Val de Loire troglodytique

Comment mieux habiter la nature qu’en vivant dans la roche-mère, à l’intérieur du site ? À l’heure du retour à la terre, les nouveaux ruraux se sentent attirés par un mode de vie ancestral et délaissé : l’habitat troglodyte, celui qui sculpte le vide.

Il faudrait inventer la notion de patrimoine invisible. Débordés par l’immensité des problèmes à régler en surface -églises et palais à entretenir, sites urbains à aménager en douceur-, les protecteurs du patrimoine bâti se rétractent : ils hésitent à aborder un domaine caché, celui des habitats, chapelles, grottes, caves et manoirs troglodytes. Il est pourtant une région française qui en détient la palme à l’échelle du continent.

Le Val de Loire est, bien sûr, un site fluvial exceptionnel par l’intensité gracieuse de ses pages d’histoire déployées et par l’étonnant maintien d’un paysage quasi sauvage allié intimement à la savante algèbre des châteaux et manoirs qui ponctuent son cours. À y regarder de plus près, sur environ deux cents kilomètres, ses rives offrent aussi des fronts de coteau blancs et gris, parfois masqués par une végétation légère, souvent percés de mystérieuses ouvertures, irrégulières ou joliment ouvragées. On remarque parfois des fenêtres à meneaux, inattendues sur la face mouvementée de la roche calcaire. Ce sont les signes discrets des habitats troglodytes qui, par nature, aiment se cacher et ne se révèlent qu’au promeneur attentif.

Un habitat dérobé

« Cet élément du paysage et de son histoire a été déterminant dans le classement Unesco du Val de Loire obtenu en 2000 au titre du patrimoine culturel », indique Yves Dauge, adjoint au maire de Chinon, ancien sénateur et ardent défenseur du patrimoine de ce “pays” pour lequel a été créé en 1996 le parc naturel régional Loire Anjou Touraine : cent quarante-et-une communes entre Azay-le-Rideau et Saumur, sans oublier Chinon, sur la Vienne, une cité issue du rocher.

À la mission Val de Loire Unesco (Tours), Myriam Laidet, géographe, précise: « Dès les premiers siècles, les habitants ont eu un double mouvement à l’égard du fleuve nourricier. Ils s’en approchaient pour en tirer bénéfice et se retiraient vers les coteaux, à l’écart des caprices fluviaux. » Roche calcaire très blanche, le tuffeau donne sa tonalité immaculée à toute la région. Facile à travailler mais sensible à une érosion rapide, il est donc commun au site et à l’architecture : unité de lieu, unité de teinte. Constamment utilisés ou habités jusqu’au XXe siècle, les espaces souterrains, souvent d’anciennes carrières, ont d’abord été l’habitat de migrants et de mariniers, puis ils ont été considérés comme l’habitat des pauvres, de ceux qui ne pouvaient pas s’établir mieux. « On a vu, il y a vingt ans, le mouvement s’inverser à la faveur des idées écologiques. De nouveaux venus, ex-soixante-huitards ou non, ont investi ces espaces pour leur originalité, le calme et le silence, la retraite qu’ils permettent. » C’est l’observation d’un connaisseur, Bernard Tobie, ancien professeur d’histoire, l’un des artisans du regain d’intérêt actuel. Depuis 2009, l’association Carrefour Anjou-Poitou-Touraine qu’il préside organise en juin des Rendez-vous troglos qui attirent vingt-cinq mille visiteurs dans deux cents sites répertoriés : caves vigneronnes, habitations privées, restaurants et hôtels, chapelles et ermitages.

De Blois à Vouvray, la Loire a découpé la falaise sur la rive droite, les caves sont exposées au sud : à partir de Vouvray, les troglodytes s’ouvrent vers le nord. À peu de distance de la falaise, des maisons carrées très compactes, au toit à une pente, se retournent vers le sud et vers la roche qu’elles viennent de quitter. Un processus de développement dans le temps caractéristique de cet habitat, précise Édouard Segalen. Jeune architecte au Parc naturel régional, dont le siège est à Montsoreau , il met au point, avec les collectivités locales, des projets de développement innovants à l’échelle des villages.

Ainsi, projet public, le village des artisans d’art de Turquant a permis à une dizaine de sculpteurs, artisans et artistes de s’installer dans les caves réaménagées. Ici, pas de faux- semblant : le système d’aération en continu indispensable au maintien d’un air salubre laisse apparaître un tuyau d’évacuation qui serpente sous la voûte et soutient les éclairages de type loft. Pas de faux-vieux, on vit dans les grottes, mais on vit avec son temps ! Parmi les nombreuses initiatives privées suscitées par le patrimoine troglodyte, au manoir de la Vignole (XVe siècle), à Turquant, les propriétaires, Jacques et Monique Bartholeyns, ont aménagé des chambres dans la falaise, mais aussi une piscine sous la voûte.

Les “troglodytes de plaine”

À Doué-la-Fontaine, à quinze kilomètres au sud-ouest d’Angers, rien ne permet de deviner l’ampleur et la beauté de l’architecture souterraine, qui dresse ses ogives à vingt mètres de hauteur. Le centre des Perrières, qui appartient à la commune de Doué-la-Fontaine (sept mille huit cents habitants), est dirigé par un passionné, Laurent Aubineau, et reçoit plus de douze mille visiteurs par an, ainsi que quatre mille scolaires en classes patrimoine. Lorsqu’on suit le parcours aménagé pour les visiteurs, on se félicite qu’il reste extrêmement sobre, agrémenté de quelques panneaux d’information sur les métiers et la géologie et, surtout, remarquablement mis en lumière avec beaucoup de simplicité. Le temps de s’imprégner de la noblesse des formes ogivales des chambres successives, du caractère régulier et proportionné des percements : cette beauté singulière s’explique par l’adéquation entre les méthodes ouvrières et la résistance du milieu.

En effet, les paysans ne se livraient au métier de “perreyeux”, comme l’indique Bernard Tobie, qu’en hiver. Ils ménageaient une ouverture, une sorte de boutonnière dans leur champ, descendaient progressivement avec de simples échelles pour tailler la paroi de falun en élargissant la cavité peu à peu, et s’arrêtaient au moment d’atteindre la nappe phréatique. Au printemps, ils refermaient et retournaient aux champs ! L’ancienne mer des faluns, qui avait fait de l’actuelle Bretagne une île, avait laissé là, il y a dix millions d’années, un rivage de sédiments marins, pierre dorée truffée de coquillages, sur vingt-cinq mètres de profondeur… En parfait accord avec la géologie, les parois sont doucement obliques pour “tenir”, et nous bénéficions d’une “construction” par soustraction qui évoque pour nous des “cathédrales” : un monde à l’envers, qui garde toute sa splendeur.

Depuis vingt-cinq ans, l’État et les collectivités ont pris part à la mise en valeur du site : un centre du Patrimoine a été construit à l’intérieur d’une petite partie du domaine, avec une belle cour ensoleillée. Une soixantaine d’enfants peut être accueillie pour une “immersion” complète pendant une dizaine de jours dans cet étonnant patrimoine, qui témoigne de l’inventivité des hommes dans leurs rapports avec la nature et l’harmonie qui peut en résulter.

Michèle CHAMPENOIS
Journaliste

Dans le même dossier