Frugalité et Patrimoine 2/2

La signature du « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » par l’Association nationale des architectes des bâtiments de France » fut une grande joie pour le Mouvement de la frugalité heureuse. L’ANABF rejoignait l’Académie d’architecture, le Conseil national de l’Ordre des architectes, le Syndicat de l’architecture, le réseau des Maisons de l’architecture, la Green Cross, quelques CAUEs, des écoles d’architecture nationales et étrangères, et autres réseaux, ou encore le PUCA.

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L’abondance frugale du déjà-là

Sa richesse répartie, locale, déjà-là, in situ, diverse, sous-jacente dans les mots de Fabien Sénéchal est au centre de l’expérience frugale. Pour le Dictionnaire de Trévoux, « La frugalité tant vantée par les Romains, n’était pas un retranchement, ou une abstinence volontaire des choses superflues, mais un usage nécessaire et grossier de ce qu’ils avaient »1 . En d’autres mots, un emploi utile et ordinaire de ce qui est là.

La frugalité des bâtisseurs est pratiquée non seulement de longue date par les architectes des bâtiments de France, mais aussi depuis plusieurs décennies par les autres praticiens, tant en architecture, en construction, qu’en aménagement des territoires. Ce n’est pas une utopie, nous savons la mettre en œuvre. Le OFF du DD en témoigne2 . Elle est une ambition éthique des concepteurs et des réalisateurs de l’établissement humain pour qui la ressource (sa protection, son bon usage) s’avère un enjeu essentiel. Elle est fructueuse (même racine étymologique). Elle est « créative », car après un siècle de gabegie, elle requiert de l’inventivité pour se départir des désastreuses habitudes de nos aînés, de la monoculture du béton et de l’intoxication technologique. Elle est attentive, ménage les lieux et les milieux, les cultures et les biodiversités.

Source www.payot-rivages.fr

La Frugalité́ heureuse donne sens à nos actes et est le mode d’action pour parvenir aux retrouvailles avec la richesse des mondes. Pour la réalisation de l’établissement humain, la frugalité des bâtisseurs fait écho à « l’abondance frugale comme art de vivre » proposé par l’économiste Serge Latouche3 , un glaneur4 . Débarrassée des solutions génériques du Modernisme, elle se nourrit à foison :

  • de l’abondance de solutions concrètes pour répondre à chaque projet : agir et penser, de mille manières, avec la nature, même en se mettant hors-la-loi si nécessaire pour faire avancer la loi ;
  • de la profusion retrouvée des ambiances et des architectures adaptées aux différents milieux, aux diverses sociétés et cultures, aux climats si variés, pour tous et surtout les plus démunis ;
  • de l’ample variété des matérialités, des savoir-faire et des procédés constructifs qui permettent d’écarter les tristes habitudes modernistes grâce à des réponses adaptées et proportionnées ;
  • de la richesse prolifique des relations sociales, multispécistes et existentielles, forgées au cours de l’histoire ;
  • de toutes les voies de l’œuvre collective, des allers-retours entre posture théorique, valorisation des savoir-faire et mise en pratique, entre la pensée et l’action, entre la conviction et la responsabilité, en recherchant une confrontation avec le réel, avec le “terrain”.

La réconciliation, le retour en estime

À l’heure actuelle, il y a une concordance des temps entre un cycle de l’Histoire qui s’achève et les moments que nous vivons. D’une part, la fin du Modernisme et, de l’autre, une pénurie des ressources qui s’opère et une économie qui s’impose dans leur recours.

Dans nos ateliers d’urbanisme et d’architecture, nous ressentons l’évolution de la commande, les projets proposés concernent, en premier lieu, des sites déjà construits pour des réhabilitations avec agrandissement au sol, en étages ou sur la toiture. Pour préserver les ressources, commençons par questionner le besoin de les employer. En mots de bâtisseurs : « Faut-il construire ? ». Ne peut-on pas réhabiliter ? Ou réhabiliter et étendre ? Et aussi : faut-il détruire ? Consolider ne conviendrait-il pas ? Et si, en fin de compte, en intégrant l’ensemble des données, toutes hypothèses étudiées, la construction ou la destruction s’imposaient, alors seulement faisons-le, de manière frugale. L’avenir du travail des bâtisseurs est dans le réemploi, il s’est déjà imposé ; le réemploi est devenu monnaie courante, même les maîtres d’ouvrage le demandent5 . En premier lieu, avant tout réemploi des matériaux issus d’une déconstruction sélective, vient la réhabilitation, la régénération des bâtiments, leur réutilisation, leur transformation, leur changement d’affectation plutôt que leur destruction. « Nous devons tous nous faire à l’idée que le demi-siècle qui vient sera celui de la rénovation, de la même manière que le précédent était celui de la reconstruction » dit Philippe Pelletier, président du Plan Bâtiment Durable6 .

