Une histoire roumaine dans le contexte européen

Maisons qui pleurent, Ploiesti, 2012. © Ecaterina Lorent.
Maisons qui pleurent, Ploiesti, 2012. © Ecaterina Lorent.

Suite à sa visite en 2005, l’historien français François Loyer disait de Bucarest qu’il est dommage d’être appelé “le petit Paris” car cette ville semble avoir une identité propre. Il incarne diverses influences et beaucoup de Paris, mais d’une manière ou d’une autre, ces empreintes ont été absorbées et transformées en quelque chose d’autre. En retraçant ces transferts, que l’on retrouve partout dans le pays, on découvre une longue histoire d’échanges culturels qui, petit à petit, sont devenus parties d’une identité particulière.

Le patrimoine roumain, patrimoine européen

C’est peut-être l’emplacement au croisement d’importantes routes commerciales internationales entre les Balkans et l’Occident, ou est-ce la proximité de la mer Noire et du Danube ou encore parce que les Carpates ont créé un bouclier protecteur entre les régions qui ont attiré tout sorte d’attractions pour la région… Ce qui reste certain, c’est que, pendant des siècles, les gens qui vivaient sur le territoire que nous connaissons maintenant comme la Roumanie ont toujours dû négocier leur liberté avec des cultures différentes.

Si vous allez visiter Rome, près du Forum romain, vous trouverez la colonne de Trajan qui commémore les guerres du début du IIe siècle entre Dacs et Romains. Cela a dû être très important si Trajan considérait qu’il était pertinent de consacrer une colonne à ce combat particulier. Pour la Roumanie, connue sous le nom de Dacie à l’époque de l’Empire romain, la période reste importante, aujourd’hui encore, car elle cristallise les bases de la culture et de la langue roumaine, une latine étrangère parmi les slaves.
La période médiévale a été caractérisée par des négociations constantes avec différents pouvoirs externes afin de préserver une continuité dans l’évolution territoriale. Même du temps de l’Empire ottoman ou de la monarchie austro-hongroise, il y avait toujours une sorte de domination de l’extérieur, mais équilibrée avec une certaine liberté interne. À l’époque phanariote, les princes turcs nommés pour administrer le territoire de la Valachie (le sud de la Roumanie) parlaient des langues internationales, notamment les langues des traités internationaux, comme le français et l’italien. Alexandru Ipsilanti est celui qui a rendu obligatoire l’enseignement de la langue française au Collège Princier de Valachie.
Suite à la guerre russo-turque de 1828-1829, après la paix d’Adrianopol, le général russe Kiseleff fut nommé pour administrer les territoires de Valachie et de Moldavie. Sous sa direction, la Valachie connut sa première Constitution, en 1831 ; un règlement organique, écrit en français, avec une section consacrée à la capitale, Bucarest.
Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, après le Traité de Paris, que l’autonomie des principautés roumaines fut reconnue et que le chemin vers un pays moderne s’ouvrit. Il est important de noter ici, qu’entre 1866 et 1916, sur 141 ministres roumains, 101 ont fait leurs études en France et que 77 architectes roumains ont reçu leur diplôme à l’École des Beaux-Arts.

Bucarest et ses histoires enchevêtrées. © L. Brumă.

Le royaume de Roumanie connut une florissante période dans l’entre-deux-guerres avant d’entrer, après la Seconde Guerre mondiale, pour une longue période, dans la sphère de l’influence soviétique. L’une des conséquences les plus dommageables de ces quatre décennies de communisme a été la nationalisation des propriétés privées. Après la Révolution de 1989, qui a permis la rétrocession, nous nous sommes retrouvés avec un nombre considérable de bâtiments patrimoniaux très abîmés dont la propriété reste encore incertaine. C’est une des causes principales de la dégradation du patrimoine architectural roumain.
Une autre source significative de destruction a été causée par le «boom» économique qui a suivi le contexte chaotique de l’époque post-révolution de 1989. Les démolitions illégales de centres historiques ont préparé le terrain aux nouvelles tours, plus adaptées aux affaires d’une nouvelle génération d’entrepreneurs. Les traces de la vieille bourgeoisie faisaient très facilement place à une nouvelle culture neutre multinationale.

Chantier abandonné, Bucarest, 2009. © L. Brumă.

