Patrimoine et continuité écologique en région Centre-Val de Loire

Château de Chenonceau en Indre-et-Loire. © Wladyslaw. Source : Wikimedia.
Château de Chenonceau en Indre-et-Loire. © Wladyslaw. Source : Wikimedia.

La directive européenne sur l’eau du 23 octobre 2000 visant le bon état des milieux aquatiques a été reprise dans notre législation par la loi de décembre 2006. L’objectif du ministère de l’Écologie visé était le retour au bon état écologique des eaux d’ici à 2015 pour au moins deux tiers des masses d’eau, le moyen choisi étant la “restauration de la continuité écologique”.

Qu’est ce que la continuité écologique ?

C’est la libre circulation des organismes vivants et leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri, le bon déroulement du transport naturel des sédiments ainsi que le bon fonctionnement des réservoirs biologiques.
Sur l’ensemble du bassin Loire-Bretagne l’ONEMA1 a recensé 12 000 barrages comme obstacles à l’écoulement2 et défini un classement des cours d’eau selon la qualité de leur état écologique.

Si le cours d’eau est classé en catégorie 1 (bon état écologique), aucun obstacle nouveau ne pourra être créé. S’il est classé en catégorie 2, à l’interdiction s’ajoute l’effacement des obstacles existants considéré comme le moyen le plus efficace et le plus pérenne pour contribuer à l’amélioration du fonctionnement des milieux aquatiques et à la qualité des masses d’eau.

Quel est l’impact potentiel sur le patrimoine hydraulique?

Il n’existe pas en région Centre-Val de Loire d’inventaire patrimonial3 aussi détaillé que celui de l’ONEMA. On compte en région Centre 25 moulins à eau et 15 ouvrages hydrauliques (type barrages, écluses, canaux et ponts-canaux) protégés au titre des monuments historiques, 8 ouvrages ou ensembles protégés au titre des sites. Enfin sur les quelques 546 châteaux et manoirs protégés et leur parc, nombre d’entre eux intègrent ou dépendent de systèmes hydrauliques protégés ou non.
La suppression d’un barrage peut avoir un impact direct ou induit sur la conservation du patrimoine bâti (affecter les fondations, supprimer la réserve d’eau incendie) et sur sa présentation (envasement, disparition d’un miroir d’eau, perte d’exploitation touristique…)4
Les lettres d’information type5 émanant de DDT ou de syndicats de rivière ont poussé un certain nombre de propriétaires à se tourner vers la DRAC pour arbitrer en faveur du maintien d’un ouvrage protégé, voire pour solliciter sa protection.
Les cas de contentieux administratifs contre des SAGE6 ou les arrêtés de destruction se sont également multipliés7 .
Ces conflits sont dus à une prise en compte insuffisante du patrimoine dans toutes les procédures, depuis l’élaboration des schémas directeurs jusque dans les diagnostics par rivière, et à un financement par les agences de l’eau pénalisant les solutions douces au profit de l’effacement.

Le développement de la concertation entre services

Notre région a utilisé dès 2011 le cadre de la CRPS pour une concertation DRAC DREAL en matière de protection. Depuis, les premiers échanges de données (listes de protection, cartographie), la communication sur nos procédures respectives, la formation d’agents de la CRMH à la continuité écologique, la participation à des journées de formation8 associant le niveau départemental (ABF/STAP-DDT), la rédaction d’articles de fond9 enfin l’association des services patrimoniaux au suivi des études et visites de terrain ont permis de faire évoluer le sujet, comme en témoignent ces trois études de cas :

• Le château de Souesmes (41)

vue du château de Souesmes. © DR

Souesmes fut au Moyen Âge sous la domination des Seigneurs de la Ferté-Imbault, puis de Vierzon qui édifièrent une forteresse dans la vallée de la Petite Sauldre, en pleine Sologne. Érigé en châtellenie en 1646, le domaine passa au XVIIIe siècle entre les mains de différentes familles de robe qui comptaient plusieurs conseillers au Parlement de Paris.
Le château est construit sur un terre-plein entouré de douves en eau et se compose d’un corps central, partie la plus ancienne, flanqué de deux ailes en retour d’équerre. Le corps central est flanqué à chaque extrémité d’une tour couronnée de mâchicoulis. Les ailes sont reliées au corps central par un pavillon. Malgré quelques remaniements, le château conserve ses caractéristiques architecturales du début du XVIIe siècle.
La protection du château de Souesmes (inscription par arrêté du 20 décembre 1985) prend en compte non seulement les façades et les toitures mais aussi les douves.
Les douves sont affectées par un manque chronique d’eau exacerbé par un conflit d’usage assez classique entre le propriétaire du château et celui du moulin en amont. Le service de l’Eau et de la biodiversité de la DDT 41 a proposé en 2012 au propriétaire du château de faire réaliser une étude hydraulique concernant le fonctionnement des douves.

