Ville et nature, quelques divorces et un mariage de raison

Cité idéale d’Urbino 1480-1490 ; auteur inconnu (longtemps attribué à Pierro della Francesca),  Galleria Nazionale delle Marche, Palais ducal d’Urbino. Source Wikimedia.
Cité idéale d’Urbino 1480-1490 ; auteur inconnu (longtemps attribué à Pierro della Francesca), Galleria Nazionale delle Marche, Palais ducal d’Urbino. Source Wikimedia.

La ville, ce n’est pas la nature. L’histoire culturelle des relations entre la ville et la nature est une histoire intense, conflictuelle et chaotique mais aussi passionnelle.

Lorsque la ville grandit, elle détruit des espaces vierges, dans un processus que l’on appelle aujourd’hui l’artificialisation des sols et l’étalement urbain ; elle fabrique des limites qui sont autant de balafres dans des territoires auparavant sans ruptures ; elle impose au monde des récits humains ou le sacré le dispute au politique, comme avec le pomerium, sillon primitif de la fondation de Rome. Entre la ville et la nature se joue ainsi un drame continuel de définition contradictoire et complémentaire d’un dedans et d’un dehors. Culturellement, le rapport ville-nature est donc une histoire de divorces successifs. Mais ces divorces sont tristes, car la ville porte en elle comme un fardeau ses propres principes fondateurs : elle est une invention issue de l’ingéniosité humaine, un éloignement volontaire de la nature, un objet sans enracinement dans le temps long de la planète. Pour la nature, la ville est un monstre. C’est la raison pour laquelle des compromis sont recherchés et que les parcs et jardins urbains, qui sont les formes les plus intéressantes et pensées de ces compromis, sont à la fois les aboutissements et les témoins d’une recherche perpétuelle de conciliation.

La ville comme projet assumé de fuite hors de la nature

Gustave Doré, Le petit Poucet, illustration du conte de Charles Perrault, 1862. BNF, Paris. Source: Wikimedia Commons

Dans l’imaginaire collectif, la nature n’est pas d’abord un havre de paix : c’est essentiellement un monde dangereux et hostile dont il faut se préserver. Dans les contes populaires, la forêt est l’endroit du danger, où s’embusque le loup : la chèvre de M. Seguin s’éloigne trop de sa bergerie et elle en meurt ; c’est bien dans une forêt que le petit Poucet et ses frères sont perdus. La forêt est avant tout un endroit sombre, où se trouvent des formes de vies menaçantes, qui ne l’ont pas quittée. La nature à l’état sauvage est peut-être belle, elle est capable de faire rêver, mais elle recèle de l’inconnu, donc du danger. Le jardin d’Éden n’est accueillant que dans l’ignorance : une fois goûté le fruit du savoir, tout devient inquiétant et la punition est inéluctable. Lorsque la ville elle-même devient dangereuse et impénétrable, elle devient une « jungle urbaine », c’est-à-dire un lieu aussi dangereux que la jungle naturelle.

Jan Brueghel l’Ancien et Pierre Paul Rubens. Le jardin d’Eden et la chute de l’homme. 1617. Musée Mauritshuis, La Haye

Les hommes qui vivent dans la nature sont souvent considérés comme des primitifs qui n’auraient pas transcendé leur humanité en faisant l’effort de quitter leur berceau. Ceux qui vivent en ville, en revanche, se voient comme pleinement humains et s’adonnent à des occupations nobles : ils échangent, apprennent, sociabilisent, mutualisent leurs efforts. Au Moyen Âge, c’est bien en ville que se concentrent les universités, les foires, les marchés, les ateliers ou les églises. La ville est le lieu du progrès et de l’épanouissement, le reflet de la splendeur du travail des hommes ; l’artifice s’y donne en spectacle, faisant de la ville une véritable scène où s’affichent les preuves de la civilisation. La ville offre également une sécurité propice à l’épanouissement : les remparts qui en constituent les limites protègent aussi bien des loups descendant des montagnes que des barbares.

La cité idéale est rationnelle et minérale

Expression de la maîtrise et du pouvoir, la ville poursuit ainsi une quête : il s’agit pour elle de s’affirmer toujours davantage sur son territoire et la perfection ultime doit être recherchée en dehors de la nature, afin de rompre définitivement tout lien avec elle. La ville idéale est alors le fruit du travail de la raison et sa construction ne laisse pas de place au hasard, aux aléas et à la spontanéité, qui appartiennent tous trois au registre de la nature ; il ne peut s’agir que d’une réflexion intellectuelle qui pousse à son paroxysme un objectif de rationalisation. La ville idéale est aussi une ville minérale. Si la géométrie règne sur la conception de plan de ville en raison de sa capacité à faire la démonstration d’une maîtrise de l’espace, la ville idéale se construit en opposant minéral et végétal. Être minéral, c’est être capable de tenir la nature à distance.

Rockefeller Center, the Radio City Buildings, New-York, 1939, Irving Underhill. Source: Pinterest.

