Édito

Agence RCR à Olot (Catalogne), construction d’un stade dans une forêt de chênes, un site magnifié (juin 2018). © Mireille Guignard
Agence RCR à Olot (Catalogne), construction d’un stade dans une forêt de chênes, un site magnifié (juin 2018). © Mireille Guignard

Construire dans l’existant peut prendre valeur de résistance dans un monde en accélération où beaucoup de nos certitudes s’effondrent à très court terme, où chacun peut découvrir à sa mesure que les principes de la modernité fondés sur la consommation à outrance et la dictature du jetable donnent l’illusion que seule la nouveauté est séduisante, que la tabula rasa est plus rentable, que l’idéologie de la vitesse ne peut s’encombrer de vieilleries anciennes altérées, et surtout, que la page blanche existe pour rassurer les aveugles…

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Difficultés d’adaptation au changement climatique, pénurie des ressources, coût et bilan carbone dramatique de la construction et de la mobilité, crise du logement, injonctions environnementales contradictoires, artificialisation des sols au risque de l’extinction des espèces et la dégradation de la Terre, aggravations des inégalités territoriales -sans savoir aujourd’hui quel est le territoire qui aurait l’exclusivité de faire modèle… Les alertes se multiplient devant les cadavres des sites et de bâtiments existants placés sous la menace d’arguments laissant parfois songeur : insalubrité, obsolescence fonctionnelle, non-accessibilité aux personnes handicapées ou vieillissantes, non-conformité aux normes contemporaines toujours plus nombreuses… Il s’avère que parfois l’alternative à la démolition de l’existant n’est pas non plus la panacée : capotages énergétiques systématiques du bâti, mystifications muséifiées du patrimoine monumental ou ordinaire, expansion des tissus urbanisés qui n’osent plus se nommer ville, encombrements multiples des espaces publics, et pastichages au risque de la confusion et de l’illusion, laissant de côté le confort et le bien-être dont avaient rêvé les architectes du mouvement moderne.

Il nous a semblé bon de réinterroger ce que portait l’acte de construire en milieu existant, voire en milieu vivant, considérant que toute parcelle du territoire est nécessairement investie par un déjà-là, qu’il soit bâti, végétal, géologique, paysager, etc.

La richesse évidente de l’existant

Si le sujet peut être clivant et toujours caricatural dans des sphères moins bienveillantes souhaitant opposer de façon stérile l’ancien et le moderne, le manque d’imaginaire de certains décisionnaires met à jour de façon vulgaire parfois leur méconnaissance de l’histoire : beaucoup de ruines antiques furent investies par les habitants qui tendaient des maçonneries entre deux colonnes, les maisons et appartements n’ont de cesse d’adapter leurs espaces à leurs occupants successifs, plusieurs quartiers prestigieux furent sauvés malgré l’insalubrité proclamée qui avait déjà fait tomber plusieurs îlots ouvriers dans Paris et autres grandes villes de France, les secteurs sauvegardés ont porté leurs fruits, les halles petites ou grandes ont renouvelé leur usage, la reconquête des sites industriels a trouvé ses heures de gloire, le patrimoine de toutes les régions a aujourd’hui la faveur de politiques qui mettent à l’honneur leur réhabilitation. « Parti de rien tu as toutes les chances d’arriver nulle part » chantait Jacques Higelin dans Banlieue Boogie Blues. Ce constat ne peut que guider nos attitudes en regard des bâtis et tissus urbains existants. «Infinis », les lieux bâtis sont sources d’une infinité de projets rêvés ou à venir. Les lieux accumulent les signes du temps, recèlent souvent de multiples qualités spatiales, matérielles et immatérielles souvent impossibles à reproduire aujourd’hui. Pour l’habitat par exemple, les édifices construits avant la standardisation des normes de construction offrent des hauteurs sous plafond souvent supérieures aux 2,50 m que nous ont imposés l’industrialisation « rationnalisée » des outillages et des produits de construction ; ils disposent de la lumière naturelle dans toutes les pièces, de matériaux agréables et pérennes, de spatialités généreuses et surprenantes, d’une diversité de détails constructifs et « d’accidents heureux » qui renforcent la poésie des lieux. L’existant est fondé de cultures. Il porte sens, et son investissement par les habitants lui donne une profondeur d’humanité incomparable.

