Des outils pour tisser les rives au XVIIIe siècle

Fascine sur berge. Source :  Robert Bertin - Espace Nature (http://www.robertbertin-espacenature.net)
Fascine sur berge. Source : Robert Bertin - Espace Nature (http://www.robertbertin-espacenature.net)

Les rivières et les rivages se retrouvent par la présence de la rive et ont ainsi en commun les techniques des ingénieurs pour les fasciner, dont le saucisson farci…

André Guillerme rédige avec une trentaine de rédacteurs enseignants chercheurs, un Dictionnaire encyclopédique d’histoire de la construction (1600-1973) couvrant surtout la phase industrielle, français d’abord, étendu à l’Europe. Sortie probable à l’automne 2019. Le patrimoine architectural, les interventions sur le bâti existant, plus ou moins ancien, constituent actuellement une part croissante des activités constructives qui sont interpellées par des procédés en « réactivation technique ». Ce dictionnaire viserait donc les professionnels de la sauvegarde, la conservation, la reconversion ou réhabilitation des bâtiments ainsi que des ouvrages d’art, les historiens de l’architecture, de la construction, les enseignants–chercheurs des écoles nationales supérieures d’architecture, d’ingénierie, du patrimoine, du paysage.

Les travaux de stabilisation ou de renforcement des rives font partie du quotidien du génie militaire, gouverneur des centaines de places fortes collées aux frontières. La construction portuaire nécessite aux XVIIe et XVIIIe siècles une culture de l’humide, des eaux calmes, qu’acquièrent l’ingénieur militaire dès avant l’École de Mézières (1748) puis l’ingénieur des Ponts et Chaussées (1775) avec les maîtres ouvrages de Bernard Forest de Bélidor : Science des ingénieurs dans la conduite des travaux de fortification et d’architecture civile, (Paris 1729), Architecture hydraulique ou l’art de conduire, d’élever et de ménager les eaux pour les différents besoins de la vie (Paris, 1737-39) et celui de l’Abbé Bossut et son élève Viallet dans leurs Recherches sur la construction la plus avantageuse des digues, ouvrage pour faire suite à la deuxième partie de l’architecture hydraulique de M. Bélidor (Mézières, 1764). Il faut aussi mentionner pour le XIXe siècle, la recherche restée manuscrite du capitaine du Génie Guéry, Mémoire sur la construction des épis en fascinage, et leur entretien, effectuée à Strasbourg en 1818-20 sous l’autorité du colonel Treussart (inventeur des ciments artificiels), alors commandant de la place ; l’Analyse-modèle des prix des différentes natures d’ouvrages à exécuter dans les travaux dépendant du service du Génie, Paris, 1827. Enfin, pour le Rhin, Eytelwein, Praktische Anweisungzur Bauart der Faschinenwerke, etc. Berlin, 1818.

Pour fasciner d’épis les rivières, entre novembre et avril, on coupe les bois d’eau – saule, peuplier, coudrier – et, à défaut, le chêne voire l’épine. Si les brins ont encore trop de sève au moment où l’on s’en sert, ils sont passés au feu et étendus au soleil. Le peuplier et l’osier, bois particulièrement souples, servent à la confection des harts qui lient entre-elles les fascines ou les saucissons garnis, longs paniers sans fond sont remplis de cailloux pour consolider les rives.
Pour réduire le ravinement et renforcer les berges des cours d’eau, la tune met en œuvre les épis tandis que les grandes claies s’emploient dans les barrages fondés sur pieux - parfois arcboutés à l’aval sur une rangée de pilots ou ancrés en amont à l’aide de cordages. Ces techniques exigent une abondante main-d’œuvre et une haute technicité de la part des maîtres d’ouvrage. Chaque atelier comprend une triple “poignée”, une quinzaine d’ouvriers : les “aides” ou manœuvres qui déblaient l’enracinement, transportent les fascines préfabriquées du dépôt au chantier, roulent sur la superficie de l’ouvrage le gravier déposé à proximité par les bateliers ; les piqueurs et clayonneurs sont employés à la pose des piquets et au clayonnage des différentes couches ; le poseur ou chef d’atelier et le “contre-poseur” posent les fascines, les mains garnies de gants de cuir et chaussés de bottes imperméables qui leur permettent de descendre dans l’eau.

