Le patrimoine architectural de la France au temps de Charles de Gaulle et d’André Malraux

En janvier 1961, Pierre Sudreau, ministre de la Construction, présente au président de Gaulle et à son ministre des Affaires culturelles Malraux les visages futurs de Paris au Grand Palais, exposition devant s’ouvrir quelques semaines plus tard. © Terra.
En janvier 1961, Pierre Sudreau, ministre de la Construction, présente au président de Gaulle et à son ministre des Affaires culturelles Malraux les visages futurs de Paris au Grand Palais, exposition devant s’ouvrir quelques semaines plus tard. © Terra.

« Dans notre civilisation l’avenir ne s’oppose pas au passé, il le ressuscite »
André Malraux

Voici soixante ans que les missions du ministère chargé des Affaires culturelles ont été précisées par André Malraux, ministre d’État du général de Gaulle. Pour le premier président de la Cinquième République, son « ami génial » devait donner du relief au premier gouvernement qu’il demanda à Michel Debré de constituer. Il le maintint dans sa charge de 1959 à 1969. Son portefeuille initial avait deux directions essentielles, la direction générale des Arts et des Lettres et la direction de l’Architecture. Cette dernière, confiée à Max Querrien de 1962 à 1968, eut le souci de la création architecturale mais remplit son devoir en matière de patrimoine, notamment en s’appuyant sur deux grandes lois :
– la loi de programme du 31 juillet 1962 qui prévoyait, sur quatre ans, plus de cent quatre-vingt millions de francs de crédits au bénéfice de sept grands monuments : l’institution des Invalides, la cathédrale de Reims et cinq châteaux - Chambord, Fontainebleau, Le Louvre, Versailles et Vincennes ;
– la loi du 4 août 1962 qui instituait la possibilité de créer des secteurs sauvegardés.

Avignon, le quartier de la Balance en 1964, étendu sur 5 ha, entre le Palais des Papes et le Rhône, la municipalité avait voulu que co-existent rénovation et sauvegarde. Il faudra plus de vingt ans pour terminer les travaux. © Terra.

Alors que l’incendie de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris vient de soulever une émotion mondiale et de susciter pour près d’un milliard d’euros de dons, il n’est pas inutile de rappeler ce que Malraux disait des grands monuments, incarnations du « plus grand songe de la France ». Il lui importait de voir revivifiés ces « jalons successifs et fraternels de l’immense rêve éveillé que poursuit la France depuis près de mille ans ». Il voulait les sauver, « non pour la curiosité ou l’admiration, non négligeable d’ailleurs, des touristes, mais pour l’émotion des enfants que l’on y tient par la main ». En décembre 1961, le ministre affirmait sa foi dans les chefs-d’œuvre se levant de la mort comme les victoires ailées se levaient des champs de bataille antiques. Bien qu’il se soit senti alors séparé de la jeunesse par la mort de ses deux fils, inhumés dans le petit cimetière parisien de Charonne le 25 mai 19611 , André Malraux assurait aux enfants de France que ces pierres encore vivantes leur appartenaient à la condition qu’ils les aiment !
Au soir de sa vie, Michel Debré, premier Premier ministre de la Cinquième République, a avoué qu’il trouvait illégitime qu’existe une politique culturelle : « formule trop ambitieuse pour un ministre et même pour l’État ! ». Il a cependant écrit qu’il considérait la protection du patrimoine et son enrichissement comme « l’apanage et une obligation de l’autorité ». C’est pourquoi, avec l’appui des services du ministère de la Construction, son cabinet a accéléré la préparation de la loi sur les secteurs sauvegardés. C’est elle qui a permis au futur ministère de la Culture et de la Communication de devenir un interlocuteur obligé pour toute initiative d’aménagement urbain dans les centres historiques.

Dyable de la critique d’Art. Malraux n’a pas dessiné de Dyable de l’Architecture mais il a conduit le deuil de Le Corbusier dans la cour carrée du Louvre avec « l’eau sacrée du Gange et de la terre d’Acropole ». © Collection Musée des beaux-arts de Rennes, donation C.-L. Foulon/ J.-Y. Strass