Établie par un bureau spécialisé en ingénierie aquatique et écologique en mai 2013, elle comprend la localisation du site et le contexte physique général, une « enquête historique », l’analyse du contexte réglementaire, un état des lieux du site et enfin des propositions d’aménagement et de gestion du site. L’étude historique fournit des illustrations depuis le début du XVIIe siècle (vue de Chastillon, jusqu’à nos jours). Elle permet de fonder le droit d’eau du château en titre (présence du barrage sur la carte de Cassini) et sur titre (actes notariés remontant à 1963).
Dans l’analyse du contexte réglementaire, il est constaté que : « Les douves du château sont protégées par la législation des monuments historiques mais les ouvrages présents (vannes, pelles, barrages) sur la Petite Sauldre ne le sont pas directement ; il est en déduit que « l’alimentation des douves apparaît donc ici comme une obligation au regard du code du patrimoine ».
Les auteurs relèvent le conflit entre le code du patrimoine et celui de l’environnement et concluent que « le code du patrimoine prime sur celui de l’environnement dans le cas du château de Souesmes et que l’alimentation des douves prévaut sur une éventuelle régularisation des ouvrages au regard de l’article L214-2 qui impose le rétablissement de la continuité écologique ».
L’étude de fonctionnement hydraulique qui s’ensuivit a proposé pour chacun des ouvrages un aménagement individuel, validé par le CRMH le 18 septembre 2013 et assorti de prescriptions.
Le SAGE de la Sauldre est en cours d’élaboration. L’étude hydraulique préalable sur le site de Souesmes aura permis en amont de réunir les différents acteurs chargés de l’application des codes du patrimoine et de l’écologie.et d’anticiper sur l’ application du plan de restauration de la continuité écologique.

• Le château de Maintenon (28)

Le château de Maintenon vu à travers l’aqueduc. Huile sur toile, François-Edmée Ricois, réplique d’atelier. Source Wikipedia

Le château de Maintenon est acheté en 1674 par Françoise d’Aubigné, future marquise, qui demande à Le Nôtre d’en dessiner le jardin. On lui doit les principaux aménagements hydrauliques pour l’agrément du château. La réalisation de l’aqueduc de Maintenon entre 1684 et 1688 nécessite parallèlement la canalisation de la Voise, qui est dotée d’écluses pour approvisionner le chantier.
Cet ensemble exceptionnel est diversement protégé (le château, avec ses dépendances, sa chapelle, ses parcs, son canal et ses pavillons ont été classés par arrêté du 25 juillet 1944. L’aqueduc est classé sur la liste de 1875. Une grande partie du parc est protégée au titre des sites).
En 2013, le syndicat intercommunal du cours moyen de l’Eure engage une étude sur le complexe hydraulique du secteur de Maintenon. Cette étude (confiée à CE3E – Société de conseil, d’études techniques et d’ingénierie en génie de l’eau et de l’environnement Espace urbain et rural) est axée surtout sur les possibilités d’amélioration de la continuité écologique sur l’Eure et sur la Voise selon la directive cadre sur l’eau.

Maintenon plan de répérage des ouvrages hydrauliques. © D.R.
Château de Maintenon, visite de site en présence de l’architecte du patrimoine, de l’ABF et de l’ingénieur de la CRMH. © D.R.