Source: terreurbaine.com

Dans « Mieux avec moins. Architecture et Frugalité pour la Paix », la réhabilitation m’apparaissait de la sorte : « Le cadre général des cohérences à venir s’inscrit dans la nécessaire invention d’un nouveau savoir-vivre-le-monde et d’un nouvel établissement humain. Plutôt qu’à sa fabrique de toutes pièces, il poursuit la réforme du monde étant déjà-là, sa réhabilitation entendue au sens de l’humanisme et de la littérature : « Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité », notait Marcel Proust7 . L’acte architectural concourt au grand œuvre actuel, au ré-enchantement8 . La réhabilitation comme retour en estime, comme réconciliation, s’anime sous ce jour culturel et social, de préférence à son acception « technique du bâtiment ». L’approche fonctionnaliste échoue là, surtout dans notre champ où l’hégémonie des fonctions économiques et techniques contribue à la défaite de l’espace public »9 .

Conviant la notion de matrimoine, j’ajoutais : « Les constructions significatives deviennent des patrimoines, témoins remarquables du passé. La notion de patrimoine a quitté « son âge historique, national et monumental pour entrer dans un âge mémoriel, social et identitaire » , et l’écoresponsabilité l’a élargi10 . Patrimoine et développement durable se rejoignent dans la préservation des « Paysages culturels et Monuments de la nature » (ICOMOS), du monde et de ses artefacts. De nos jours, ils partagent un outil essentiel : la protection, autrement dit le souci, la garde, la précaution. Le projet d’avenir protège la nature, la civilisation, les territoires et leurs patrimoines. Quand la sauvegarde conserve un sens, sa fonction se fortifie au fur et à mesure que se déploie un établissement humain plus vertueux. Au même titre que les villes, les paysages, les maisons et les monuments, l’eau, l’air, la vie, les forêts, les êtres eux-mêmes et leurs gestes culturels, leurs savoir-faire et leurs idéaux immatériels se patrimonialisent. Protéger la biodiversité s’étend aux diversités culturelles et à leurs interdépendances. […]
Le « patrimonium » est englobé par un « matrimonium »11 . Le matrimoine dit la Terre et ce qu’elle a rendu possible, les créations de Mère Nature et nos réalisations. Il embrasse tous les patrimoines, car les ressources pour les réaliser proviennent de la nature, même les plus dénaturées, même celles au cœur des produits les plus technologiques. Toutes nos productions évoquent notre dette vis-à-vis de la planète mère. Tout bâtiment n’est pas seulement un déjà-là, pas toujours un patrimoine, mais toujours un matrimoine, à la fois ressource, énergie et accueil de la vie. Faites ressources, les matières deviennent précieuses. Elles nous inclinent à la précaution, à la modération, à l’attention pour ne plus blesser la pourvoyeuse souveraine ».12

Actions sur le déjà-là, réhabilitation architecturale plutôt que seulement énergétique, réemploi, protection et soin, interdépendance entre paysage, urbanisme, bâtiment et société, reconnaissance des spécificités, mise en œuvre des économies et ressources locales, recours et valorisations des savoir-faire locaux, etc., les actions quotidiennes des architectes des bâtiments de France, dans des histoires et des contextes toujours différents, occupent une place singulière dans le débat sur la réhabilitation du monde déjà. Et elles témoignent en l’exprimant de la frugalité des bâtisseurs.

  1. Dictionnaire universel, français et latin, vulgairement appellé Dictionnaire de Trévoux, op.cit., t. III, p. 1070.
  2. www.leoffdd.fr
  3. Serge Latouche, L’abondance frugale comme art de vivre, éd. Payot & Rivages, Paris 2020, 4° de couverture. Lire aussi Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugale. Contresens et controverses sur la décroissance, éd. Mille et une nuits, Paris 2011.
  4. Nom donné aux signataires du Manifeste de la Frugalité heureuse et créative.
  5. Janine M. Benyus, Biomimicry, Innovation Inspired by Nature, Harper Collins, New York, 1997.
  6. https://www.batiactu.com/edito/action-coeur-ville-bilan-trois-ans-apres-lancement-60198.php
  7. Marcel Proust, À la recherche temps perdu, tome IV, Sodome et Gomorrhe, vol.1.
  8. Marie-Hélène Contal, Ré-enchanter le monde. L’architecture et la ville face aux grandes transitions, monde, éditions Alternative, Paris 2014.
  9. Mieux avec moins, op.cit. p. 119.
  10. Pierre Nora, « Les trois âges historiques du patrimoine », in Cinquante ans après : culture, politique et politiques culturelles, Paris, France, Comité d’histoire du ministère de la culture, 2010, p. 119.
  11. Philippe Madec, Matrimonium, Exercice(s) d’architecture n°8, Ensab, 2020.
  12. Mieux avec moins, op.cit., p. 118 & 119.
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