Industrie de la chimie, cités ouvrières en danger

Le développement spectaculaire de l’industrie au début du XXe siècle s’accompagne partout en France d’un habitat spécifique destiné à loger les ouvriers au plus proche de la plateforme de production. Certains de ces sites, parfois constitués de simples baraquements construits hâtivement pour les populations immigrées, ont disparu. D’autres ont perduré autour de sites industriels peu à peu englobés dans les processus d’extension et de densification des villes, témoins d’un passé proche, dont la lecture aujourd’hui n’est pas toujours évidente. Soumis depuis l’origine à des risques technologiques dont la récente prise en compte oblige les autorités publiques à agir, imposant travaux sur le bâti et, en cas extrême, déplacement des populations, ces sites sont aujourd’hui menacés d’une disparition progressive.

La chimie en région Rhône-Alpes, le site de Roussillon (Isère)

La Société chimique des usines du Rhône (Scur) s’implante en 1895 à Saint-Fons, au sud de Lyon, et fait face à un accroissement important de son activité pendant la Première Guerre mondiale -l’un de ses produits de fabrication, dérivé du phénol, étant utilisé pour la fabrication des explosifs. Le site de Roussillon est retenu en 1914 pour une délocalisation de la production, en raison de son faible coût d’acquisition, de sa proximité avec le Rhône et de sa bonne desserte ferroviaire.

À la fin de la guerre, une nouvelle dynamique est impulsée dans la production textile, qui permet le recrutement d’une main-d’œuvre française pérenne et, dans les années 1920, la question du logement des ouvriers devient primordiale. Le développement de la fabrication de la rayonne en 1922 et l’alliance de la Scur avec la Société des comptoirs textiles impulsent une nouvelle dynamique au site (société Rhodiaséta).

1922-1960 : développement de la cité ouvrière de Roussillon

Jusque dans les années 1920, seuls avaient été érigés les bâtiments longilignes de production, sur un plan en damier : grandes halles de quarante mètres par soixante à trois vaisseaux composées de béton de mâchefer et surmontées d’une charpente métallique. La main-d’œuvre, en
majorité des prisonniers de guerre, était logée dans des cantonnements à proximité. En 1922, la problématique du logement des ouvriers de l’usine, près de trois mille, se pose de façon prioritaire. Une campagne de construction se déroule jusqu’en 1929 ; des maisons identiques en mâchefer regroupent quatre logements pourvus de jardins clos. Sur une trame orthogonale, les séries de maisons s’organisent autour d’un espace communautaire central. Cette première vague de constructions fait l’objet d’un soin particulier, toitures à demi-croupes, chaînes d’angle et corniches, finitions soignées apportées aux façades dotées de céramiques et décors peints. Le développement de la cité se poursuit de l’autre côté de la nationale 7 puis, dans les années 1930, sont adjoints des équipements sociaux et culturels (la Goutte de lait, école ménagère, salle de spectacle et bibliothèque, salle de gymnastique, église, puis piscine en 1945).

À partir des années 1950, le groupe, souhaitant attirer sur le site plus de cadres et d’ingénieurs, entreprend la construction de plusieurs lotissements composés de maisons cossues, sur un modèle de villas de deux logements de cinq à six pièces, dans un environnement arboré éloigné des nuisances industrielles.

1961: rachat du groupe par Rhône-Poulenc

Les constructions de logements passent à la charge des communes. En 1960, le maire de Roussillon commande à Le Corbusier une étude pour un ensemble locatif d’une soixantaine de logements destinés à la population “laborieuse”. Une proposition est faite par l’architecte, sur le principe des “machines à habiter”, concept de préfabriqués assemblés sur site, mais le projet n’aboutira pas pour des raisons financières.

Dans les années 1970, le groupe commence à se dessaisir de son patrimoine immobilier pour se recentrer sur la production. La crise du textile réoriente le développement du site en direction de l’activité pharmaceutique (Rhodia).

La prise en compte du risque technologique

À l’exception d’une seule période de développement de l’usine, dans les années 1950, où la trop grande proximité entre l’activité industrielle et les logements ouvriers a nécessité la démolition des cantonnements espagnols, portugais et nord-africains, le risque technologique a peu été pris en compte sur le site jusqu’à un passé récent.

Depuis 2001, dans le contexte AZF et suite à la publication de la loi Risque du 30 juillet 2003, le regard porté sur l’habitat soumis au risque technologique a changé. Dans ce contexte, quatre cent vingt plans de prévention des risques technologiques (PPRT) sont à réaliser en France, environ trois cent soixante ont été prescrits, dont quatre-vingt-treize approuvés. Sur le site de Roussillon, dans le projet de PPRT actuellement à l’étude, les anciennes cités ouvrières seraient partiellement soumises à un niveau moyen d’aléas de surpressions, d’aléas thermiques et d’aléas toxiques. Dans ce secteur, comme pour la plupart des cités construites à la même époque en France, l’objectif de réduction des risques, induit par l’approbation du PPRT, se heurte à des difficultés de mise en œuvre des mesures prescrites. Concernant le confortement du bâti particulièrement, la haute technicité des travaux à entreprendre, les caractéristiques des populations concernées, souvent modestes, inciteraient à systématiquement mettre en place un accompagnement.

Une expérimentation a été lancée à Roussillon, afin de tester une démarche d’accompagnement des populations devant réaliser des travaux de protection, prescrits où recommandés par le
PPRT. Cette expérimentation, pilotée par une collectivité locale, se concentre dans un premier temps sur le parc privé et propose de coordonner les démarches des acteurs concernés par la mise en application du plan, pour accompagner les ménages dans leurs travaux de réduction de vulnérabilité. S’inspirant des outils existants d’intervention sur le parc privé (Agence nationale de l’habitat, Anah), la démarche privilégie l’approche par la personne -le bâti devenant, dans l’étude, objet de protection.

L’intérêt historique du site n’a pour l’instant pas été placé au cœur de la problématique, bien que la démarche privilégie une approche globale qui favorise le questionnement sur l’intérêt de chaque bâtiment : les espaces collectifs, véhicules, bâtiments publics, pouvant représenter tour à tour un danger où un abri pour les populations.

Un contexte bâti et humain fragile

Dans cette démarche, la dimension sociale de l’approche est primordiale. Dans la plupart des cas, les ménages concernés sont captifs d’un patrimoine acquis à bas prix, aujourd’hui souvent vétuste faute d’entretien suffisant. La réduction de vulnérabilité au risque technologique rejoint donc fréquemment d’autres problématiques de préservation stricte du bâti, voire d’amélioration du confort énergétique de ces constructions. La difficulté réside dans la faible solvabilité des ménages, qui peut parfois remettre en cause la réalisation des travaux prescrits. La majorité des habitants sont très attachés au site, avec parfois des liens affectifs et familiaux forts, vis-à-vis du passé industriel. La préservation du bien acquis, le maintien des jardins ouvriers, la sauvegarde des espaces publics, des équipements sociaux et culturels, ressortent d’une préoccupation collective, comme en témoigne la bonne conservation, encore aujourd’hui, du plan de composition initial. L’engagement des collectivités dans cette démarche est également un gage de réussite de la mise en œuvre du plan de prévention. L’accompagnement financier possible des industriels dans la sauvegarde de ces sites pourrait intervenir, puisque la question se pose, lorsque les travaux envisagés atteignent un plafond trop important (plus de 10 % de la valeur vénale du bien) ou lors de la disparition programmée d’une partie de ce patrimoine industriel, du relogement de certains ménages.

Anne JESTIN
Chef du service Logement Construction Direction des Territoires de l’Isère