Le département, gestionnaire du château de Maintenon, a conditionné sa poursuite à la réalisation d’une étude patrimoniale, confiée à Guillaume Trouvé, architecte du patrimoine.
Cette étude a démarré par la visite le 31 juillet 2014 du chargé d’études et des services de la DRAC, pour examiner les différents scénarios possibles.
Elle a consisté dans le repérage de l’ensemble des ouvrages (une douzaine) existant en aval et en amont du site, produit une recherche documentaire, une orientation des scenarii de l’étude hydraulique en fonction de la préservation du patrimoine.
Le scénario en cours de proposition :
• L’objectif défini préalablement est le maintien et la restauration des ouvrages sur l’Eure protégeant intégralement la ligne d’eau des douves et le canal formant miroir d’eau.
• La régulation des niveaux des eaux de l’Eure et donc du miroir d’eau du château est actuellement assurée par une vanne clapet installée après la destruction d’un moulin ancien .
• Pour assurer la continuité écologique, les ouvrages sur la Voise (le célèbre “canal Louis XIV”) sera aménagé : les vannages seront simplement abaissés et le déversoir du Pont Rouge (protégé au titre des sites) sera modifié par une échancrure dans son radier et la création d’une passe à poissons.
• Afin d’empêcher l’Eure de se déverser dans la Voise et rétablir celle-ci à son niveau naturel, un seuil sera discrètement créé sous le pont situé le plus à l’est du canal.
• Le travail réalisé à Maintenon montre que l’objectif de restauration de la continuité écologique peut être compatible avec la préservation du patrimoine monumental et paysager.
• C’est l’association des différents intervenants, propriétaire, représentants des services en charge de l’écologie et de la culture, architectes et ingénieurs, la réalisation d’études croisées entre patrimoine et hydraulique, qui permettront de trouver un compromis équilibré entre ces objectifs.
• Cette étude a été présentée au titre des diagnostics sur monument classé le 3 juin 2015

Le Cher canalisé, Chenonceau et les barrages à aiguilles

Le site de Nitray à Athée-sur-Cher, barrage à aiguilles et moulin. © Laurianne Keil, Pays d’Art et d’Histoire Loire Touraine

Faisant suite à la création du canal de Berry, la canalisation du Cher fut entreprise entre 1836 et 1841 et nécessita la création de 16 barrages à aiguilles doublés d’écluses, selon le système ingénieux créé par Charles-Marie Poirée. En 1926, le Cher fut rayé de la nomenclature des voies navigables.
De fait, ce système est resté en place et sera bientôt le seul ensemble conservé en France, lui conférant un intêret au plan national au titre des ouvrages d’art.
Suite au projet de mécanisation des écluses porté par le Loir-et-Cher dans les années 1990, pour motif de sécurité et d’économie de gestion, paradoxalement touristique (développer une battellerie touristique sur le Cher ), un premier ouvrage, les Mazelles à Thésée dans le Loir-et-Cher, a été globalement protégé en 1998, avec tous les aménagements connexes (écluse, maison éclusière et les deux pavillons à aiguilles). Le voeu de classement émis par la commission supérieure des monuments historiques du 20 novembre 1997 demeura sans suite, faute d’accord du gestionnaire.
Dans le cadre de la restauration de la continuité ecologique, le ROE a classé le Cher en catégorie 2, soit avec l’objectif d’effacement des barrages. De fait, le SAGE qui prévaut détecte un “conflit d’intêret” entre écologie et patrimoine.
En réaction, de nouvelles demandes de protection sont parvenues à la DRAC : le barrage de Nittray à Athée-sur-Cher (Indre-et-Loire), finalement protégé en 2011, puis celui de Montrichard (Loir-et-Cher).
En novembre 2012, une crue emporte le barrage de Civray, placé en aval du château de Chenonceau, risquant l’été suivant de priver le château de son miroir d’eau sur le Cher et de sa batellerie touristique. La campagne médiatique qui s’ensuivit a fait beaucoup pour la réflexion. En juillet 2013, la préfecture autorise finalemement la mise en place d’un barrage provisoire, puis sa restauration en octobre.

Dès 2014, les services patrimoniaux de la DRAC (CRMH, SRA, STAP 37 et 41) ont été intégrés
au comité de pilotage associant collecticités, syndicat et acteurs de la continuité écologique par l’Établissement public Loire en charge de l’étude de restauration du Cher aval et invités aux visites techniques de terrain.
Notre objectif a été de traiter ce vaste ensemble patrimonial sans distinction de régime de protection.
Les scenarii proposés sont :
• la gestion des vannes dans le temps (les barrages n’étant remontés qu’après passage des poissons migrateurs)
• l’aménagement de passes amovibles dans les écluses,
• la création d’une rivière de contournement pour le barrage de Civray
Au final, moyennant l’abandon d’une navigabilité continue du Cher au profit d’une logique de section, aucun barrage ne sera démonté.
Sur le plan technique, il ressort de ces exemples que, moyennant une concertation en amont et des études adaptées, la suppression des barrages ne sera donc pas systématique et que d’autres techniques « douces » pourront être mises en œuvre comme l’abaissement ou les brèches, la création de passes à poissons ou la gestion des vannes dans le temps…