Dans ses Antimémoires publiées en 19672 , Malraux se fit déclarer au comte Stanislas Ostrorog, ambassadeur de France en Inde de 1951 à 1961 : « L’Islam, c’est une ville autour d’une mosquée ; la Chrétienté, une ville autour d’une cathédrale ; Bénarès, une ville sur les rives d’un fleuve purificateur. Mais Bombay est construite autour d’un port, non d’une église ; les églises de New York, il faut les chercher entre les gratte-ciel comme les crabes entre les rochers. Ce que je ressens ici avec violence, c’est que, sur la terre entière, ce qu’on appelait l’âme semble en train de mourir ». Le ministre-écrivain, obsédé par la mort, n’a pas cessé de considérer qu’elle pouvait être contrée par des monuments sauvegardés. Il s’est servi notamment de l’exemple des Invalides : « il n’est sans doute pas de monument qui illustre mieux ce que nous voulons défendre ici : chef-d’œuvre incontesté dont nous retrouverons tout l’accent lorsque le nettoyage aura rendu leur couleur à ses pierres, ’’le lieu le plus respectable du monde’’ selon Montesquieu, l’édifice que les rois de France faisaient visiter d’abord aux souverains étrangers. Monument de la fidélité du roi à ses soldats blessés – à ce titre plus noble que Versailles. Mais aussi bien sûr le tombeau de Napoléon. Le destin fait veiller le plus grand capitaine des temps modernes par ses soldats d’Austerlitz, mais aussi par la garde funèbre des amputés de la France royale et par celle des armées de la République »3 .

La sauvegarde du Marais a probablement moins compté pour le général de Gaulle que la restauration des Invalides dont la silhouette avait enchanté le « petit lillois de Paris ». Vue depuis la tour Eiffel, 1969. © Terra.

Évoquant Versailles, même s’il écrira qu’il pensait que les cortèges de la galerie des Glaces allaient vers le néant, il n’en a pas moins rêvé « ensevelir un jour, à côté de la statue de Mansart ou de celle de Louis XIV, l’un des maçons inconnus qui construisirent Versailles et graver sur sa tombe : Á Versailles, bâti pour le roi, conquis par le peuple, sauvé par la nation ». Quant à la loi du 4 août 1962 sur les secteurs sauvegardés qui conjuguait secours, protection et organisation, Malraux la jugea nécessaire pour parer « à l’abandon du passé des villages et à la destruction du passé des villes ». C’est une prière autant qu’une injonction impérieuse qui lui fit dire aux députés : « à la première civilisation qui n’a encore su créer ni ses propres temples, ni ses propres tombeaux, puissiez-vous être ceux qui feront du moins le don réel de son propre passé »4 . Pour lui, le point décisif est que l’âme du passé « n’est pas faite que de chefs-d’ œuvre, qu’en architecture un chef-d’œuvre isolé risque d’être un chef-d’œuvre mort. »

Le ministre l’affirmait alors solennellement : « Sauvegarder un quartier ancien, c’est donc à la fois en préserver l’extérieur et en moderniser l’intérieur, et pas nécessairement au bénéfice du luxe ». Dans les secteurs sauvegardés, de l’habitat social a d’ailleurs pu apparaître, en Bretagne comme en Champagne. S’il n’est pas possible de toutes les relier avec une volonté personnelle du ministre, on se doit de répéter que la protection du patrimoine architectural de la France a bien été portée par le verbe ministériel qui l’avait magnifiée avec ardeur.

L’année qui avait suivi son prix Goncourt, l’écrivain rêvait déjà d’une capitale colorée : « Paris ! Un fleuve tiède et presque rose quand le soleil se couche derrière le Trocadéro (…) Parfois tombera sur les pierres de la ville une pluie qui sera la pluie de Baudelaire, et la bruine sera quelque chose que je n’ai jamais vu, parce qu’elle sera, comme tout le sera, ce qu’un grand artiste a subi un jour pour sa tristesse ou pour sa joie. Cours de Balzac, rues de Victor Hugo (…) ce sera un pays où ne vivra plus que la joie, et toute cette amitié, je l’offrirai dans mon coeur à Van Gogh, à Cézanne et à Gauguin, au fou, au syphilitique et au petitbourgeois pauvre qui ont mis sur tout ça leur sang pour que ce ne soit pas seulement rose et que ce soit plus grand »5 .

Devenu ministre, Malraux s’intéressa à la couleur du sol de la place de la Concorde comme aux statues appelées à donner du relief au jardin des Tuileries. Il affirma aussi : « si nous laissions détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des lithographies romantiques, il semblerait que nous chassions de Paris le génie de Daumier et l’ombre de Baudelaire. Or, sur la plupart de ces quais au-delà de Notre-Dame ne figure aucun monument illustre, leurs maisons n’ont de valeur qu’en fonction de l’ensemble auquel elles appartiennent. Ils sont les décors privilégiés d’un rêve que Paris dispensa au monde, et nous voulons protéger ces décors à l’égal de nos monuments ». Celui qu’Antoine de Baecque a cruellement défini comme le saucier le plus illustre de la gloire culturelle française connaissait les phrases des Mémoires de Guerre de Charles de Gaulle où est évoquée la descente des Champs-Élysées : « L’Histoire, ramassée dans ces pierres et dans ces places, on dirait qu’elle nous sourit ». À partir de l’été 1958, Malraux ne cesse de vouloir faire vivre les sentiments évoqués par ces mots. Il défend le patrimoine architectural de la France comme un élément de la grandeur gaullienne. Mais il agit dans un cadre budgétaire contraint et ne peut accélérer les programmes de rénovation ou d’entretien des monuments. Artisan du plan budgétaire de stabilisation comme ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, redevenu simple député et rapporteur du budget 1968 des Affaires culturelles, prit plaisir à souligner qu’aux trois cinquièmes de l’exécution du Ve plan, il n’avait été ouvert que 54 % des crédits prévus pour l’entretien et la restauration des monuments.

