Faut-il raser les lotissements de l’après-guerre ?

Cité du Merlan, Noisy-le-Sec, 56 prototypes de maisons individuelles préfabriquées, 1946, plan-masse.
Cité du Merlan, Noisy-le-Sec, 56 prototypes de maisons individuelles préfabriquées, 1946, plan-masse.

Ce titre volontairement provocateur est un clin d’œil fait en référence à l’émission « Droit de réponse » animée par Michel Pollack du 23 janvier 1982, intitulée « faut-il raser les grands ensembles ». Cette émission posait le problème de la rénovation ou de la destruction des grands ensembles, mais mettait aussi en cause la politique mise en œuvre pour la construction d’habitations individuelles, avec en accusation les célèbres « Chalandonnettes ».

Les grands ensembles ont mobilisé le débat de la rénovation urbaine depuis les années 70 et continuent encore aujourd’hui. Ces formes urbaines symbolisent de façon obsédante la politique publique menée en France pendant les Trente Glorieuses et obèrent en même temps la politique menée d’abord par l’État et puis par les collectivités territoriales après les lois de décentralisation, en faveur des groupements de maisons individuelles. Depuis la reconstruction, s’est bâtie une histoire parallèle encore assez mal connue, celle de l’habitat collectif horizontal, Le nombre de lotissements et de maisons individuelles s’accroîtra nettement dès la fin des années 70, en réponse au rejet des grands ensembles et transformant ainsi le paysage périurbain et rural. Dans une enquête fameuse de Télérama publiée en février 2010, intitulée « comment la France est devenue moche » les choix politiques et économiques étaient mis en cause, notamment parce qu’ils ont permis de développer les quartiers pavillonnaires, « le tartinage des lotissements au kilomètre » selon la formule de l’urbaniste Bruno Fortier.

Alors faut-il raser les lotissements qui défigurent nos paysages et empiètent sur les terres agricoles ? La question n’a jamais vraiment été posée en des termes aussi radicaux, heureusement, même si des disparitions d’envergure ont eu lieu ou sont en cours comme à Chartres, la Cité expérimentale « le quartier de Rechèvres » construite en 1951 par les architectes Robert Camelot, Jacques Rivet et Luc Sainsaulieu, qui ne conserve que quelques maisons, totalement transformées. Mais le plus courant n’est pas la disparition pure et simple mais la dénaturation, d’autant plus radicale que les architectures s’éloignent de la banalité. Beaucoup de lotissements illustrent cette pratique, on peut notamment citer la Cité Bellevue à Creutzwald d’Émile Aillaud, réalisée entre 1945 et 1947 ou encore Bernon Village, construit à Epernay en 1971, dont les architectes sont Jacques Chenieux et Christian Trudon et le paysagiste Jacques Sgard.

Quartier de Rechèvres, Chartres, Robert Camelot, Jacques Rivet, Luc Sainsaulieu, architectes, 200 logements sociaux, 1951-1953. Plan et façade d’un pavillon T3. © Arch. Dep. D’Eure-et-Loir. Album de photographies réalisé suite à la visite de la commission de la Reconstruction de l’Assemblée nationale le 12 juin 1952 en Eure-et-Loir. 21 Fi NC 3, reproduction réalisée par l’Atelier de numérisation des Archives départementales

Il est temps de reconnaître que la politique mise en œuvre par l’État en faveur de la construction individuelle n’est pas un pan mineur de l’histoire de l’architecture de l’après-guerre mais en est un maillon important porteur de pratiques innovantes tant sur le plan de l’urbanisme que de l’architecture.

Une politique de l’État en faveur de l’habitat individuel continue et innovante : des « chantiers d’expériences » au concours Chalandon en passant par les Villagexpo.

Dès 1949, dans le cadre de la reconstruction, les « chantiers d’expériences » sont lancés à l’initiative de Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU). Des chantiers sur le collectif vertical mais aussi sur l’horizontal, qui seront de véritables projets innovants du point de vue de l’architecture et de la construction. Le plus connu et emblématique est la Cité expérimentale du Merlan à Noisy-le-Sec qui permet à des constructeurs français et étrangers de présenter différents procédés de construction mettant en œuvre les matériaux les plus divers. Le défi est technique et des projets venant d’entreprises des États-Unis, du Canada, de la Suisse, de la Grande-Bretagne, de la Suède, de la Finlande se joignent à ceux d’industriels français.