Ainsi, lorsque l’Athènes classique déploie sa puissance au Ve siècle avant Jésus-Christ, c’est sur l’Acropole qu’elle l’affirme, remodelant un abrupt naturel à sa manière, le couvrant de marbre et de constructions immédiatement reconnaissables. De la même manière, la cité idéale d’Urbino, modèle théorique de la cité de la Renaissance, longtemps attribuée à Piero della Francesca, montre une ville dans sa perfection mathématique, ordonnée selon une perspective savante : la nature est rejetée en arrière-plan et quelques plantes grimpantes renforcent par la rareté de leur présence la sensation de pure minéralité. Cette volonté de contrôle se retrouve jusqu’au XXe siècle dans les grandes perspectives du modernisme ou encore dans le projet hors-sol manhattanien tel que décrit par Rem Koolhas dans son manifeste de 1978, Delirious New York.

La ville contre-nature

Mais attention : à force de rechercher une pureté rationnelle fondée sur l’ingéniosité humaine, la ville construite se retrouve aux prises avec une aspiration culturelle paradoxale – un nouveau divorce. Car, par définition, ce qui est hors de la nature n’est pas naturel : de l’ingénierie au monstre contre-nature, il n’y a qu’un pas.
Monstre séparant l’homme de la nature bienveillante, la ville doit donc aussi, et c’est paradoxal, être condamnée comme source de tous les maux. C’est sur elle que s’abattent les châtiments, car la ville est corruption et doit être détruite. La Bible, qui s’ouvre sur la Genèse et un jardin, celui d’Éden, se clôt sur l’Apocalypse et la destruction de Babylone. Le message est clair : la ville est démoniaque, orgueilleuse, impure et il faut clore un cycle.
Dès-lors, dans un retournement de situation complet, le salut passe par l’abandon : il faut quitter la ville et retourner à la nature, qui devient salvatrice lorsque la ville est synonyme de mort. Ainsi, pour survivre à l’épidémie de peste, les personnages du Décameron de Boccace se retirent à la campagne, loin d’une Florence décrite comme putride et dangereuse. La description que Boccace offre de Florence est terrifiante, comme un piège qui se referme. Cette fois, c’est la nature qui devient refuge.

Un mariage de raison

Pour sortir de ce paradoxe stérile, il a fallu, dès les origines, réfléchir à une troisième voie et le travail d’insertion de la nature dans la ville, comme celui de l’insertion de la ville dans son contexte naturel, au-delà de simples ajustements, a parfois été réellement placé au centre des réflexions et des aménagements urbains.
Ainsi, par exemple, les cités-jardins constituent une expérience originale et fondatrice. Si le propos d’Ebenezer Howard, dans son livre A Peaceful Path to Social Reform paru en 1898, n’est pas réellement la nature, puisque ses objectifs sont sociaux, hygiénistes et moraux, il n’en reste pas moins que le recours à la nature en ville se trouve au cœur de toute la stratégie d’aménagement qu’il propose.

Frank Lloyd Wright, Brodacre City, 1936, MoMA, New York

Il est aussi possible de citer les travaux de Franck Lloyd Wright sur la question, avec un urbanisme qui souhaite trouver sa place entre la problématique de la ville monstrueuse et celle de la nature bienveillante : si la ville industrielle aliène l’individu par l’artifice et le brutalise, c’est bien dans l’harmonie avec la nature que l’homme peut s’épanouir. À partir de ces principes, Franck Lloyd Wright imagine en 1936 le projet Broadacre-City. Il s’agit d’un plan et d’une maquette proposant un établissement idéal dépassant les notions de ville et de campagne. Dans le projet, la cité est ouverte, les fonctions urbaines sont dispersées et noyées dans la nature ; l’espace urbain respecte la topographie des lieux, les bâtiments s’intègrent à leur contexte et l’architecture se plie aux contraintes naturelles. Soulignant l’attention particulière de ce travail au lien entre la ville et la nature, Françoise Choay, dans son livre paru en 1965, L’urbanisme, utopies et réalités, le qualifie d’« urbanisme naturaliste ».

Et les jardins urbains ?

Les jardins urbains, ceux du quotidien comme les jardins plus remarquables, qu’ils soient classés, historiques ou patrimoniaux, ont ceci en commun d’incarner un accord entre le temps long de la nature et le temps plus court de la construction et de l’artifice, celui de l’homme. Espaces façonnés mais aussi lieux de biodiversité, les jardins incarnent une forme d’équilibre, dont l’homme constitue le point central. Le jardin se situe par principe à une croisée des chemins, entre nature et culture. Les jardins urbains sont ainsi des lieux décisifs dans la perception que les citadins peuvent avoir des relations entre la nature et l’artifice. Aujourd’hui, alors que le réchauffement climatique vient poser des questions nouvelles à la conception et à la préservation de ces espaces particuliers, il est important de se souvenir qu’au-delà d’un récit inscrit dans une époque, dans le temps court de la conception initiale, les jardins sont aussi des lieux capables de travailler avec le vivant.
Ainsi, dans la longue histoire du couple culturel que forment la ville et la nature, de divorces assumés en mariage de raison, les parcs et jardins urbains sont sans doute l’expression la plus aboutie de cette relation passionnelle et, finalement, fusionnelle.

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