenir mais aussi de chercher à comprendre et à construire ou reconstruire mieux. Les tremblements de terre ne tuent pas, ce sont surtout les bâtiments qui tuent en s’effondrant sur leurs occupants. Ce point doit nous interroger car l’amélioration est tout à fait concevable.
Les architectes ont une lourde responsabilité à ne pas inscrire à leur agenda la recherche de solutions parasismiques, notamment pour le bâti ancien, alors que des villes comme Nice ou Lourdes, pour n’en citer que deux en métropole, sont particulièrement exposées. C’est tout le sens du Plan séisme Antilles.
Garder la trace et la mémoire de ces phénomènes, qui ne sont pas rares mais dont l’occurrence dépasse souvent l’espérance de vie, doit mobiliser et motiver les autorités et les professionnels. Si n’avons jamais connu cela, le territoire si !
L’action du ministère en charge du Développement durable vise en particulier à construire et partager une culture du risque afin de mieux connaître et faire connaître l’exposition et la vulnérabilité de chaque territoire en se posant les questions suivantes :
Quelle est l’origine de la catastrophe: manque de connaissance ou manque de prévention?
Comment l’architecture et l’urbanisme prennent-ils en charge ce problème?
Comment léguer le passé aux nouvelles générations?
Qu’est-ce qui a été fait, dans les générations passées, pour commémorer l’identité de la catastrophe?
Comment transformer le drame de la catastrophe pour en retirer au moins la capacité à mieux reconstruire?
Par exemple, le code de l’environnement oblige le maire à inventorier les repères de crue historiques et à mettre sur les bâtiments ceux qui concernent les plus hautes eaux connues. Ainsi, plus de 2 500 repères de la submersion consécutive à la tempête Xynthia ont été distribués dans les préfectures des départements qui bordent l’Océan atlantique et plusieurs centaines sont aujourd’hui posés.
Pour les séismes, la trace est souvent dans le paysage et dans le patrimoine bâti existant, ou précisément manquant tel des témoins invisibles. On pourrait cependant envisager des repères, comme au Japon avec l’existence de stèles pour rappeler la limite à ne pas dépasser face à la mer ou au Chili par des dispositifs simples qui sont autant d’actions qui font appel à la population et tout particulièrement aux enfants.
Par ailleurs, les décombres sont aussi une source d’informations, utile quand ce matériau représentant la destruction causée par un tremblement de terre, un tsunami ou une inondation, est considéré comme un témoignage, une conservation de la mémoire qui incite à agir et à renforcer notre résilience.
Si le besoin d’oublier permet à chacun de continuer à vivre, il revient à la collectivité de garder la trace, le souvenir de la catastrophe voire d’en tirer tous les enseignements et les explications utiles à notre adaptation et à notre réactivité.
Parfois, cette mémoire avec sa matérialisation dérange, car elle rappelle à la prudence et apparaît comme contraire à certains projets, mais il est important que l’art, l’architecture et le patrimoine puissent être au service de l’interprétation des catastrophes, y compris dans leur composante anthropique.