Cité du Merlan ; construction de la maison Brissonneau et Lotz. © MRU

Cette exposition de maisons sera répétée plusieurs années plus tard avec la construction des « Villagexpo », dans les années 60 qui seront des expérimentations urbaines et architecturales avec des exigences de qualité et déjà de densité. Le premier à être réalisé sur les cinq qui verront le jour à travers toute la France est celui de Saint-Michel-sur-Orge dans l’Essonne. Il est issu d’un concours pour la réalisation de villages urbains en région parisienne voulu par Paul Delouvrier en 1962. Le plan d’urbanisme d’ensemble est conçu par les architectes lauréats du concours, Michel Andrault et Pierre Parat, et les plus importants constructeurs industriels sont présents. Le lotissement est inauguré en 1966 et certains architectes, tels que Philippe et Martine Deslandes et Jean-Pierre Watel font la démonstration de la possibilité de mettre en œuvre dans des coûts de construction contraints et avec des procédés de construction définis, des architectures remarquables.

Vue aérienne du villagexpo de Saint-Michel-sur-Orge en construction ; 187 maisons individuelles en accession sociale, 22 équipes d’architectes, 1966, Pierre Parat, Michel Andrault architectes. Source : Ministère de l’Équipement.

L’État, à partir des années 1970, réoriente sa politique et ses crédits vers l’aide aux ménages qui veulent accéder à la propriété individuelle. Le ministre de l’Équipement, Albin Chalandon lance en 1969 un nouveau concours le « Concours International de la Maison Individuelle » (CIMI) plus connu sous le nom de « concours Chalandon » qui ne propose pas des prototypes à petite échelle, à la différence des « Villagexpo », mais des ensembles de 250 maisons minimum. Ces opérations ont toujours pour objectif d’être innovantes et d’améliorer les conditions de l’habitat mais avec l’ambition d’une expérimentation à grande échelle. Ce concours a pour perspective la mise en chantier, pour chaque groupe lauréat, d’un minimum de 7 500 maisons sur la période 1970-1972. Pour répondre à la volonté de mettre cette production à la portée d’un grand nombre de ménages, le coût de construction a été abaissé au détriment de la qualité, ce qui a entraîné dans beaucoup de lotissements réalisés, des malfaçons pour aboutir à ce que l’on a appelé le scandale des « Chalandonettes ».
En terme d’architecture, la médiocrité côtoiera l’excellence. Là encore l’architecte Philippe Deslandes réalisera des opérations très intéressantes, comme la résidence « Pré-Yvelines » à Élancourt, mais qui n’échappera pas à la maladie chronique des « Chalandonnettes » : les malfaçons.

Maison « Piston » en construction, au sein de la résidence Pré-Yvelines à Élancourt, Philippe et Martine Deslande architectes ; 200 logements individiuels en accession à la propriété, 1963-1973. © DR
La Roche-Clermaut, Indre-et-Loire ; 24 logements individuels HLM, 1981-1985, atelier Lucien kroll architecte. Vue d’un groupement de maisons. © Sandrine Marc

Le paysage périurbain que l’on connaît aujourd’hui est en partie la conséquence de ces expérimentations mais l’augmentation du nombre de lotissements, avec certainement une innovation moins prononcée et une qualité architecturale au regard du nombre, plus discrète. Malgré tout, des architectes tels que Lucien Kroll, Jacques Hondelatte, Jean Guervilly pour ne citer qu’eux, ont su imposer la qualité architecturale, sortir de la banalité, et s’inscrire dans un paysage ou même en fabriquer un.

Une connaissance et une reconnaissance à construire des groupements de maisons individuelles et le périurbain à reconsidérer.

Parce que les démolitions, les réhabilitations de lotissements devraient s’accélérer dans les années à venir… Dans nombre de cas, il sera nécessaire de faire des transformations techniques et spatiales autant des habitations que des espaces extérieurs. Il faudra en particulier répondre aux exigences nouvelles de confort, satisfaire au besoin d’économie d’énergie, notamment par l’isolation thermique, et aussi permettre de nouveaux usages. Des chantiers en perspective, qui, pour beaucoup devront se faire en tenant compte de l’esprit de la conception pour sauvegarder les qualités de l’existant. L’exemple des réhabilitations ratées des grands ensembles devraient nous aider à miser sur la connaissance pour éviter le pire.

Ensuite parce que l’engouement pour l’individuel ne se démentira certainement pas. En conséquence, le périurbain qui est déjà une composante importante des territoires constituera un défi majeur à venir pour les acteurs de l’urbanisme et de l’architecture afin que les habitants accèdent enfin à un cadre de vie de qualité. Dans un monde de plus en plus complexe, il ne peut plus y avoir de modèle unique. À l’avenir, les réponses à apporter pour la construction de lotissements devront être diversifiées et de qualité. Un enjeu en particulier sera d’échapper à la banalisation, conséquence des réhabilitations standardisées. La connaissance et l’analyse des expériences du passé sont donc essentielles, d’une part pour nous éviter de reproduire les mêmes erreurs et d’autre part pour nous permettre de nous inspirer des réussites architecturales, sociales et culturelles.