À cela, il faut ajouter d’autres plaies ouvertes telles que les chantiers de construction restés bloqués suite aux faillites des entreprises qui se sont effondrées soudainement peu après la crise économique de 2008.
L’ouverture des frontières, suite de l’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne en 2007, a facilité les voyages internationaux et les échanges éducatifs si nécessaires qui ont recommencé à nourrir le besoin fondamental de dialogue qui réside dans les racines de ce lieu transculturel.
En 2018, la Roumanie célèbre son premier siècle depuis la grande unification territoriale et la naissance du pays moderne. Cent ans de changement constant, d’une dynamique accélérée, gravée dans ce jeune pays, qui a toujours réussi à trouver son chemin entre des négociations complexes.
Bien sûr, il y a encore beaucoup de problèmes à résoudre. Mais là où il y a un besoin de changement, il y a aussi une opportunité de développement.

Faire la différence

C’était en 2009, au printemps, quand j’ai reçu un coup de fil de quelqu’un que je ne connaissais pas. La femme me disant qu’elle se trouvait devant la maison située au 38 de la rue Maria Rossetti à Bucarest où quelqu’un avait commencé une démolition qu’elle pensait illégale. Elle a trouvé mon numéro sur internet et a pensé que ça valait le coup d’essayer. J’ai immédiatement envoyé un SMS au directeur de cabinet du ministère de la Culture. Il était 10 heures du matin. À midi, une équipe de conseillers du ministère était sur place et bloquait la démolition car elle était, de fait, illégale.
Deux ans auparavant, un bénévole avait rejoint le projet Maisons qui Pleurent, une initiative visant à dresser un inventaire des vieilles maisons dégradées de Bucarest et à promouvoir les résultats auprès du grand public afin de le sensibiliser sur l’importance de la préservation du patrimoine architectural en tant qu’une partie considérable d’une identité culturelle propre. Sa mère était journaliste pour l’Agence France Presse. Elle avait trouvé le projet intéressant, avait écrit quelques mots sur ce sujet et diffusé l’article à travers son réseau. L’info avait été reprise et publiée par Libération. Lorsque l’architecte Ferrante Ferranti a été invité par l’ambassadeur de France en Roumanie pour coordonner la préparation de l’exposition de photographie, Bucarest, la mal aimée, il a demandé à rencontrer et peut-être collaborer avec l’équipe du projet Maisons qui pleurent. Il avait même apporté l’article français découpé.

Pour moi, en tant que coordinatrice de projet pour cette initiative, c’était le moment idéal pour essayer d’avoir un contact avec le ministère de la Culture et essayer d’impliquer l’institution dans une coopération franco-roumaine. J’ai ainsi longtemps insisté auprès du ministère pour lui présenter le projet mais, soit nous n’étions pas bien préparés, soit les équipes du ministère avaient des priorités trop conservatrices. Theodor Paleologu était le ministre de l’époque. Il était diplomate, avait étudié à Paris et avait une nouvelle approche pour son ministère. J’ai jeté un coup d’oeil dans son emploi du temps public et suis allée assister à sa prochaine conférence. Quand il se préparait à partir, je me suis présentée. Alors que j’ai bafouillé des mots d’introduction, il a rapidement répondu qu’il connaissait le projet des Maisons qui pleurent. Je suis restée gelée de surprise. Il a noté son adresse e-mail personnelle et son numéro de portable sur un bout de papier qu’il m’a donné en me demandant de le contacter plus tard. Et je l’ai fait. À l’époque, j’étais encore étudiante à l’Université d’Architecture et d’Urbanisme “Ioan Mincu” à Bucarest. Le projet, auquel nous avions tant travaillé pour le faire grandir, poussait vers sa troisième année d’activité. Nous étions un groupe d’étudiants de 3e et 4e année qui se sont portés volontaires pour sensibiliser la population d’une manière systématique. Nous n’avions aucun sorte de mentorat et pas tellement de soutien financier, seulement le minimum que nous pouvions attirer pour organiser ici et là une exposition ou un débat.
En 2008, nous avons créé l’association Rhabillage parce que nous pensions d’avoir besoin d’une entité juridique pour soutenir nos activités. Le nom est sorti au hasard du Larousse. Et le hasard a aussi choisi ce dictionnaire et non le roumain ou le britannique. “Rhabillage” semblait correspondre aux perspectives futures qui auraient pu être générées par le projet Maisons qui pleurent.

installations des Maisons qui pleurent au sein de l’exposition Bucarest, la mal aimée, 2009. © L. Brumă.

