Le patrimoine au Liban : une mémoire en danger

Le temple de Bacchus à Baalbeck, Liban, 2017. © C. Abboud Abou Jaoude.
Le temple de Bacchus à Baalbeck, Liban, 2017. © C. Abboud Abou Jaoude.

Le Liban, pays des Cèdres, se caractérise par son histoire, sa culture et ses paysages ; cela a conféré à son patrimoine une richesse importante. Ce dernier est le reflet des civilisations les plus puissantes qui se sont succédées et qui ont laissé leur empreinte dans la mémoire collective du peuple. Sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, notre pays a cinq sites inscrits : Tyr, Byblos, Baalbeck et Anjar sont quatre sites culturels, et la montagne des Cèdres avec la vallée sainte de la Qadisha représentent un paysage culturel.

: Le site de Anjar. © C. Abboud Abou Jaoude.

Ces cinq sites géographiquement diversifiés, donnent dans leur ensemble une idée globale de l’histoire du Liban et de sa géographie : les sites de Tyr et de Byblos sont sur la côte, les sites de Baalbeck et de Anjar sont dans la plaine et le site des Cèdres et Qadisha est dans la montagne. Pour cela, ils devraient nous aider à revoir combien notre histoire est riche, et notre terre complexe, étant un lieu de rayonnement au cœur de la Méditerranée, mais aussi une voie de passage obligée et un refuge pour les minorités persécutées.
Mais cet héritage, notre bien commun le plus éloquent et le plus précieux, se trouve aujourd’hui en danger, menacé de destruction et disparition, il est donc temps d’émerger et de se soucier de la question culturelle et patrimoniale dans le pays.
Plus récemment, une guerre civile a eu lieu1 , qui a divisé la population libanaise ; le pays a ainsi perdu une partie de ses vestiges. Quelques sites ont subi de sérieux dégâts bien visibles pendant et après la guerre. C’est le cas du site de Byblos qui a été touché par la marée noire le 15 Juillet 20062 . Dans d’autres sites, comme la vieille ville de Baalbeck, le souk et les maisons traditionnelles ont été endommagés aussi. Le bilan de cette guerre était considérable, les quartiers résidentiels étaient tombés en ruine, le centre-ville n’existait plus, les façades étaient pleines de balles… À la tête d’un pays entièrement détruit, Rafic Hariri, Premier ministre3 , proposait une vision qui se projetait vers l’avenir, ayant pour but de reconstruire une ville nouvelle4 . C’est ainsi que plusieurs hectares ont été complètement rasés, effaçant tout un patrimoine. La guerre et ses souvenirs sont restés dans les esprits des libanais et cela a empêché les tentatives d’établir une politique patrimoniale. Mais aussi, d’autres raisons ont eu des effets sur la préservation du patrimoine, tels les révolutions arabes, qui ont joué leur rôle dans la maintenance de la mémoire destructrice et menacent ainsi ce qui reste comme patrimoine.
À cela, s’ajoute la pression urbaine, qui est une réelle menace pour les sites libanais et qui cause des destructions irrémédiables, et le gouvernement ne peut pas empêcher les constructions qui se poursuivent.

: Le site des ruines à Tyr. © C. Abboud Abou Jaoude.

Tyr, cette cité phénicienne baignée par la Méditerranée sur la côte sud du Liban, connue pour ses colonnades, amphithéâtre, nécropole, hippodrome, thermes… a d’ailleurs failli figurer sur la liste du patrimoine mondial en péril. Mais ce site était déjà menacé, à cause de l’instabilité de la région face à la violence et les hostilités qui s’y déroulèrent. Pontons détruits, friches en tout genre et chaussées défoncées… témoignaient tous d’une époque oubliée. De plus, dans la zone tampon du site archéologique de Tyr, qui est censée isoler le site de la zone urbaine, la ville avait commencé à s’imposer.

Les grades d’un amphithéâtre romain de la ville de Byblos sur la mer méditerranée. © C. Abboud Abou Jaoude.

