Le caractère trompeur d’une expression aux usages multiples : « à l’identique »

Église Saint-Malo de Valognes © F. Malservisi
Église Saint-Malo de Valognes © F. Malservisi

Reconstruire, ou remplacer, « à l’identique » est une expression utilisée dans le domaine de la restauration du patrimoine comme dans celui des travaux ordinaires d’entretien. Apparue au cours de la première moitié du XXe siècle, l’expression identifie aujourd’hui des interventions très diverses. A-t-elle encore une quelconque utilité ?

Hôtel de Lamoignon, dans le quartier du Marais à Paris © F. Malservisi

Dans les textes consacrés à l’essor du mouvement de conservation au cours du XIXe siècle, l’expression « à l’identique » est utilisée pour identifier des réalisations qui seraient une reproduction fidèle d’un élément de référence, qu’il s’agisse d’un élément déposé ou disparu. Cet emploi anachronique d’une expression relativement récente et qui a changé de sens au cours de la deuxième moitié du XXe siècle pose pas mal de questions qu’il est important d’évoquer pour contribuer aux débats sur la préservation des qualités de notre environnement bâti. En effet, l’expression « à l’identique » n’est pas utilisée par les acteurs de la restauration avant le début du XXe siècle et, vraisemblablement, pas avant les discussions autour de la reconstruction après la Première Guerre mondiale. En 1917, quand Paul Léon publie Les monuments historiques, conservation, restauration1 , l’expression n’est pas utilisée dans le long chapitre consacré aux méthodes de restauration des monuments, où il s’agit de consolidations, de remplacements et de reproductions d’éléments détériorés ou disparus. En évoquant les difficultés techniques et les choix de projet, la notion de reproduction est clairement employée pour identifier la réalisation de nouveaux éléments ou de nouvelles parties d’édifices en reproduisant les formes générales et les dispositions connues des éléments disparus ou dégradés. L’écart entre la nouvelle réalisation et l’objet qui l’avait précédée est accepté, et même recherché, car les nouvelles parties se doivent d’être plus solides, sans dégradations ou imperfections.

Vers la fin du XIXe siècle, à travers la diffusion de nouvelles techniques constructives et un renouvellement des formes, le processus de modernisation de la production architecturale s’accélère et le domaine de la création de constructions neuves tend à s’éloigner progressivement du projet de restauration. Dans ce contexte, quelle attitude adopter en cas de destruction traumatique d’un monument ? Les exemples du campanile de la place Saint-Marc à Venise, qui s’écroule en 1902, et celui de la cathédrale de Messine, détruite par le tremblement de terre de 1908, nous informent sur l’état de la question au début du XXe siècle, quand le rôle culturel et sociétal du patrimoine monumental fait l’objet d’un consensus grandissant. Les options possibles sont, à ce moment, la création d’un nouvel édifice ou la reconstruction « com’era, dov’era » du monument. La deuxième option est retenue, à Venise comme à Messine, et se traduit par la reconstruction selon des formes qui se rapprochent de celles des édifices disparus, tout en apportant quelques modifications assumées et des solutions constructives modernes, masquées par les parements, notamment le béton armé destiné à assurer une meilleure tenue dans le temps. En France, le problème se pose après la Première Guerre mondiale à la suite des importantes destructions du patrimoine monumental dans les régions dévastées. Pour les monuments dont la valeur artistique et symbolique fait consensus le choix est similaire2 .

L’apparition de l’expression « à l’identique » n’est pas directement liée à la reconstruction des édifices protégés, principalement des églises, dont la reconstruction n’est pas l’urgence principale à la fin du conflit. C’est la reconstitution (terme privilégié dans les documents administratifs de cette époque) de l’ensemble de l’environnement bâti qui fait l’objet d’un intéressant débat sur la modernisation des territoires3 . La loi du 17 avril 1919 sur les dommages de guerre définit les modalités d’indemnisation des biens meubles et immeubles, basées sur la valeur du bien avant les destructions. Pour les édifices civils ou cultuels, les montants attribués devaient permettre « la reconstruction d’un édifice présentant le même caractère, ayant la même importance, la même destination et offrant les mêmes garanties que l’immeuble détruit »4 . Ce sont les acteurs de l’aménagement, souhaitant que la reconstruction devienne une expérimentation à grande échelle de la modernisation du territoire, qui ont vu dans ces dispositions législatives une contrainte regrettable, car elles avaient tendance à engendrer des reconstructions « à l’identique » et non pas à promouvoir des projets symboliquement et constructivement plus ambitieux.