À la fin du 2009, avec l’aide du ministère de la Culture, nous avons participé à l’exposition Bucarest, la mal aimée, organisée à l’initiative de l’Ambassade de France en Roumanie et nous avons reçu un soutien financier de la part de l’Union des architectes de Roumanie pour créer une base de données en ligne avec notre inventaire des bâtiments.

Lancement du réseau RePAD, 2014. © Nicolae Stoleriu.

Quatre ans plus tard, nous avons publié le guide RePAD. Réhabilitation_Patrimoine Architecture Développement, le premier guide pour la réhabilitation du patrimoine architectural roumain. Il a été suivi par la création du réseau RePAD, une plate-forme destinée à développer une communauté de spécialistes internationaux ayant des compétences diverses, liées à la réhabilitation du patrimoine architectural en Roumanie. RePAD vise à générer un aperçu précis de l’intégration du patrimoine architectural dans le processus de développement urbain, à contribuer au développement d’une communauté de spécialistes mieux informés, avec un niveau plus élevé de communication interdisciplinaire, afin de soutenir les investisseurs immobiliers dans le développement des projets de réhabilitation de qualité, en accord avec les tendances actuelles, pour assurer une bonne communication avec les autorités locales, afin de développer des stratégies de développement urbain par rapport au patrimoine architectural et de créer des documents support pour une meilleure information des communautés locales auprès la question du patrimoine.

La première exposition Maisons qui pleurent, 2006. © L. Brumă.

En 2006, lorsque nous sommes apparus en public avec notre première exposition dans cinq des principales stations de métro de Bucarest, nous avons été promus à la télévision nationale comme le groupe d’étudiants en architecture visant à sauver le patrimoine architectural de la capitale roumaine. Nous étions alors une vingtaine de personnes, inventoriant la ville, rue par rue, parmi les rendus de l’école et en passant des nuits pour préparer des expositions au lieu de faire du “clubbing’”.
Aujourd’hui, l’Association Rhabillage se définit comme une organisation où nous apportons notre pensée créative et où nous utilisons le langage artistique contemporain et de l’intelligence interactive pour traduire des projets de recherche historiques profonds en expériences accessibles pour les communautés de demain.
Et nous ne sommes pas seuls. Il existe d’autres ONG, fortes et matures, poursuivant les mêmes objectifs comme nous, à plusieurs niveaux : l’Association Arché (avec leur projet Monuments Oubliés), A.R.C.E.N. (avec un projet qui vise la création d’un inventaire des bâtiments dans les zones protégées à Bucarest), l’Association Monumentum (avec leur projet, l’Ambulance pour les monuments) et beaucoup plus d’autres.
Nous avons grandi, nous sommes réunis dans une communauté et maintenant nous sommes devenus une voix.

Giurgiu, c’est quoi ?

Giurgiu, une ville en transition, 2018. © Cătălina Vărzaru.

Bien qu’à seulement 60 km de la capitale, Giurgiu, une petite ville d’environ 50 000 habitants, porteuse d’un héritage patrimonial dense et varié, reste dans l’ombre, sans rayonnement régional, national ou européen significatifs. Les petits “giurgiuvois”, devenus adultes, empruntent la route de Bucarest pour l’enseignement “supérieur”, certains se perdent dans les territoires européens, d’autres s’installent dans les zones métropolitaines de Roumanie.

De l’autre côté, la connexion avec les voisins bulgares passe par le “Pont de l’amitié” sur le Danube, construit dans les années 50 avec l’aide de l’Union Soviétique. Comme la route est seulement tangentielle avec la ville, visant à atteindre Bucarest plutôt que Giurgiu, il n’y a pas beaucoup de traces bulgares dans la région.
Parlant de Bucarest, depuis 2005, depuis que le pont royal de Grădiștea, vieux de 136 ans, s’est effondré et a bloqué le chemin de fer direct entre la capitale roumaine et cette ville frontalière, le moyen le plus simple de circuler entre les deux territoires est le bus ou la voiture. L’autre chemin de fer disponible implique une distance d’environ 12  km et un trajet de 2-3 heures. Pas beaucoup de connexion de ce côté non plus…

Alors, qu’est-ce que cet endroit a de si spécial ?
La première attestation historique remonte au XIVe siècle et est liée au Danube et à la volonté du voïvode Mircea I de Valachie d’y faire construire un port. Parce que les turcs voulaient avoir le pouvoir sur la rivière, ils ont conquis la ville au début du XVe siècle (1420). Ce n’est qu’à la suite de la guerre russo-turque de 1829 que la ville redevint une partie du territoire roumain. Depuis 1869, lorsque les britanniques ont construit le chemin de fer entre Bucarest et Giurgiu pour exporter des céréales, via le Danube vers la Mer Noire, la ville a commencé à développer une identité cosmopolite, principalement liée à l’activité portuaire. Après les bombardements de la Première Guerre mondiale, de grandes parties de la ville ont dû être reconstruites à partir de zéro.