Changer le paradigme de nos savoir-faire

Ce dossier n’est pas un plaidoyer pour la conservation aveugle, principe que l’on ne peut tenir dans les situations extrêmes, mais il porte notre souhait de réintroduire dans le débat public les questions à se poser pour valoriser la beauté de l’existant, en apprécier les qualités, en préserver les savoir-faire, qu’ils soient vernaculaires ou académiques, en mettant en exergue les réceptions sociales et anthropologiques qui l’ont façonné et l’ont fait perdurer.
Comment donner continuité au site ? Comment faire bénéficier des enseignements de nos pairs qui ont su avec merveille revisiter les traces des anciens ? La confrontation avec le déjà-là n’est ni l’apanage des Prix Pritzker dont l’œuvre inspirante fera toujours leçon, l’évidence d’Alvaro Siza à l’abbaye du Thoronet, la poétique abstraction de l’agence d’architecture catalane RCR à Olot, l’énigmatique Colomba muséum de Peter Zumthor… ni celle de ceux formés aux techniques traditionnelles, prédilection de l’ensemble des architectes se préoccupant du patrimoine : architectes des bâtiments de France, architectes en chef des Monuments historiques, architectes du patrimoine diplômés de l’école de Chaillot, anciens étudiants des chaires patrimoniales ou des cursus de réhabilitation des écoles d’architecture et de toutes les autres formations européennes et internationales encore trop méconnues aujourd’hui. Du Musée civique de Castelveccio à Vérone de Carlo Scarpa à la cité-satellite du Lignon par Franz Graf et Giulia Marino, les processus de création sont aussi riches et divers que l’est la combinaison des situations et de l’art des concepteurs. S’éloignant de l’aspect binaire de la boîte dans la boîte, les plus belles œuvres sont subtiles et complexes et, parfois -osons l’écrire–, elles sont invisibles et donc indicibles, comme les actes de maîtres d’œuvre plus humbles : architectes des copropriétés dont l’œil méticuleux fait de la gestion et de l’entretien un acte refondateur, concepteurs ordinaires, qu’ils soient professionnels ou se soient auto-formés à la fabrique du « chez soi » qui savent métamorphoser un simple pavillon en utilité du bonheur, collectifs alternatifs dont l’enthousiasme contagieux réanime les plus ingrates édifications en tiers lieux fertiles et, encore, maîtres d’œuvre urbains qui s’attachent à retraduire les paysages habitables… N’est-il pas urgent de sortir du spectaculaire et des modèles formels ?

Des pistes collégiales à explorer

Sur cet indispensable changement de paradigme, comment éveiller la sensibilité des étudiants et des nouvelles générations de concepteurs ? Leur engouement est pourtant là comme un immense signal à donner aux décideurs. Ils pressent d’instaurer plus de frugalités dans la conception, de mieux investir l’histoire, la connaissance des matériaux et des modes constructifs, d’aborder des méthodes plus en phase avec les attentes de tous ceux de nos contemporains pour lesquels l’habitat ne saurait se réduire à de simples objets de consommation à l’obsolescence programmée.

On peut s’interroger sur nos difficultés à la mise en œuvre de fonctionnement d’écosystèmes plus vertueux. Assurément, les normes, nos lois, nos structures de formation et nos institutions ne devraient-elles pas aider à accélérer cette transition et le renversement des préconçus ?

Ne s’agit-il pas d’interroger les systèmes en place ? De mieux démocratiser la transformation du patrimoine bâti et d’impliquer tous les acteurs de terrain en réinventant une intelligence collective ? Multiplier les idées collégiales, les centres d’interprétation, les conservatoires de savoir-faire, les attentions à l’authenticité, le réemploi et le recyclage, l’autoconstruction, les stratégies partagées sur les économies post carbone. Ces questionnements de bon sens aideraient sans aucun doute à cette évolution positive des dynamiques de projet, converties au « goût du patrimoine », « au passé recomposé », comme une ode à la recherche et à une exigence libre, que nous proposent tous les auteurs de ce dossier thématique.

Construire dans, avec, et pour, l’existant est plus qu’un « pas de côté », mais bien un élan vers l’avenir.

« Il nous apparaissait évident, en conduisant ces études, qu’il n’y avait pas de vérité historique originelle. Chacun de ces bâtiments nous renvoyait à une période différente. Poursuivant notre analyse, nous avons considéré que la manufacture était un patrimoine suspendu entre le passé et le futur. (…) Transformation, nous qui devions l’adapter à de nouveaux usages, nous savions qu’il était vain de tenter de revenir à un état originel et qu’il fallait prendre en compte les états successifs de ces lieux pour les inscrire dans une dynamique de changement.» Conversation entre Jean-Christophe Bailly et Alexandre Chemetoff, dans « Changement à vue - Voyage à Saint-Etienne », Arléa, octobre 2015

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