L’enracinement est réalisé à l’aide de tranchées dont la fondation se situe au niveau de l’eau ; sa longueur dépend de la nature du sol et de la célérité du courant. Il faut en effet que l’action de l’eau, en corrodant la rive, ne puisse jamais le découvrir totalement et “tourner l’épi”. Le travail est d’une extrême délicatesse et exige une très grande précision dans les gestes :
« Le poseur, qui doit toujours tendre à gagner du terrain en avant et à diminuer l’épaisseur du bourrelet que forment les fondations au bord de l’enracinement, couche la première fascine à-peu-près parallèlement au courant, le gros bout en amont … Quand son gros bout n’est pas couvert d’eau, cette fascine est retenue dans cette position par son propre poids. Sinon par un piquet qui la traverse près de la première hart. La troisième fascine porte sur la croisée des deux premières : elle est maintenue par deux piquets, l’un qui la traverse, près de la première hart, et l’autre pénétrant à la fois les trois fascines au point où elles se croisent. Enfin la quatrième fascine se pose à peu près perpendiculairement au courant, un peu en aval de la croisée des trois premières. Outre le piquet qui fixe son gros bout sur le sol, on en met un deuxième près de la deuxième hart, qui traverse en même temps la deuxième fascine. C’est de là qu’on part pour étendre à droite et à gauche la première couche de fondation, celle d’enracinement. On s’étend vers l’amont en posant alternativement les fascines dans un sens oblique au courant, comme la troisième, et dans un sens à peu près perpendiculaire, comme la quatrième, jusqu’à ce que la fondation ait atteint l’étendue qu’elle doit avoir de ce côté. Le poseur se reporte ensuite au point de départ et recommence vers l’aval… Quand le travail du poseur a acquis un certain développement, le contre-poseur commence un lit de fascines jointives dont il retire les gros bouts à 2 ou 3 pieds en arrière de ceux des premières fascines. Il étend ce lit sur tout le travail du poseur, et coupe les harts des fascines les plus défectueuses pour le rendre plus uni… Des piqueurs enfoncent ensuite quatre lignes de piquets parallèles espacés de 2 ou 3 pieds. D’abord on laisse déborder les têtes de ces piquets de 2 pieds environ au-dessus des fascines ; on clayonne ensuite leurs têtes avec deux faisceaux de clayons de quatre ou cinq brins chacun, qui se recouvrent alternativement entre les piquets … puis on enfonce tous les piquets avec la masse, et les clayonnages qui descendent en même temps, venant à poser sur les fascines, les compriment et les serrent assez étroitement pour former un ensemble cohérent et compact. »

Description mécanique du geste qui laisse peu au hasard. La couche d’enracinement terminée, on commence une couche de fondation ordinaire. Des couches dites de correction sont très souvent nécessaires pour éviter l’enfoncement trop rapide des extrémités de l’épi. Ces couches se composent de plusieurs lits de fascines juxtaposées de manière à maintenir le sol, composé de gravier et de terre, au-dessus de l’eau. Ces travaux hydrauliques qui établissent un épi de bordage, sorte de quai ¬ou de barrage destiné à fermer un bras ou la totalité d’une rivière pour lui faire prendre une autre direction - ou “noyé” - pour rompre le courant ou rehausser le lit en aval des ponts - sert de modèle aux ingénieurs pour consolider les terres et plus particulièrement pour stabiliser les sols des escarpes et contrescarpes qui bordent les fossés pleins d’eau des places fortes : de l’Architecture hydraulique de Bélidor au Devis instructif du Génie, la technologie du terrassement se conjugue à celle de l’eau. Le renforcement de la cohésion des terres rapportées, effectué généralement à la saison des basses eaux, assure une meilleure stabilité aux berges et aux fondations mais point toujours suffisant pour porter la masse des grands ouvrages.
Ces techniques disparaissent dans la seconde moitié XIXe siècle par la perte du savoir-faire et le coût prohibitif de leur mise en œuvre.

Lexique

Nœuds de hart et levier employé pour tordre les grosses harts, selon le Devis-modèle des prix, fig. 1, 2 et 3.

Hart : branche longue et fine qu’on tord pour confectionner des liens de claies, de fascines et de saucissons dans les travaux de consolidation des berges et des rives.
Tune : Lit de fascines réunies par des lignes de clayonnage et chargé de graviers, particulièrement utilisé dans les travaux du Rhin durant le premier XIXe s.

Tune

Claie : La claie est une grille de bois souple dont les maillons verticaux sont retenus par des tiges flexibles entrelacées en osier. Elle sert pour se protéger des projectiles, du vent, du soleil ; elle sert de portillon et à maintenir les talus. Les grandes claies s’emploient dans les barrages fondés sur pieux — parfois arcboutés à l’aval sur une rangée de pilots ou ancrés en amont à l’aide de cordages.

Claie, haie et éléments de ferme, d’après Belair, Éléments de fortification, Paris, 1792, pl. XXIII

Facsine : Panier sans fond fait de bois souple, — saule, le peuplier, le noisetier et, à défaut, le chêne voire l’épine — de 0,7 m de hauteur ou de diamètre, « posé » de côté que le terrassier remplit des déblais de la tranchée et fait déborder pour combler un marais ou constituer des épis de bordage. On « jette » la fascine dans un fossé pour le combler. Lors des sièges, la corvée du soldat est de récolter les tiges de bois souple et de les vanner à raison de deux ou trois milliers de fascines par bataillon, amassées en tête du camp et surveillées. En 1811, les quais au Helder, arsenal général de la Hollande en cours de constitution, sont posés sur un matelas de fascines que l’on coule à fond en les chargeant d’un poids suffisant.
Saucisson : Panier couché fait de tiges de saule, de charme ou d’osier, longues de 2 à 3 m, tressées lâches, resserrées aux extrémités. Il est réservé. Puis le clayonneur remplit — farcit — le saucisson de gros cailloux et pierres pour consolider les rives.

Confection de fascines. Trincano, Eléments de fortification, de l’attaque et de la défense des places, Paris, 1768, pl. 19, fig. 4.
Constitution et pose de saucissons en bord de terrain inondé
Pose des premières couches de saucissons farcis
Coupe d’une fosse comblée de saucissons farcis, stabilisé
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