Maison d’armateurs, place Chateaubriand, Saint-Malo Intramuros © S. Guignard

L’utilisation de l’expression commence à élargir son champ dans la reconstruction des édifices de culte, entreprise à la suite de la reconstruction des équipements publics. Au-delà des prises de positions marquées par le traumatisme des destructions, les églises protégées au titre des monuments historiques ont été restaurées intégralement, avec plus ou moins d’écart par rapport à l’état d’avant le conflit. Pour les autres édifices de culte non protégés, des projets de réfection selon les formes architecturales contemporaines ont été mis en œuvre. Ce sont ces intéressantes expérimentations, matérialisation d’une alternative possible à la restitution de l’état d’avant-guerre, qui, par opposition, ont dessiné les nouveaux contours de la reconstruction « à l’identique ». La reconstruction après la Seconde Guerre mondiale n’a fait que consolider cette versatilité de l’expression « à l’identique », désormais adoptée dans tous les projets qui ne proposaient pas des formes et des techniques résolument contemporaines et volontairement en contraste avec le bâti préexistant. Cette rapide mise en perspective permet de comprendre pourquoi la reconstruction du centre ancien de Saint-Malo a pu être définie comme une reconstruction « à l’identique », alors que le résultat final est bien éloigné du bâti et des tissus urbains préexistants. L’expression est à l’époque comprise par tous : une reconstruction « à l’identique » n’est justement pas identique aux édifices détruits, comme le jardin « à l’anglaise » est une création des paysagistes français s’inspirant de certains aspects qui caractérisent les parcs anglais. Pour les acteurs de l’époque, il s’agit de reconstructions mimétiques, qui reprennent les caractéristiques générales, celles appréciables avec un regard distrait, des ensembles disparus. L’emploi de techniques constructives modernes, l’utilisation d’éléments constructifs industrialisés, la modification de certaines dispositions intérieures ou extérieures, font partie d’un projet de reconstruction « à l’identique ».

Après presque un siècle de reconstructions et remplacements de toute sorte, la palette des interventions dites « à l’identique » s’est considérablement élargie, allant du remplacement d’une poignée de porte avec un modèle similaire à celui déposé, à la restitution de lucarnes et décors de toitures d’après des enluminures au château de Saumur, jusqu’à la reconstruction de la Frauenkirche de Dresde achevée en 2005. L’expression assume aujourd’hui des rôles très divers, selon le domaine d’utilisation. Dans le domaine de la restauration monumentale, l’usage s’est élargi en incluant, par exemple, la restitution d’une partie disparue sur la base d’un document graphique d’archives, gravure ou photo, auquel la restitution doit tenter de s’approcher. L’usage permet ici de renforcer, de manière assez impropre, la légitimité de l’opération. Dans le domaine plus large des interventions sur le bâti ancien, « à l’identique » attesterait que les dispositions principales des éléments déposés seront reproduites lors du remplacement des parties soumises à un entretien régulier (éléments de second œuvre ou surfaces de finition). L’expression peut ainsi comprendre des remplacements qui aboutissent à la mise en œuvre de nouveaux matériaux et de nouvelles solutions techniques pour atteindre le niveau de performance souhaité. Il est donc communément admis que l’on puisse remplacer « à l’identique » des menuiseries à simple vitrage par des menuiseries très performantes thermiquement. Dans ce cas, l’expression n’apporte aucune précision utile pour vérifier la pertinence historique ou technique d’un choix de projet. Son emploi tend, au contraire, à éviter toute motivation étayée des choix retenus. Dans les travaux de ravalement sur un bâti ordinaire, l’expression est largement utilisée pour se prémunir des avis négatifs dans les autorisations au titre du code de l’urbanisme. Un ravalement est présenté ainsi sans fournir de détails sur l’intervention envisagée, jusqu’à proposer d’improbables, sinon impossibles, isolations par l’extérieur dont il est assuré qu’elles aboutiront à une configuration « à l’identique de l’existant ».

Ces quelques exemples montrent les multiples usages d’une expression qui s’est prêtée et se prête à des interprétations trop diverses, selon les types de travaux décrits et le contexte. Les récentes déclarations sur la reconstruction de la flèche de Notre-Dame ont bien montré son inefficacité dans un débat complexe. Mais au-delà de ces chantiers emblématiques, d’autres débats sont en cours.

Les architectes, soucieux de la préservation de la qualité du bâti, sont appelés à relever le défi de l’entretien durable du bâti existant. Dans ce champ d’expertise et d’intervention, l’expression « à l’identique » risque de n’engendrer que des malentendus, sans contribuer aux réflexions et arbitrages qui sont nécessaires. Les mots, les rendus graphiques et les évaluations techniques ne manquent pas pour décrire avec précision les options possibles.

  1. Il s’agit de l’ouvrage fondateur dans l’historiographie du service des monuments historiques rédigé par Paul Léon, à l’époque chef de la division Architecture du sous-secrétariat aux Beaux-Arts : Léon, Paul, Les monuments historiques, conservation, restauration, Paris, Laurens, 1917, 380 p.
  2. Jean-Charles Cappronnier, Frédéric Fournis, Alexandra Gérard et Pascale Touzet, « L’Art sacré entre les deux guerres : aspects de la Première Reconstruction en Picardie », In Situ (En ligne), 12 | 2009, mis en ligne le 03 novembre 2009, consulté le 29 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/insitu/6151 ; DOI : 10.4000/insitu.6151
  3. Danièle Voldman,« La France d’un modèle de la reconstruction à l’autre, 1918-1945 », Living with History, 1914-1964, rebuilding Europe after the First and Second World Wars and the role of heritage preservation, la reconstruction en Europe après la Première et la Seconde Guerre mondiale et le rôle de la conservation des monuments historiques, Leuven, Leuven University Press, 2011, p. 61-71.
  4. « Loi sur la réparation des dommages causés par les faits de guerre », Journal officiel de la République française. Lois et décrets, 18 avril 1919, 4050-4058.
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