“Versailles, c’est peut-être une architecture unique au monde, que le ministre d’État chargé des Affaires culturelles doit conserver comme la prunelle de ses yeux” déclarait Malraux défendant le classement du secteur sauvegardé de 150 ha englobant les quartiers anciens autour du château, et ceci contre la volonté du maire, dans “Grandeur et misère du patrimoine : d’André Malraux à Jacques Duhamel”, Xavier Laurent, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2016. Source: KKB-commons.wikimedia.org
L’opération « le Chaperon Vert » à Arcueil-Gentilly, en 1958, a témoigné des « secteurs industrialisés » où les chemins de grue faisaient entrer l’habitat dans la modernité et l’urgence portées par le ministère de la Construction. © Henri Salesse-Terra.

Le règne du quantitatif a marqué le « gaullisme immobilier », principalement dans les banlieues des grandes villes où l’on transplantait les populations vivant dans des logements jugés insalubres. Des impératifs s’imposaient aux gouvernants : faire baisser le taux de logements mal équipés, aménager des cités pour atténuer la crise du logement et accueillir, ici les rapatriés d’Algérie, là des touristes avides de stations balnéaires avec vues sur mer garanties.

Au nom des techniques disponibles, on contraignait alors les architectes à faire des barres d’immeubles en rapport avec les longueurs possibles des chemins de grues. Ces choix furent dénoncés comme une atteinte aux paysages français. Pierre Sudreau, ministre de la Construction6 , les déplora. De même que c’est lui qui veilla à faire respecter les règles de ravalement des immeubles sans empêcher qu’on attribue le rajeunissement de Paris à son collègue. L’éloquence de Malraux a porté les lois de protection patrimoniale de 1962 et préservé de beaux visages de la France. Leurs métamorphoses ultérieures n’auraient pas manqué de réjouir l’écrivain-ministre qui dénonçait le temps meurtrier renvoyant au néant les histoires et l’Histoire et qui rêva toujours d’un prophète venant crier : il n’y a pas de Néant ! Il nous faut donc, dans ce siècle qui n’est pas religieux, se nourrir de l’espérance malrucienne : en un temps où le grand songe informe que poursuit l’humanité prend parfois des formes sinistres, il est sage que nous en maintenions les formes les plus hautes. Le songe aussi nourrit le courage.
Nos monuments sont le plus grand songe de la France.

En gare de Lyon, appel aux mécènes pour une propriété majeure de l’Etat. © CL Foulon.
  1. Il avait reçu, à Boulogne, la visite de condoléances du Général et de Mme de Gaulle : « Symbole d’amitié et de soutien ». Voir Céline Malraux, Madeleine Malraux. Avec une légère intimité. Le concert d’une vie au cœur du siècle, (préface de C-L Foulon), Baker Street/Larousse, 2012, p. 144-145.
  2. On peut le retrouver dans le numéro 263 de la bibliothèque de la Pléiade : André Malraux, OEuvres complètes, III, Le miroir des Limbes, p. 270 , Gallimard, 1996.
  3. Particulièrement attaché à l’institution des Invalides, Charles de Gaulle lui écrit, peu après son intervention : « Il y a là, bien sûr, une pensée éminente, un style magnifique, une “action” fulgurante. Il y a aussi une politique et il fallait qu’elle fut et qu’elle fut celle-là. Merci. Bien amicalement à vous ». (courrier du 30 décembre 1961 dans Lettres, notes et carnets, p. 176).
  4. Les adresses de Malraux aux députés figurent notamment sur le site www.malraux.org
  5. Carnet d’U.R.S.S. 1934, Paris, Gallimard, 2007, pp. 85-86.
  6. Les contraintes du Plan Courant de 1953, déterminées par l’urgence d’une reconstruction en panne, eurent une influence fâcheuse sur le développement des types de HLM : voir Célébrations nationales 2003, Direction des Archives de France.