Byblos, elle, a été sauvée, à plusieurs reprises, de la défiguration par des entrepreneurs qui voulaient y construire des complexes hôteliers et des marinas. Elle a ainsi préservé son cachet de ville portuaire à l’ancienne.
À l’inverse, dans le pourtour de la vallée sainte de la Qadisha, un immeuble de dix étages s’élève, détruisant le paysage vert. Mais aussi, malgré les restrictions et les recommandations de l’Unesco, une mosquée et une école coranique ont été bâties à l’initiative d’une personnalité politique de la région. D’autre part, les propriétaires des habitations traditionnelles et ceux des anciennes demeures coloniales, souvent par nécessité, vendent leurs propriétés à l’acheteur le plus généreux. Ainsi, le patrimoine qui n’est pas été classé finit par disparaître pour céder la place à des immeubles modernes5 .
En ce qui concerne la détermination et la protection de sa richesse culturelle, le Liban est alors dans ses expériences primitives. En essayant de trouver les principales causes de ce retard regrettable, on doit citer la situation politique, structurelle et fonctionnelle, qui est remise en question depuis l’indépendance et jusqu’à nos jours. Au Liban, les acteurs sont multiples, allant du niveau local au niveau international et du domaine politique au social, économique, religieux, culturel… Les communautés sont à leur tour traversées par des tensions, à la fois internes et externes, des conflits d’intérêts et des positions idéologiques divergentes. Mais aussi, les troubles militaires, sociaux et économiques ont fait que le Liban en est toujours à ses premiers pas en ce qui concerne toutes les questions qui touchent au patrimoine culturel.
Cependant, quelques villes libanaises, densément peuplées et recélant des biens culturels mondialement reconnus, ont pu revitaliser leur patrimoine historique et profiter de leur richesse, sous différentes formes. La sous-directrice générale à la culture de l’Unesco, a mentionné les efforts de l’Unesco pour attirer l’attention des belligérants sur leur obligation d’épargner le patrimoine culturel, conformément à la Convention de La Haye, dont le Liban fait partie. Également, depuis plusieurs années, le Groupe de la Banque mondiale, l’Italie et la France, en partenariat avec le gouvernement libanais, soutiennent un programme de redynamisation de villes historiques. Grâce à ce projet, des quartiers entiers des villes de Baalbek, Byblos, Saida, Tripoli et Tyr ont été réhabilités avec succès.

Le temple de Jupiter à Baalbeck. © C. Abboud Abou Jaoude.

