Le Petit Bé

Par l’érection de ces forts en mer, les architectes et ingénieurs du roi Louis XIV, Vauban et Garengeau, ont tiré parti des flots et rochers émergeant selon les marées, pour établir la défense de Saint-Malo à la fin du XVIIe siècle.

Situé à quatre cent quarante toises à l’ouest de Saint-Malo, le Petit Bé présente une silhouette reconnaissable entre toutes, avec ses deux bastions encadrant l’entrée des casernements aspectés vers les remparts de la ville. À cette façade très composée, « pour être agréable aux Malouins » selon Vauban, répond vers la mer une grande terrasse dont le plan asymétrique épouse précisément la topographie du rocher.

Une composition architecturale efficace

Par cette composition, l’architecture du fort répond efficacement à toute agression ennemie, tant côté mer par une batterie curviligne à dix-neuf créneaux et une échauguette dissuasive, que côté terre par un mur de fusillade constitué sur trois niveaux de dix-huit meurtrières et encadré de deux bastions également pourvus de meurtrières ne laissant aucun angle mort. L’entrée du fort est située à quatre mètres de hauteur et rend périlleuse toute pénétration ennemie. Vauban avait prévu sur ce côté un important bastion pour éviter les assauts éventuels de troupes d’infanterie, mais les progrès de l’artillerie rendirent rapidement obsolète ce projet. Le logement actuel fut édiñé à partir de 1696 au-dessus des pièces voûtées des souterrains. Long de soixante-dix pieds (vingt-trois mètres), il comprend, au niveau de la courtine à canons, une cuisine-réserve à vivres, un carré d’officiers recouvert de dalles de Bourgogne et lambrissé, ainsi qu’un corps de garde. Le niveau supérieur, planché, est couvert d’une voûte de granit de Chausey en partie basse et de tuffeau au-dessus, le tout couvert de mortier de chaux et d’ardoises de Sizun pillées. L’extrados de la voûte et des toits est de faible pente afin que les boulets puissent y ricocher. Un escalier à vis en granit, flanquant le bâtiment au sud, assure la distribution verticale.

Armé de canons de quarante-huit, de trente-huit et de vingt-quatre, de deux mortiers de fonte, avec un casernement pouvant héberger cent cinquante hommes, le Petit Bé s’inscrit dans le système défensif conçu par Vauban qui a contribué à rendre Saint-Malo absolument imprenable par la mer. De fait, les deux attaques anglaises de 1693 et 1695 ont été repoussées. Mais si la mer entoure et protège ces ouvrages, solidement bâtis de granit équarri, sur les roches aux formes érodées par les tempêtes, les éléments sont aussi de terribles ennemis, combattant inexorablement ces architectures venues les défier de si près. Ces ouvrages volontaires édifiés par des hommes rompus à la science de la guerre, puis patiemment entretenus par leurs suiveurs militaires, ont été menacés, après leur désaffection au XIXe siècle, subissant les outrages du temps et du pillage.

Le passeur de sentinelle

Le fort du Petit Bé a été déclassé et attribué à la Ville de Saint-Malo en 1895. Qualifié par Vauban lui-même comme « le meilleur de nos forts et celui qui voit le mieux sur les passes », le Petit Bé a trouvé, depuis 2000, un propriétaire attentif et dévoué en la personne d’Alain Étienne Marcel. Ce dernier a, en effet, signé à cette date un bail emphytéotique de quarante ans avec la ville de Saint-Malo. Mais, à mentionner ce terme de propriété devant Alain-Étienne Marcel, vous risquez de le fâcher tout net. « Qui peut raisonnablement prétendre être propriétaire d’un ouvrage aussi exceptionnel par son emplacement, son architecture, son histoire ? », vous rétorquera-t-il, non sans raison. « Non, ce fort appartient à l’histoire malouine, au patrimoine militaire, à la mer et aux embruns. » Désarçonné par la question posée sur son rôle ici, il vous répondra sans nul doute qu’il n’est que le serviteur du Petit Bé. Serviteur du Fort, donc ? Cela sied plutôt bien à ce gaillard décidé, aux allures de corsaire, dont le caractère semble aussi trempé et droit que l’architecture qui a conquis son cœur plusieurs années auparavant. Sur un ouvrage pareil, l’acheminement des pierres, du sable, des liants, coûte évidemment plus cher qu’à terre, même si, par marée basse, le fort est accessible à pied. « On ne peut pas raisonner en homme du XXIe siècle sur un ouvrage tel que le Bé, on n’en a pas les moyens », confie Alain-Étienne Marcel. Tout est donc fait dans une recherche d’économie de moyens et de pragmatisme, qui a sans doute toujours prévalu dans ce type d’ouvrage : le granit est choisi parmi des boules de surfaces érodées provenant d’une carrière de la Manche. Elles sont découpées pour s’assurer de leur qualité et de leur couleur intrinsèques, préparées à terre puis acheminées au Bé par bateau. Le sable est tiré de la mer, on le laisse se dessaler sous la pluie avant mise en œuvre. Le liant est composé de chaux vive éteinte sur place et hydrolysée avec des briques pilées, selon la bonne vieille méthode romaine réutilisée par Vauban. Les ardoises récupérées à Sizun sont posées aux clous crantés de cuivre et maçonnées pour renforcer les arêtiers et les faîtages. Le bois de chêne est peint ou simplement huilé, selon sa position. Les chéneaux en plomb, de 2,5 mm d’épaisseur (soit plus d’une tonne de plomb au total), sont passés au suif de bœuf sur plomb chaud pour éviter le saturnisme, conformément à une ordonnance du Roi-Soleil pour les casernements. Les canons constituent une des rares exceptions à la règle: les trois en place au Petit Bé viennent de Rochefort. Mais Alain-Étienne Marcel a le projet de récupérer des canons de l’épave la Natière, coulée à Saint-Malo, ainsi qu’un mortier de marine de la cour de l’Hôtel-Dieu des Invalides. Par ses actions de recherche et sa restauration attentive, il fait œuvre de préservation et de transmission de ce patrimoine, dont la silhouette de granit va durablement marquer la côte malouine.

Vincent JOUVE
ABF/ AUE, chef du STAP d’Île-et-Vilaine

Dans le même dossier