Présentation du projet de loi complétant la législation sur la protection du patrimoine historique et esthétique de la France et tendant à faciliter la restauration
23 juillet 1962
Monsieur le président, mesdames, messieurs, il va de soi que ce que les rapporteurs ont dit ne peut être considéré par nous que comme un apport constructif, que nous soyons d’accord avec eux, ou que nous ne le soyons pas.
Je les en remercie, par conséquent.
Pour répondre à M. Palewski, il est certain que nous ne faisons aucune objection à l’intervention de la caisse des monuments historiques, si nous obtenons l’accord du ministère des finances et, M. Palewski le sait comme moi, c’est toute la question.
Il me reste maintenant, ce qui n’a pas été fait au Sénat pour diverses raisons, à préciser, indépendamment de la discussion qui a précédé et qui va suivre et qui est nécessairement précise et technique, ce qui était l’intention du Gouvernement dans une loi dont le caractère historique tend de toute évidence à modifier le visage de la France.
Que la grande migration dans laquelle chacun voit l’un des caractères manifestes de notre époque mène simultanément à l’abandon du passé des villages et à la destruction du passé des villes, nul ne l’ignore, et l’on s’étonne qu’un nouveau texte législatif soit nécessaire pour y parer.
C’est que la notion de patrimoine national dans les nations d’Europe comme dans celles d’Amérique, comme au Japon, a subi une évolution profonde.
Au siècle dernier, le patrimoine historique de chaque nation était constitué par un ensemble de monuments. Le monument, l’édifice, était protégé comme une statue ou un tableau. L’État le protégeait en tant qu’ouvrage majeur d’une époque, en tant que chef-d’oeuvre.
Mais les nations ne sont plus seulement sensibles aux chefs-d’oeuvre, elles le sont devenues à la seule présence de leur passé. Ici est le point décisif : elles ont découvert que l’âme de ce passé n’est pas faite que de chefs-d’oeuvre, qu’en architecture un chef-d’oeuvre isolé risque d’être un chef-d’oeuvre mort ; que si le palais de Versailles, la cathédrale de Chartres appartiennent aux plus nobles songes des hommes, ce palais et cette cathédrale entourés de gratte-ciel n’appartiendraient qu’à l’archéologie ; que si nous laissions détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des lithographies romantiques, il semblerait que nous chassions de Paris le génie de Daumier et l’ombre de Baudelaire.
Or sur la plupart de ces quais au-delà de Notre-Dame ne figure aucun monument illustre, leurs maisons n’ont de valeur qu’en fonction de l’ensemble auquel elles appartiennent. Ils sont les décors privilégiés d’un rêve que Paris dispensa au monde, et nous voulons protéger ces décors à l’égal de nos monuments. C’est relativement facile. L’initiative privée est en train de transformer en appartements de luxe les modestes appartements des quais anciens. Juste à temps, car la façade intacte d’une maison ancienne appartient à l’art, mais l’intérieur intact de la même maison appartient au musée ou au taudis, et plus souvent au taudis qu’au musée.
Sauvegarder un quartier ancien, c’est donc à la fois en préserver l’extérieur et en moderniser l’intérieur, et pas nécessairement au bénéfice du luxe, puisqu’un certain nombre de maisons restaurées de l’îlot rive gauche sont destinées aux étudiants.
Une opération de restauration consiste à conserver au quartier considéré son style propre, tout en transformant les aménagements internes des édifices de façon à rendre l’habitat moderne et confortable.
La restauration concilie deux impératifs qui pouvaient paraître jusque-là opposés : conserver notre patrimoine architectural et historique et améliorer les conditions de vie et de travail des Français.
L’un ou l’autre peut sembler simple, l’un et l’autre s’avèrent peut-être assez difficiles.
La loi qui vous est proposée tend à appliquer systématiquement à ce patrimoine la méthode que l’initiative privée a employée avec succès dans quelques secteurs choisis.
