La restauration des monuments en bois au Japon, entre perpétuation formelle, et transmission

Neige sur le temple Zojoji (Shiba, Tokyo). Commandé par le ministère de la Culture pour célébrer la gravure sur bois, alors désignée comme
Neige sur le temple Zojoji (Shiba, Tokyo). Commandé par le ministère de la Culture pour célébrer la gravure sur bois, alors désignée comme “trésor culturel intangible” ou “patrimoine vivant” (Mukei Bunkazai). Publié par Watanabe Shozaburo, signé “Hasui”, sceau “Kawase”, graveur Sato Jurokichi, imprimeur Ono Gintaro; gravure sur bois polychrome sur papier shin-hanga, format oban Acheté en 2015, MA 12710. Source: Wikimedia Commons.

L’une des particularités de l’architecture au Japon est certainement le démontage périodique des édifices. Cette impermanence constructive tire ses origines de conditions climatiques difficiles, de spécificités structurelles liées à l’architecture en bois ou encore de pratiques religieuses ancestrales, comme la reconstruction périodique de certains sanctuaires shintō.

Soizik Bechetoille-Kaczorowski est docteure en Histoire des sciences et des techniques, diplômée du département des Sciences humaines et humanités de l’EPHE (École pratique des Hautes Études), architecte du patrimoine titulaire du DSA (Diplôme Supérieur d’Architecture) de l’École de Chaillot (Paris) et, depuis septembre 2016, chercheure à l’IFPO (Institut Français du proche Orient, UMIFRE 6 - MAEE - CNRS - USR 3135).

Cette particularité architecturale1 conduit à la formation dans le temps d’un socle de connaissances et à l’accumulation d’une grande quantité d’informations sur le bois et son comportement. La conservation des monuments en bois s’effectue donc de concert avec la préservation des techniques traditionnelles de charpenterie et l’utilisation d’outils consacrés.

Au Japon, le charpentier est un artisan hautement qualifié dont le rôle dépasse largement la seule construction des charpentes. Il a la responsabilité du chantier, de l’ossature en bois du bâtiment et de ses finitions, tant au niveau de la réalisation que de la conception. Il met en place l’appareil de soutènement via le système poteaux-poutres et gère toute la structure, parfois même jusqu’aux éléments de mobilier (en particulier dans les édifices religieux). Le charpentier japonais possède un savoir-faire qui le rend capable de décider des formes autant que de sélectionner le bois, de façonner les pièces et de les assembler. La fixation de la tradition architecturale par l’action conjointe des compétences-métier des charpentiers et des rituels religieux infléchit visiblement l’histoire générale des formes architecturales.

« La relation entre culture immatérielle et patrimoine culturel matériel, y compris les monuments et les sites qui constituent la cible de l’activité de l’Icomos, est si étroite qu’il est impossible de les séparer. La culture immatérielle produit des objets culturels tangibles nécessitant une culture immatérielle. Cette relation peut être comparée à une corde torsadée, mais ce n’est pas si simple. Ce devrait être notre tâche commune d’étudier cette relation »2 Cette citation d’Itō Nobuo3 montre la difficulté à fixer dans le temps une pratique culturelle et interroge le savoir-faire comme élément de préservation des techniques et de leur transmission.

Résidence de France au Japon : la résidence d’été de Chuzenji. Le terrain de la maison est loué au temple bouddhiste de Rinno-ji depuis 1908. Année 2000. © Martin Fraudreau- ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Au Japon, l’apprentissage de la charpenterie se fait traditionnellement dans une guilde, de maîtres à élèves. La qualité de la passation dans l’enseignement prime sur l’exécution des ouvrages auxquels l’apprenti charpentier aura pu participer. Autrefois, le jeune aspirant devait être introduit auprès d’un charpentier accompli, puis attendre une opportunité pour participer aux tâches quotidiennes. Les premières opérations se limitaient généralement à balayer le sol ou à aider à ranger le chantier afin de prouver son engagement et son intérêt pour le métier. Alors, seuls les outils rudimentaires lui étaient fournis. Une fois familiarisé avec l’équipement, le novice était autorisé à aborder un travail plus complexe. Si, aujourd’hui, la dynamique d’enseignement a changé, il n’en reste pas moins que si le maître et l’apprenti sont d’accord, une grande partie de l’approche traditionnelle peut encore être suivie. Contrairement à l’apprentissage occidental, il n’y a pas de structure formelle, ni aucune échelle de temps dans l’apprentissage japonais. Les entreprises proposent aujourd’hui des stages où sont dispensées les enseignements de base, et, récemment, quelques écoles ont vu le jour. Alors qu’à l’ère Meiji (1868-1912), cinq ans constituaient un minimum, un cycle de trois années est, de nos jours, acceptable. En réalité, cela dépend des individus : le formateur décide du terme de la formation au regard de la bonne réception et de l’adresse de l’apprenti.