Evolutions récentes et perspectives : la loi LCAP et le rapport du CGEDD

Les dernières évolutions législatives10 ont rapproché enjeux écologiques et patrimoniaux.
L’article 101 de la Loi LCAP du 7 juillet 2016 concernant le patrimoine hydraulique a introduit la prise en compte du patrimoine architectural, des espaces protégés et des monument historiques dans l’article L 211 -1 du code de l’environnement.
Par ailleurs, les conclusions du rapport sur les moulins du CGEDD11 remis en décembre 2016 à la ministre de l’Écologie, et pour lequel la DRAC Centre-Val de Loire a été sollicitée, reprend à son compte un certain nombre d’analyses et de propositions locales, concernant le patrimoine hydraulique en général.
Le rapport propose notamment de :
• généraliser les diagnostics territoriaux concertés à l’échelle si possible des schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) et d’approfondir à cette échelle les aspects patrimoniaux et paysagers
• Mieux associer les services de la DRAC (CRMH, SRA, ABF) et les acteurs de la restauration de la continuité écologique dans le cadre de la MISEN12  ; dans le pilotage des études
• développer dans le cadre de ces études les outils de connaissance partagée et définir pour les élements patrimoniaux des orientations d’intervention « douce » pour la continuité écologique
• améliorer la maîtrise d’ouvrage des études en impliquant les collectivités
• revoir le mode de financement des agences de l’eau pour ne pas pénaliser les solutions douces.
Un vaste chantier s’ouvre en perspective, qui mobilisera chacun d’entre nous, cette fois de manière concertée.

  1. Office National de l’Eau et des Milieux Aquatiques
  2. Référentiel des Obstacles à l’Ecoulement (ROE)
  3. L’inventaire du patrimoine hydraulique a concerné les six grands canaux de la région ou les aménagements portuaires de Loire et le Cher canalisé. Ces travaux ont donné lieu à campagne de protection mais les chiffres ne rendent pas compte du potentiel patrimonial.
  4. Rappelons que tous les aménagements ou travaux prescrits au titre de la loi sur l’eau ne donnent pas lieu à autorisation au titre du code du Patrimoine alors que leur impact sur le monument, ses abords peuvent être très importants. C’est le cas d’une simple ouverture de vannes ou de travaux d’aménagement hors monument ou hors espace protégé. Encore faut-il bien les analyser et tenir compte des effets induits. C’est le rôle des études.
  5. Les “fiches scenarii” à valider dans des délais très courts et privilégiant l’effacement sous menace de ne pas bénéficier de financement ont été recues comme une “prime à la casse” par les propriétaires.
  6. Schémas Directeurs d’Aménagement et de Gestion de l’Eau. L’examen des premiers cas de contentieux a fait apparaître que les rapports d’évaluation environnementale précédant les SAGE étaient très stéréotypés, ne relevaient que les protections au titre des sites (Code de l’environnement) et ignoraient les monuments historiques (aucune liste ni carte n’y faisant référence). Seule l’existence de moulins est décrite dans le paragraphe consacré au patrimoine culturel et architectural. Dans le cadre de la consultation des services, les avis des STAP n’avaient pas été pris en compte voire pas sollicités du tout. Les effets directs ou indirects sur les monuments et les espaces protégés induits n’y sont donc pas évalués.
  7. Exemple du barrage de Bigny à Vallenay ou de la vallée de l’Avre entre l’Eure-et-Loir et l’Eure.
  8. Journée d’échange “continuité écologique et moulins” - Blois, le 12 mai 2016
  9. “Patrimoines et continuité écologique : problématiques d’études, de protection et de conservation” par Sylvie Le Clech, conservatrice générale du patrimoine, directrice régionale des affaires culturelles du Centre et Frédéric Aubanton, architecte urbaniste en chef de l’Etat, conservateur régional des monuments historiques (DRAC Centre). Colloque de Bellecroix, CECAB, 2014.
  10. L’article 101 modifie l’article 211-1 du code de l’environnement et précise que la gestion équilibrée de la ressource en eau ne fait pas obstacle à la préservation du patrimoine hydraulique, en particulier des moulins et ouvrages hydrauliques protégés au titre des monuments historiques, au titre des abords ou des sites patrimoniaux remarquables et en application de l’article L151-19 du code de l’urbanisme.
  11. “Concilier la continuité écologique des cours d’eau avec la préservation des moulins patrimoniaux, la très petite hydroélectricité et les autres usages Pour un développement durable et partagé”. Rapport établi par Michel Brandeis, Ingenieur général des ponts, des eaux et des forêts et notre consoeur Dominique Michel, architecte-urbaniste en chef de l’Etat.
  12. Mission interservice de l’Eau et de la Nature.