Encore ne s’agit-il pas seulement de sauvegarder, mais aussi de sauver, car la plupart des maisons démolies ou, dans les campagnes, abandonnées le sont pour cause d’ancienneté. Or, s’il est raisonnable de démolir telles sinistres rues du XIXe siècle pour les remplacer par des H.L.M., il est déraisonnable de traiter de la même façon les rues de la Renaissance ou du XVIIe siècle.
Mais, à l’échelle du pays, l’initiative privée devient secondaire, sinon négligeable. Les problèmes posés par le quartier du Marais, plus encore par celui de la Balance, à Avignon, par tant d’autres, le montrent de reste.
Les sociétés immobilières trouveront sans peine des investissements plus profitables que la restauration de la Balance. Ce n’est pas à ces sociétés, c’est à la municipalité d’Avignon que le sort de ces quartiers pose un problème qui ne peut être différé. C’est à elle que l’État doit venir en aide, parce qu’elle est contrainte d’intervenir, de choisir entre le bulldozer et la restauration.
Mais la reconstruction, heureuse ou malheureuse, est assez facile, alors que sans la loi qui vous est proposée, vous savez bien que personne n’entreprendra la restauration.
C’est pourquoi ce projet de loi, qui doit tant à M. le Premier ministre Michel Debré, conjugue une protection, une organisation, un secours.
Aux quartiers menacés de Paris, la loi apporterait un soutien ; à ceux d’Avignon, une résurrection.
J’en rappelle rapidement les éléments essentiels.
Elle suppose d’abord une collaboration entre l’État et les municipalités qui sont également intéressées à son succès.
C’est à mon département, en relation avec celui de mon collègue de la construction, qu’il appartient de choisir les lieux qui appellent son application. Ce choix est établi après consultation de spécialistes.
Il peut advenir que la restauration doive être écartée, par exemple si le délabrement du quartier la rendait irréalisable. La destruction et la reconstruction s’imposeraient alors.
Il peut advenir aussi que la restauration se montre beaucoup plus coûteuse que la reconstruction, ou inversement.
Les secteurs sauvegardés choisis, il convient de fixer le programme à suivre établi lui aussi après consultation des spécialistes.
On dresse alors le plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur qui, dans le cadre du programme général, précise le détail des opérations à entreprendre, compte tenu de toutes les nécessités esthétiques et techniques, y compris les réseaux d’adduction d’eau, d’assainissement, d’électricité, de gaz, etc.
Ce plan dressé par un architecte, qui consulte tous les intéressés et d’abord le conseil municipal, est ratifié par décret en Conseil d’État.
Pour l’exécution, le premier rôle revient à la ville intéressée. C’est sa municipalité qui choisit les moyens d’exécuter la restauration préalablement définie. La ville peut agir directement en régie. Elle peut provoquer la constitution d’associations syndicales de propriétaire. Elle peut enfin appeler un organisme de rénovation ou le constituer.
C’est sans doute cette dernière formule qui sera le plus couramment utilisée, car elle permet d’associer largement les villes à l’effort de l’État. Cet organisme de rénovation doit s’entendre à l’amiable avec les propriétaires privés du secteur sauvegardé pour définir les conditions de restauration de leurs immeubles, soit que ces propriétaires considèrent l’organisme de rénovation comme leur mandataire, soit qu’ils lui vendent de leur plein gré les parcelles qu’ils possèdent. Il n’est recouru qu’exceptionnellement à l’expropriation. De telles opérations nécessitent le plus possible de concours et le moins possible d’autorité.
Telle est l’économie du projet qui devrait permettre à la France de protéger son passé autant qu’elle protégea ses chefs-d’oeuvre.
On pourrait dire : pourquoi tenir tant au passé ? Il est instructif de remarquer que personne ne l’ait dit ici, comme personne ne l’avait dit au Sénat. Car nous savons mal pourquoi nous tenons à notre passé, mais nous savons bien que nous y tenons et que toutes les nations tiennent aujourd’hui au leur, non pas lorsqu’elles y sont encore enrobées - elles aspirent alors à le détruire - mais lorsqu’elles se réclament passionnément de l’avenir.
C’est au nom de l’avenir qu’un tel projet de loi eût été combattu naguère : « Vivez avec votre temps, eût-on dît, et construisez des gratte-ciel au lieu de restaurer des maisons anciennes ».