La formation traditionnelle passe par l’usage des outils et par une pratique répétitive. Même si les outils électriques sont utilisés, la plupart des instruments de menuiserie sont actionnés manuellement, ce qui exige une certaine habileté. D’origine noble, le mot japonais désignant l’outil kōgu4 工具 porte en lui-même la dimension première que l’artisan japonais lui donne. Comme ailleurs dans le monde, la relation entre l’outil, l’artisan et l’objet construit a une évolution dynamique, où l’outil influence autant la nature des qualités constructives qu’il constitue une compréhension du matériau utilisé.

Japon, Kyoto. Le temple construit par Genchi dans l’ensemble religieux de Chion-in, XXe siècle. © Anonyme - ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

La conservation physique des objets architecturaux est passée, au début du XXe siècle, par l’usage d’une technologie occidentale visant à améliorer la longévité et à stabiliser la structure à préserver5 . Une deuxième vague de restaurations et de réparations, issue de la période de l’immédiat après-guerre, a inversé le mouvement et préconisé un retour à des pratiques de construction purement traditionnelles. Depuis, les interventions proposent de suivre, si possible, les moyens traditionnels, et invitent à la réversibilité des opérations de restauration, en association avec une technologie de pointe en lien avec les laboratoires de recherche sur les matériaux. L’intervention minimale est un idéal, même si dans certaines circonstances, un traitement plus lourd peut s’avérer nécessaire. La structure historique, aujourd’hui considérée dans son ensemble, fait l’objet d’une protection au même titre que certains éléments pourtant difficiles à conserver et qui ne faisaient pas l’objet du même soin auparavant : les panneaux de remplissage, les panneaux de protection contre les intempéries, les toits, les sols, les portes, les fenêtres, les finitions de surface telles que le plâtre, la peinture, les revêtements. S’il est nécessaire de les renouveler ou de les remplacer, les matériaux, les techniques et les textures d’origine sont eux aussi reproduits, autant que possible.

Pourtant, au-delà des enjeux de conservation des matériaux, c’est la perpétuation des formes dans le temps qui constitue le véritable Graal du charpentier japonais. La géométrie d’un bâtiment revêt une grande importance. Ainsi, le modèle de la pagode, par exemple, préexiste à la pagode6 . Le galbe d’un toit n’est pas déterminé par l’évaluation du « bon angle » selon le spécimen en présence : la silhouette générale du bâtiment est d’abord conçue dans une approche mathématique qui donne priorité à la combinaison des différents rapports (des dimensions relatives entre les parties et le tout), de sorte que le problème du report n’est plus qu’une question de maniement d’outil, et non de calcul et de conversion. Ce fait explique notamment les qualités de longévité des formes à travers leur transmission : le galbe d’un toit ayant pour origine la formule fondamentale, on peut reproduire le schéma indéfiniment.
L’art du kiwari (« stéréotomie » du bois)7 permet, par exemple, d’équilibrer le nombre des pièces et des mesures de la charpente selon des rapports de proportions basés sur la longueur de l’entrecolonnement et/ou sur la hauteur du poteau. Plus qu’une technique, la notion de kiwari est également utilisée comme critère esthétique d’appréciation de la forme d’un bâtiment et, dans le même temps, de son style et de son âge. On peut dire par exemple d’un bâtiment qu’il est de kiwari « large » ou « maigre », selon le rapport entre les composés de sa charpente et son volume d’encombrement maximal. L’idée de kiwari montre combien l’appréciation esthétique prend sa source au niveau des pratiques de construction et ce qu’elles supposent en termes de métier et de logique de corporation.

À l’impermanence inhérente aux matériaux mêmes des bâtiments vient s’ajouter l’idée d’une permanence de la forme dans le temps, consécutive de l’art de la stéréotomie japonaise.
À l’heure ou des sujets d’actualité comme la réparation et la conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris posent la question de l’importance des savoir-faire, l’exemple culturel japonais montre qu’il est possible de prendre en compte les techniques ancestrales pour reconstruire à partir de ce qui est déjà là.

Pour aller plus loin :

  • Bonnin Philippe, Nishida Masatsugu, Shigemi Inaga (dir.), Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, 2014.
    Voir notamment les notices de :
    . Bechetoille Soizik, « Bunka isan » 文化遺産 (le patrimoine culturel), p. 62.
    . Bechetoille Soizik et KUMI Eguchi, « Bunkazai » 文化財 (le bien culturel), p. 63-65.
    . Bonnin Philippe et Watanabe Kazumasa « Kikujutsu » 規矩術 (l’équerre et le compas), p. 255-256.
    . Hladik Murielle, « Mujō » 無常 (l’impermanence), p. 356-358.
    . Bechetoille Soizik, « Shūfuku » 修復 (la restauration), p. 456-457.
    . Bechetoille Soizik, « Tō/ tōba » (la pagode), p. 496-498.

  • Coaldrake William Howard Coaldrake, The Way of the Carpenter: Tools and Japanese Architecture, Pennsylvanie, Weatherhill, 1990.