Puis vint le régime dictatorial de la 2eme partie du XXe siècle, qui marqua l’histoire locale avec de fortes ambitions de développement industriel et des visions d’urbanisme ambiguës. Toutes ces traces historiques sont encore présentes de nos jours : la tour de surveillance ottomane, le tissu urbain traditionnel du fin de XIXe siècle, la structure des rues de l’entre-deux-guerres, les immeubles des années 60, jusqu’au monument qui rappelle que Giurgiu était la première et la seule ville sauvée par l’armée française pendant la Première Guerre mondiale.
L’intéressant dans ces faits est que, ce qui devrait normalement ressembler à des fractures urbaines, dans ce petit périmètre humain, ces traces historiques, ont trouvé un moyen de coexister et de nous parler du temps, de l’espace et de l’humanité dans un langage local cohérent.
Ce mélange particulier des structures fait de ce territoire un cas d’étude intéressant pour l’éducation, du point de vue urbain mais aussi anthropologique.
L’emplacement à la frontière de la Roumanie, à proximité du Danube, à 60 km de Bucarest, ouvre la voie à un large éventail des possibilités de développement au niveau européen. Et la taille réduite du territoire permet d’essayer des approches innovantes pour explorer de nouveaux moyens de mise en œuvre.

Suite à l’ouverture de l’administration locale pour la valorisation du patrimoine culturel local, nous entamons une nouvelle initiative pour l’inventaire du patrimoine architectural de Giurgiu, dans le cadre d’un atelier interdisciplinaire visant l’analyse, la documentation et la promotion des valeurs identitaires de la ville au niveau national et le développement d’actions régionales en ligne avec les tendances internationales actuelles pour l’utilisation efficace du potentiel existant.
Le double inventaire “Maisons qui [ne] pleurent [plus]” sera réalisé cette année dans le cadre d’un programme éducatif déployé systématiquement dans toute la ville, rue par rue, qui permettra l’identification et le répertoire des bâtiments dégradés et les modèles de bonnes pratiques en matière de réhabilitation. L’analyse de ces situations complémentaires favorisera l’identification précise des spécificités identitaires locales. Ce fonds documentaire est un prérequis et un support de données pour le projet sur lequel nous allons nous concentrer l’année prochaine.
La stratégie DÉRPA (Développement Économique en Relation avec le Patrimoine Architectural) que nous proposons pour l’administration locale implique une approche intégrative de type bottom-up, qui appelle une expertise internationale et vise à utiliser l’expérience comme une étude pilote, à reproduire dans d’autres régions avec des problèmes similaires. C’est un essai méthodologique d’analyse urbaine intégrative pour lequel nous espérons devenir un modèle de bonnes pratiques ainsi qu’une opportunité de former une nouvelle génération de spécialistes - en tenant compte du développement du projet avec les étudiants.

Ainsi, nous proposons l’élaboration d’un plan réglementaire, réalisé avec étudiants , spécialistes internationaux avec des expertises variées - patrimoine, économie, développement durable et spécialistes ayant une expertise locale en architecture, paysage, sociologie, histoire et administration. Le règlement d’intervention local inclut aussi des solutions de réhabilitation pour trois parcelles différentes sur la rue et pour le développement de la zone piétonne. Il résulte d’un atelier de travail in situ de cinq jours qui fournira le support documentaire pour le développement des compétitions internationales.

Ici, les gens ont l’habitude de grandir et de partir, de chercher quelque chose de mieux, ailleurs. Mais d’une manière ou d’une autre, lorsque tu es introduit en face d’un habitant, l’une des premières questions qui se pose dans la conversation est : êtes-vous “giurgiuvean”? (le gentilé de Giurgiu)

Alors, comment est-il possible que malgré toute la dynamique de la ville, la rupture et le renouvellement, les fractures et l’isolement, cette ville a réussi à évoluer et à garder ensemble une sorte d’identité propre ? Qu’est-ce qui fait de quelqu’un un “giurgiuvean” ? Quel effet cela a-t-il sur une conversation ? Comment pouvons-nous identifier cela et le valoriser ?
… une histoire à suivre

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