Mais voici que les constructeurs de gratte-ciel emplissent leurs musées du passé de l’Europe ou de celui des Indiens, les constructeurs de Brasilia restaurent leurs villes baroques, l’Union soviétique restaure ses monuments byzantins mieux que ne le faisaient les tsars et aucun gouvernement chinois n’avait mis en place une archéologie comparable à celle de la Chine populaire de Pékin. New York est meublé de bureaux métalliques, mais aussi de salons du XVlIIe siècle. Notre faubourg Saint-Antoine fabrique plus de Louis XVI que de moderne.
Quel temps avant le nôtre avait vécu dans les meubles de ses prédécesseurs ? Le siècle des machines est le premier qui ait retrouvé tout le passé des hommes. Dans notre civilisation l’avenir ne s’oppose pas au passé, il le ressuscite. D’où une conséquence sur laquelle je voudrais attirer particulièrement votre attention.
Dans les secteurs auxquels s’appliquerait la loi, l’architecture moderne ne serait presque jamais en cause. Des intérêts privés peuvent défigurer par un building une admirable perspective ancienne, nous le savons ; mais la municipalité de Paris ne choisira pas d’élever des gratte-ciel en face de l’hôtel Carnavalet ou de l’hôtel Sully.
La municipalité d’Avignon n’avait pas envisagé la reconstruction qui devait suivre la destruction du quartier de la Balance selon le style du rond-point de la Défense, la Défense doit être moderne, la Balance ne doit pas l’être, chacun le sait, et la municipalité avait étudié une reconstruction en style provençal.
Or, les styles dans lesquels se fait la reconstruction des quartiers anciens sont presque toujours liés au passé par l’imitation ou par la recherche d’une parenté avec les immeubles d’accompagnement, si bien que le choix véritable des municipalités lorsque des quartiers anciens sont en cause - c’est-à-dire lorsque l’application du présent projet est en cause n’est le plus souvent qu’un choix entre la restauration et la pastiche.
L’opération bulldozer est légitime et même souhaitable lorsqu’il s’agit de reconstruire en moderne. Quand l’ancien entre en jeu, elle aboutit inévitablement à l’ersatz.
On conçoit mal un État qui refuserait de restaurer la Joconde et préférerait la brûler et la faire repeindre à la manière de Léonard.
Cet appel du passé - sur lequel vous êtes appelés a vous prononcer comme vos prédécesseurs l’ont été lors du vote des premières lois sur les monuments historiques - atteint aujourd’hui tous les pays. Même avec les meilleures intentions, ne laissons pas détruire les vieilles rues d’Avignon en un temps où la Pologne a reconstruit pierre par pierre la plus vieille place de Varsovie.
Je n’insisterai pas davantage. Je sais que je n’ai pas à vous convaincre du principe.
Quant à l’application, je retiendrai seulement deux points. Le premier concerne une certaine rigueur. Vous savez trop à quel ordre d’obstacles se heurte d’ordinaire une loi de cette nature, les hommes n’étant pas des saints, pour ne pas comprendre aussi qu’il vaut mieux ne pas laisser entrouvertes les portes que l’on est résolu à fermer.
Le second point est que je souhaite voir étudier d’urgence des programmes de restauration dont les bénéficiaires se trouvent être des citoyens défavorisés.
En commission, M. le président Pleven a bien voulu m’entretenir d’une restauration qui permettrait de transformer des édifices anciens de Bretagne en H. L. M. C’est à de tels symboles, lorsqu’ils deviennent des réalités, que nos amis étrangers reconnaissent la France qu’ils aiment. Au colloque international d’urbanisme de juin, le projet qui vous est soumis a été salué comme une loi pilote.
Mesdames, messieurs, à la première civilisation qui n’ait encore su créer ni ses propres temples, ni ses propres tombeaux, puissiez-vous être ceux qui feront du moins le don réel de son propre passé. C’est dans cet esprit que je vous demande d’aborder la discussion qui va suivre.
J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 67, 24 juillet 1962, p. 2775-2780.