  • Cluzel Jean-Sébastien et Masatsugu Nishida (dir.), Le sanctuaire d’Ise - récit de la 62e reconstruction, Bruxelles, Mardaga, 2015.
    Voir notamment :
    . Zentarō Yagasaki, « Le caractère transitoire de l’architecture japonaise : déplacements, ajouts, reconstructions », p. 97.

  • Fiévé Nicolas (dir.), Atlas historique de Kyōto - analyse spatiale des systèmes de mémoire d’une ville, de son architecture et de ses paysages urbains, Paris, Éd. de l’Amateur/Unesco, 2008.
    Voir notamment :
    . Fiévé Nicolas, « La protection des sites inscrits sur la Liste du Patrimoine mondial de l’Unesco », p. 301-306 ; « La conservation du patrimoine et la préservation du paysage face au développement urbain », p. 307-314 ; « Glossaire des termes d’urbanisme », p. 487-493.
    . Fiévé Nicolas et Yamasaki Masafumi, « La conservation des édifices classés au rang de bien culturel », p. 293-300.

  • Larsen Knut Einar (éd.), Nara Conference on Authenticity (nov. 94), publié par Unesco World Heritage, Agency for Cultural Affairs (Japan), Iccrom, Icomos, Trondheim, Tapir Publishers, 1995.
    Voir notamment :
    . Itō Nobuo 伊藤延男, « “Authenticity” Inherent in Cultural Heritage in Asia and Japan », p. 35-46.
    . Nishimura Yukio ニシムラユキオ, « Changing Concept of Authenticity in the Context of Japanese Conservation History », p. 68-72.
    . Choay Françoise, « Sept propositions sur le concept d’authenticité et son usage dans les pratiques du patrimoine historique », p. 101-119.

  • Larsen Knut Einar, Architectural Preservation in Japan, Trondheim (Norvège), Icomos International Wood Committee - Tara Publishers, 1994.

  • Mertz Mechtild, Wood and Traditional Woodworking in Japan, Ōtsu 大津 (Japon), Kaiseiha press, 2011.

  1. Voir Murielle Hladik, « Mujô, l’impermanence », dans Philippe Bonnin, Masatsugu Nishida, Inaga Shigemi (dir.), Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS, p. 356-358.
  2. Traduction par l’auteur de « The relationship between intangible culture and tangible cultural heritage, including monuments and sites which constitute the target of the Icomos activity, is so close that it is impossible to separate. Intangible culture produces tangible cultural objects which require intangible culture. This relationship may be compared with the twisted rope, but is not so simple. It should be our common task to study this relationship ». Itō Nobuo, « Heritage places and living traditions » dans Intangible Cultural Heritage involved in Tangible Cultural Heritage (Session A3) (en ligne), https://www.icomos.org/victoriafalls2003/papers, publié en 2003, consulté en août 2018.
  3. Itō Nobuo (1925 - 2015) est diplômé du Département d’architecture de l’Université de Tokyo en 1947. Inspecteur principal au département de la protection des biens culturels de l’Agence des affaires culturelles du Japon, puis directeur général de l’institut national de recherche sur les biens culturels de Tokyo, il a été membre du Conseil de l’ICCROM de 1983 à 1990, et membre exécutif de l’Icomos Japon de 1987 à 1993. Il a été nommé membre honoraire de l’Icomos en 2005 et a reçu prix Gazzola de l’Icomos en 2011. Itō Nobuo a contribué à la ratification par le Japon de la Convention du patrimoine mondial en 1992 et a été l’organisateur et l’un des principaux orateurs de la Conférence internationale d’experts sur l’authenticité à Nara (Japon) en 1994. Le Document de Nara sur l’authenticité qui en a résulté a été reconnu comme un nouveau paradigme dans les politiques internationales de conservation, particulièrement en ce qui concerne le patrimoine mondial.
  4. Kōgu : outil, ustensile. Lorsque ce terme a été adopté au Japon, il ne signifiait en rien « outil de charpentier » mais désignait un instrument important du rituel bouddhique, ainsi que d’autres objets nécessaires aux rituels, comme des vêtements ou des tapis de prière.
  5. Voir chapitre 2, partie 3, Synthèse des méthodes de restauration depuis l’ère Meji : l’exemple du Tōdai-ji, dans Soizik Bechetoille, Reconstructions et restaurations des monuments en bois - les techniques traditionnelles du japon face aux enjeux de la modernisation, de la construction du sanctuaire de Heian à Kyoto (1894) à la reconstruction du pavillon de l’Ultime Suprême de l’ancien palais impérial de Nara (2010), thèse de doctorat de l’EPHE (École Pratique des Hautes Études) soutenue à Paris le 21/12/2018, p. 135-158.
  6. Soizik Bechetoille, « tōba » (la pagode), dans Philippe Bonnin, Masatsugu Nishida, Inaga Shigemi (dir.), Vocabulaire de la spatialité japonaise, op. cit., p. 496-498.
  7. Philippe Bonin et Kazumasa Watanabe, « Kikujutsu » (l’équerre et le compas), dans Vocabulaire de la spatialité japonaise, op. cit., p. 255-256.
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