“Le Groupe de la Banque Mondiale a étroitement collaboré avec Unesco au Liban, pour aider les autorités locales à améliorer la conservation et la gestion des biens culturels et à exploiter le potentiel du patrimoine culturel comme force motrice pour l’inclusion sociale et le développement économique dans les communautés locales,” dit Ede Jorge Ijjasz-Vasquez, Directeur Senior, GSURR6 .
Dans les années 1990, les organisations non gouvernementales ont évolué, jouant un rôle primordial dans la diffusion du concept patrimonial, qui a fini dans la sphère des institutions publiques à la fin des années 90. De même, des fondations familiales finançant la restauration de biens et de tissus patrimoniaux ont été multipliées.
La Fondation Hariri, créée en 1979, restaure des bâtiments anciens à Saida, ville natale de la famille7 . Quelques années plus tard, d’autres fondations ayant pour but la préservation du patrimoine, sont nées8 . Ainsi et, grâce à ces efforts pour le maintien du passé, de nombreux sites restent préservés et respectés. L’ancien port de Tyr est utilisé par les pêcheurs locaux même s’il tombait en ruines après des années de conflit. L’ancien marché aux poissons a également été remplacé par une structure améliorée et a été modifié de sorte qu’il comporte de nouvelles fonctions : le bureau du syndicat des pêcheurs, un café et une nouvelle criée. Ces travaux de conservation ont procuré des emplois nécessaires aux habitants des quartiers voisins.
D’autres villes ont pu bénéficier, comme Tyr, des vastes retombées sociales de la revitalisation de leur patrimoine. À Byblos, la municipalité et la Byblos Bank ont créé un marché de Noël dans un site historique réhabilité. De même à Baalbek, site de l’ancienne cité romaine d’Héliopolis, le temple de Bacchus a été conservé. Il accueille chaque année le Festival international de Baalbek, qui attire de nombreux visiteurs venus de toute la région, voire de tout le Liban. Cela a pu créer des emplois et des débouchés économiques pour les populations locales.
D’autre part, sur le plan politique, différents acteurs ont activé, chacun selon son projet, le patrimoine. Celui-ci devient une caisse de valeurs et donc d’enjeux, il se modifie selon des conjonctures politiques, économiques et socioculturelles. Il est censé représenter un trait d’union entre le passé et le présent, mais ce lien est modulable et change selon les logiques des acteurs puissants.
“Au Liban tous les hommes politiques sont aussi promoteurs ou alliés à un promoteur : nous ne connaissons pas la notion de conflit d’intérêt”, a annoncé Antoine Atallah, vice-président de Save Beirut Heritage (Sauvons le patrimoine de Beyrouth), lors d’une présentation à l’université de la Sorbonne9 .
Souvent mal entretenus, soumis aux dangers de la mondialisation, de la spéculation immobilière ou des vols et saccages, mais aussi aux caprices de politiciens peu scrupuleux, les sites libanais sont aujourd’hui confrontés à un double défi : se protéger d’une urbanisation galopante, tout en préservant leur importance touristique. La mémoire s’efface, disparition autorisée par des règlements qui ne prennent pas en compte le besoin de racines, et le pays se trouve complètement dépassé par le nombre de bâtiments à préserver ; d’où l’urgence à se mobiliser et contribuer à la reconstruction dans les domaines de la culture. La sauvegarde et la transmission du patrimoine sont des droits de chaque citoyen et sa reconnaissance est une nécessité politique et citoyenne.
De là, il faut insister sur l’importance de la culture qui est indispensable pour assurer la cohésion sociale au Liban et sur le patrimoine culturel comme symboles de la diversité et de la tolérance de ce pays. Alors, il faut sauvegarder le patrimoine commun qui se trouve cruellement menacé par la désertification, la pollution, la pression urbaine, le manque de sensibilisation aux mémoires du passé et par l’absence totale d’entretien.
En fait, ce qui manque, c’est une vision stratégique et cohérente qui établirait une perspective globale et claire rassemblant tous les aspects de cette notion tant au niveau théorique qu’au niveau pratique, mais aussi aux niveaux juridique, social, culturel, économique et artistique. Pour cette raison, il faut évoquer des mesures à long terme : en mettant en place un équipement pour surveiller les fissures, en élaborant une carte des risques structurels et en mettant en place des mesures de consolidation.
Le patrimoine culturel des villes du Liban, pays riche de par sa culture et sa civilisation, garde en vie notre mémoire, une mémoire des peuples et des nations. En le soutenant, la croissance économique et la cohésion sociale du pays tout entier seront assurées. Il faut donc agir et faire face aux problèmes qui menacent notre richesse pour enfin sauver nos sites des guerres, du mauvais entretien, du manque d’intérêt des citoyens, de l’urbanisation rapide… un vrai danger pour notre mémoire !

Bibliographie

  • Caecilia Pieri. Reconstruction et/ou destruction. Le patrimoine menacé au Proche-Orient: aperçus sur Beyrouth et Bagdad. Patrimoines, revue de l’Institut national du patrimoine, 2014, pp.54-61.
  • Verdeil, Eric. Beyrouth et ses urbanistes. Beyrouth : Presses de l’Ifpo, 2010.
    Yacoub, Gebran. Architecture au Liban. Alphamedia, 2005.
  • Douayhi, Eric Huybrechts & Chawqi. Reconstruction et réconstruction au Liban. Beyrouth, 1999.
  • Ruppert, Helmut. Beyrouth, une ville d’Orient marquée par l’Occident. Beyrouth: Presses de l’Ifpo, 1999.
  1. Cette guerre a duré de 1975 à 1990.
  2. Une bande de pétrole souille la plage sur 30 m de large et pénètre jusqu’à 50 cm de profondeur.
  3. Rafic Hariri fut Premier ministre du gouvernement libanais de 1992 à 1998 puis de 2000 à 2004.
  4. La méthode de la tabula rasa.
  5. www.modernheritageobservatory.org
  6. Source : Labanquemodiale.org
  7. Khan el Franj, la mosquée Omari et le château de la mer.
  8. Comme exemple : la Fondation Farés à Tripoli et la Fondation Audi à Saida.
  9. Source : Culturebox
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